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Monthly Archives: October 2010

La mort tragique d’Antinoüs est précédée de signes avant-coureurs qu’Hadrien ne sait déchiffrer sur le moment. Ce n’est malheureusement que trop tard qu’il comprend la souffrance du jeune homme et ses futurs projets de suicide.

• Attitude insolite d’Antinoüs :
Antinoüs connaît des moments de solitude ou bien d’exaltation suivis de pleurs inexpliqués « Il allait et venait silencieusement dans la pièce » puis « Sa gaieté presque stridente ne se démentit pas un instant, à peine soutenue d’une coupe de vin grec (…) la sauvage gaîté persista. Mais, au matin, il m’arriva de toucher par hasard à un visage glacé de larmes. Je lui demandai avec impatience la raison de ces pleurs ; il répondit humblement en s’excusant sur la fatigue ».
Un autre jour, il fait à Hadrien l’étrange promesse de revenir lui faire signe et de le renseigner sur la mort s’il venait à disparaître le premier.

• Foudre qui tue l’homme et le faon sur le mont Cassius:
La révélation d’Antinoüs se fait sur le mont Cassius, lors d’une cérémonie de sacrifice et lorsque la foudre tue d’un seul coup l’homme et le faon que celui-ci s’apprêtait à sacrifier. Il réalise alors que la mort peut « devenir une dernière forme de service, un dernier don, et le seul qui restât». Sa terrible décision semble, comme nous l’avons vu auparavant, motivée par sa crainte de la vieillesse et sa peur devant la fin ou la décroissance du sentiment amoureux.

• Sacrifice du faucon d’Antinoüs selon les rites de la magicienne de Canope:
En hommage à Hadrien Antinoüs offre de sacrifier sa bête préférée, le faucon qu’il a élevé de sa propre main et auquel il est très attaché. L’oiseau est endormi puis noyé dans l’eau du Nil. Les années de la victime sont sensées s’ajouter à celle de la personne pour laquelle il est sacrifié et lui porter bonheur. Hadrien ne croit pas à ces sorcelleries, il accepte cependant la proposition du jeune homme par tendresse et respect pour celui-ci comprenant l’importance que ce geste revêt à ses yeux.
Le sacrifice de l’oiseau annonce directement celui d’Antinoüs.

Enfin, le jour de l’anniversaire de la mort d’Osiris « dieu des agonies », le vieux Chabrias, soudain alarmé par le comportement étrange du jeune homme et sa disparition soudaine, alerte Hadrien. Ils se mettent à sa recherche et découvrent vite les vestiges de rites annonciateurs du sacrifice humain. Descendus sur la berge du fleuve, ils l’aperçoivent alors « couché au fond, déjà enlisé par la boue du fleuve ».

La douleur d’Hadrien est immédiate et foudroyante.
Pouvoir, ambition, statut social, tout s’écroule soudain devant l’ampleur de la catastrophe et de la perte ne laissant plus qu’un homme vulnérable et profondément blessé « Tout croulait ; tout parut s’éteindre. Le Zeus Olympien, le Maître de Tout, le Sauveur du Monde s’effondrèrent, et il n’y eut plus qu’un homme à cheveux gris sanglotant sur le pont d’une barque ».

Antinoüs n’est qu’un enfant de seize ans lorsque l’empereur Hadrien le remarque. Il deviendra la grande passion de sa vie.

Le chapitre intitulé « Saeculum Aureum » ou « L’Age d’Or » relate leur histoire, ses prémices, sa gloire puis sa fin tragique. Il se trouve en position centrale dans le roman et se situe à l’apogée de la vie Hadrien alors que celui-ci s’affirme en qualité de souverain et d’homme d’état. Le titre insiste sur l’idée de zénith et le vocabulaire du passage poursuit la métaphore de la lumière alliée au sentiment de bonheur. Tout n’est qu’ « ensoleillement », « délices », « volupté », « atmosphère d’or » et de « plaisir ».
Hadrien, à quarante quatre ans, ne connaît de l’amour que le désir et son assouvissement. Ses liaisons sont passagères, ses attirances impérieuses et éphémères. Saisi par la grâce apollinienne d’Antinoüs, il en fait son amant ; et s’il semble vite se lasser du dévouement absolu que lui voue bientôt ce dernier, il ne s’éprend pas moins violemment du jeune homme.

Né en Bithynie (actuelle Turquie), Antinoüs est grec et beau « Je retrouve une tête inclinée sous une chevelure nocturne, des yeux que l’allongement des paupières faisait paraître obliques, un jeune visage large et comme couché ». Il se caractérise par son manque d’expérience, sa crédulité et son ignorance « Il était peu lettré, ignorant de presque tout, réfléchi, crédule ». Son attribut premier semble être le silence. A cela deux raisons possibles, son manque de connaissances certes mais aussi sans doute sa profondeur d’esprit.

Hadrien, attiré par sa beauté et son innocence, ne voit tout d’abord en lui qu’un jeune être, malléable et obéissant. Ses associations peuvent d’ailleurs paraître quelque peu choquantes, surtout au regard de la passion qui les unira ensuite. Il le compare à un animal « Ce beau lévrier avide de caresses et d’ordres se coucha sur ma vie » ou bien « Les jambes un peu lourdes du poulain se sont allongées », à un végétal « ce tendre corps s’est modifié sans cesse, à la façon d’une plante » ou encore à une statue « Je réduis cette jeune figure aux proportions d’une statuette de cire que j’aurais pétrie, puis écrasée entre mes mains ».

Jeunesse et idéalisme vont de pair chez Antinoüs qui voue à Hadrien pendant les quatre années qu’ils partagent ensemble un amour sincère et exclusif et ce malgré la cruauté répétée dont l’empereur fait preuve à son encontre. En effet Hadrien, mis mal à l’aise par la force du sentiment d’Antinoüs et peu habitué à l’authenticité dans ce domaine, affirme son pouvoir et sa liberté de cœur en forçant le jeune homme à supporter ses caprices et d’autres amours de passage. « J’obligeai l’objet aimé à subir la présence d’une courtisane (…) son dégoût alla jusqu’aux nausées puis il s’habitua. ». On note ici l’emploi du mot « objet » et non « personne » qui renvoie au commentaire fait plus haut sur la dévalorisation ou la déshumanisation permanente d’Antinoüs. Il lui impose aussi la présence d’un autre amant, Lucius « l’intimité auquel je les forçais augmentait leur aversion l’un pour l’autre ».
Enfin Il n’hésite pas à porter la main sur le jeune homme ou encore à le rabaisser en le blessant moralement « Je tournai en dérision ses fidélités passionnées qui fleurissent surtout dans les livres ; le bel être insulté rougit jusqu’au sang ».
Plus tard et paradoxalement Hadrien affirme en repensant à son comportement et à ses nombreuses infidélités « Je n’aimais pas moins, j’aimais plus ».

Ces années, bien que tourmentées par la passion, sont pour Hadrien à maints égards sous le signe de la réussite.

Notons que c’est pendant cette période faste qu’il mène à bien les grandes constructions qui marqueront son règne. On distingue entre autres la reconstruction du Panthéon, construit à l’origine sous Auguste par Agrippa puis après plusieurs incendies complètement refait par Hadrien.

« La coupole, construite d’une lave dure et légère semblait participer encore au mouvement ascendant des flammes, communiquait avec le ciel par un grand trou alternativement noir et bleu. Ce temple ouvert et secret était conçu comme un cadran solaire. Les heures tourneraient en rond sur ces caissons soigneusement polis par des artisans grecs ; le disque du jour y resterait suspendu comme un bouclier d’or ; la pluie formerait sur le pavement une flaque pure ; la prière s’échapperait comme une fumée vers ce vide ou nous mettons les dieux ».
Hadrien laisse cependant l’inscription d’origine sur le fronton M.AGRIPPA.L.F.COS.TERTIVM.FECIT ce qui signifie « Marcus Agrippa, fils de Lucius, consul pour la troisième fois, le fit construire ».
A cet achèvement se succèdent le Colisée « Le Colisée réparé, lavé des souvenirs de Néron qui hantaient encore ce site, était orné, à la place de l’image de cet empereur, d’une effigie colossale du Soleil» puis l’érection du temple de Venus et de Rome « On mettait la dernière main au temple de Venus et de Rome ».

Période faste assurément dont Hadrien goûte à tous moments les délices. Alors qu’il se trouve au sommet de l’Etna, il décrit en quelques mots l’arrivée de l’aube, symbole de son apogée, de cet âge sacré où alors tout lui sourit. « Elle vint ; une immense écharpe d’Iris se déploya d’un horizon à l’autre ; d’étranges feux brillèrent sur les glaces du sommet ; l’espace terrestre et marin s’ouvrit au regard jusqu’à l’Afrique visible et la Grèce devinée. Ce fut l’une des cimes de ma vie. Rien n’y manqua, ni la grange dorée d’un nuage, ni les aigles, ni l’échanson d’immortalité ».

Aparté sur le mot échanson et la figure de Ganymède qui évoque celle d’Antinoüs

L’échanson est une personne qui sert à boire et fait référence à la figure mythologique de Ganymède.

Ganymède, prince de la famille royale de Troie est un jeune homme, réputé pour son extraordinaire beauté. Zeus en tombe amoureux. Il se transforme en aigle et l’enlève dans ses serres alors que le jeune homme gardait son troupeau. Il en fait alors l’échanson des dieux dans l’Olympe, soit celui qui verse le nectar dans la coupe de Zeus.
Ganymède a été une riche source d’inspiration pour les arts. On le retrouve sous toutes ses formes dans les tableaux, les fresques, les sculptures (ex. Rubens, Botticelli, Michel-ange, Le Corrège, etc.), mais aussi dans la littérature (Dante, Shakespeare, Du Bellay, Goethe, Hölderlin, Thomas Mann, Musset etc.).
Symbole de la beauté du corps masculin, de érotisme et de la jeunesse éternelle il devient l’emblème de l’homosexualité. Il incarne enfin au sens plus large l’inspiration créatrice et l’enthousiasme poétique.

Cependant, aux succès et à l’amour viennent plus tard se greffer la perte et la douleur. Antinoüs, Idéaliste et exalté, décide de sacrifier sa vie à sa passion et se suicide.
Car mourir pour l’être aimé, au sommet de sa gloire, c’est ainsi pour lui s’assurer l’éternité d’un sentiment trop souvent fugace et qui aurait pu se muer avec le temps en amitié ou pire se rapprocher de l’indifférence. Mourir pour l’être aimé, c’est enfin transformer son amour en œuvre d’art « Je n’ai pas droit de déprécier le singulier chef-d’œuvre que fut son départ » dira Hadrien.

Extraordinaire, dans la peau de Sonia Bergerac, personnage central du dernier film de Jean-Paul Lilienfeld, Isabelle Adjani incarne dans La journée de la jupe (2009) le rôle d’une femme passionnée et fragilisée, pour qui soudain tout bascule. Sur fond de tensions sociales et de clivages culturels, le film nous montre la descente aux enfers d’un professeur de français pour qui l’enseignement dans ce collège de banlieue « défavorisé » se résume à une confrontation permanente avec des jeunes désabusés, sans repaires, vulgaires et agressifs.
Un jour, alors qu’elle cherche désespérément à faire répéter une pièce de Molière à ses étudiants dans le théâtre de l’école, elle découvre une arme à feu dans un sac, cherche à s’en emparer et blesse dans la confusion le caïd de la classe, détenteur de l’arme.

L’incident pourrait s’arrêter là. Il n’en est rien. Goutte d’eau dans un vase trop plein, tout déborde et prend une tournure imprévue. De victime, Sonia passe en quelques minutes au rôle de bourreau et prend en otage le groupe d’élèves. Elle continue alors son cours de littérature mais les méthodes pédagogiques ont changé, elles sont maintenant appliquées à coup de menaces et de tortures psychologiques. Le huit clos fait remonter à la surface les haines raciales, les violences sexuelles faites aux filles/femmes et nous laisse les témoins pantois de la brutalité qui se joue au quotidien entre les élèves.

Dehors la police encercle l’école, les familles apeurées accourent aux portes du collège et la presse, avide de sensation, se saisit de l’événement. La tension monte. Tout est flou, à l’intérieur de la classe où les rôles entre victimes et tortionnaires semblent de plus en plus perméables, à l’extérieur aussi où personne ne comprend la situation. La police ne réalisera que très tard qui en vérité est le preneur d’otages. Elle sommera alors Sonia de soumettre ses revendications. L’une d’entre elles sera de réclamer au Ministre de l’Education une journée de la jupe – jupe, nouveau tabou ou simple symbole de l’affirmation féminine face aux terreurs sexuelles et aux répressions de la société.

La fin est tragique, bien sûr. Quant à Adjani, dans le rôle de cette prof déjantée, elle est sublime. Rien d’étonnant donc à ce que ce rôle lui ait valu en février 2010 le césar de la meilleure actrice.
On ne peut s’empêcher de rapprocher le film de Lilienfeld à deux autres dans le genre : Entre les murs de François Bégaudeau et La haine de Mathieu Kassovitz (tous deux remarquables).

J’engage par ailleurs à revoir Isabelle Adjani dans d’autres réalisations où elle incarne avec brio des personnages féminins qui sombrent dans la folie. Je pense particulièrement à :

  •  Adèle H. de François Truffaut (1975)
  • L’été meurtrier de Jean Becker (1983)
  • Camille Claudel de Bruno Nuytten (1989)

En attendant et pour ceux qui habitent Chicago, La journée de la jupe passe de nouveau ce soir à Facets (deux séances: 7 et 9 heures). Personnellement et si je pouvais, j’y retournerais.

Catherine Cusset, auteur d’Un brillant avenir, prix Goncourt des Lycéens 2008, sera à Boston au Centre culturel français, mercredi 20 octobre 2010 (12 :00pm-02 :00pm) pour une discussion en français autour de son roman.
Née en 1963 à Paris, spécialiste en littérature du 18e siècle, Catherine Cusset a enseigné plusieurs années à Yale aux Etats-Unis et publié à ce jour une dizaine de romans (parmi les plus connus : Confessions d’un radine, Le problème avec Jane, Jouir). Elle vit à New York.
Une entrée très prochainement sur mon blog au sujet d’Un brillant avenir dont j’aurai le plaisir de discuter lundi 18 octobre à l’Alliance Française de Chicago.

« Chacun de nous a plus de vertus qu’on ne le croit, mais le succès seul les met en lumière ». Ces mots d’Hadrien illustrent bien les années glorieuses qui suivent son avènement – années d’apprentissage et de maturité jalonnées par de profondes réformes, sociales, politiques et économiques.
Elles touchent tous les niveaux de société :

• les esclaves
exemple de l’esclave gracié après sa tentative de meurtre sur l’empereur.
Magnanime Hadrien transforme le loup en agneau en le rendant « inoffensif à force de bonté»
« Ce coupable que la loi sauvagement appliquée eût fait exécuter sur-le-champ devint pour moi un serviteur utile »

• les femmes
« J’ai accordé à la femme une liberté accrue d’administrer sa fortune, de tester ou d’hériter. J’ai insisté pour qu’aucune fille ne fût mariée sans son consentement : Ce viol légal est aussi répugnant qu’un autre »

• les pauvres ou démunis
Il rééquilibre les fortunes, et amenuise les disparités entre riches et pauvres.

• les paysans/laboureurs
« J’ai mis fin au scandale des terres laissées en jachère par de grands propriétaires peu soucieux du bien public : tout champ non cultivé depuis cinq an appartient désormais au laboureur qui se charge d’en tirer parti »

• les soldats
« Je m’efforçais ainsi d’adoucir la sauvagerie de la vie des camps, de traiter ces hommes simples en hommes».

A la tête d’un empire immense, Hadrien se forge une personnalité en tant qu’homme et empereur « J’avais pour le moment assez à faire de devenir, ou d’être, le plus possible Hadrien ». Respectueux de son entourage, même s’il ne partage pas les mêmes goûts il s’impose des règles de conduite strictes, se tenant par exemple debout lors des audiences et non vautré sur des canapés « par réaction contre le sans-gêne de l’attitude assise ou couchée ».

Hadrien se perçoit avant tout comme un fonctionnaire de l’état et non comme un césar. Il veut s’entourer d’un personnel qui le seconde.
Ce point devient particulièrement important quand on pense à la grandeur de l’empire romain au temps d’Hadrien, couvrant les contrées du nord, du centre, mais aussi la côte d’Afrique ainsi qu’une partie de l’Asie.
On comprend aussi pourquoi la plus grande partie de son règne se trouve employée à parcourir l’empire « Sur vingt ans de pouvoir, j’en ai passé douze sans domicile fixe ».

Lors de ses voyages, il fait preuve de force physique et de curiosité (toujours prêt à tout essayer même les choses ou mets a priori les plus repoussants). En cela Hadrien épouse les traits fondamentaux du Voyageur alliant curiosité, aptitude à se mettre au second plan et ouverture d’esprit devant la nouveauté et la différence «Étranger partout, je ne me sentais particulièrement isolé nulle part ».
Hadrien est un homme d’action ce que souligne le style de l’auteur et l’emploi de verbes forts tels que « changer », « annuler », « interdire » « débarrasser » ou « développer ».

Hadrien utilise la devise de « Tellus Stabilita » qu’il qualifie de « propagande impériale » pour répandre l’idée de stabilité de son règne. C’est aussi le titre que choisit Yourcenar pour cette partie du roman. Expression dont la traduction la plus proche serait : La terre retrouve son équilibre. Elle fait bien sur référence à toutes les réformes entreprises par l’empereur pour pacifier son empire, lui redonner force et vigueur.

Fidèle au proverbe latin « si vis pacem, para bellum » (Si tu veux la paix, prépare la guerre), Hadrien n’est prêt à la guerre que pour mieux assurer la paix « J’acceptais la guerre comme un moyen vers la paix ». A la différence des empereurs qui l’ont précédé, il ne prône pas une politique d’extension mais tient plutôt à affermir l’empire dont il hérite.
Au moyen d’habiles négociations et d’une patiente diplomatie, il s’emploie à rapprocher les peuples ou races « qui vivaient porte à porte depuis des siècles (mais) n’avaient jamais eu la curiosité de se connaître, ni la décence de s’accepter ». Ainsi en va-t-il des Grecs et des Juifs « incompatibles éternels ».

Par ses tentatives de réformes et sa volonté de changement Hadrien se crée des ennemis, et seule parfois la chance lui permet de sortir indemne des pièges qui lui sont tendus « Il (Quietus) m’invita à une chasse en Mysie, en pleine forêt, et machina savamment un accident dans lequel, avec un peu moins de chance ou d’agilité physique, j’eusse à coup sûr laissé ma vie. Mieux valait paraître ne rien soupçonner, patienter, attendre ». Conscient du danger et soucieux de faire disparaître cet ennemi il confie la tâche à son tuteur Attianus. Celui-ci, montrant à la fois zèle et stratégie, se débarrasse d’un coup de quatre ennemis déclarés de l’empire et plonge momentanément Rome dans un climat de terreur qui n’est alors pas sans rappeler le règne des anciens empereurs et non celui « modéré, exemplaire » que recherche Hadrien.
Néanmoins, l’expérience et la sagacité du vieillard dont «« depuis trente ans, (le) premier souci avait été de protéger, puis de servir (Hadrien) ne l’avait pas trompé» et Rome s’incline bientôt devant ce mélange de fermeté et de bonté « Attianus avait vu juste : l’or vierge du respect : serait trop mou sans un certain alliage de crainte ».

BDS pour les amateurs d’acronyme ou Belle du Seigneur pour les puristes, le livre majeur d’Albert Cohen sera très prochainement adapté en film. Le tournage devrait commencer fin octobre. Plusieurs projets avaient été esquissés depuis la parution du roman en 1968, un notamment avec Bernard Henry Lévy dans le rôle de Solal, et Catherine Deneuve dans celui d’Ariane ; mais aucun finalement ne verra le jour.

Cette fois Ce sont l’acteur américain Jonathan Rhys-Meyers et le mannequin russe Natalia Vodianova qui se glisseront dans la peau des amants mythiques.

Roman d’amour sublime qui promet cependant d’être difficile à tourner.
Comment ne pas tomber dans le cliché, dans une vue simplifiée, érotique et réductrice de la passion amoureuse, alors qu’on ne dispose que d’un temps limité et que l’image réclame l’action et le mouvement? Comment rendre le narcissisme de tous ces bains sans franchement endormir/noyer son audience? L’absurdité de ces corps en attente? La platitude des échanges et cependant la grandeur du drame humain qui se joue?
Plus facile devrait être la part faite à la bourgeoisie genevoise, à ses aspirations et ses bassesses ainsi qu’au petit monde de la Société Des Nations, où les ambitions vont rampantes et remplissent le vide des existences.

Un film dont j’attends beaucoup ou rien, selon.

L’intrigue se déroule essentiellement autour de trois personnages centraux, aussi disparates les uns des autres que possible, de par leur âge, leur milieu social, et même leur nationalité. Une concierge tout d’abord, Renée Michel, dont la description physique fait frémir, c’est une sorte de sorcière de contes de fée que le lecteur s’attend à tout moment à voir se transformer en princesse, puis ensuite une petite fille prénommée Paloma, décalée du monde qui l’entoure par un génie précoce et quelque peu malsain, et enfin un Japonais, Kakuro Ozu, cultivé, exotique et étrangement sympathique.
Le mélange est détonant, complexe à souhait, comme la structure du livre d’ailleurs –parfois chaotique et difficile à suivre. Le narrateur change en permanence et n’est pas toujours facile à identifier. L’exercice sent parfois la contrainte.

Un immeuble est le trait d’union de ces trois personnages que rien au préalable ne rapproche. Il est situé 7 rue de Grenelle à Paris. L’immeuble est cossu et c’est là que vivent plusieurs familles, bourgeoises, désabusées, pseudo intellectuelles, riches aux cœurs pauvres. L’univers du roman comme chez Perec se déroule presque exclusivement dans cet espace clos, les personnages évoluant d’un appartement à l’autre.

Au centre de l’immeuble, une concierge devant laquelle tout le monde passe sans l’apercevoir jamais ; un être d’exception cependant, perle rare cachée au fond de son huître, qui apeurée cache sa véritable beauté sous un aspect repoussant de « rombière » au « dos voûté », à « la taille épaisse », aux « jambes courtes », aux « pieds écartées » et à la «pilosité abondante ». Veuve, elle vit seule avec ses livres et en compagnie de son chat, Léon (« parce que Tolstoï »). Pétrie de littérature et de philosophie elle observe le monde ou plutôt cherche à le fuir en trouvant refuge et raison d’être dans sa différence et sa supériorité insoupçonnée.

Deux personnes néanmoins sauront grâce à leur générosité et leur authenticité percer le secret si bien gardé.

Paloma tout d’abord, la plus jeune des Josse, douze ans, fille d’un député et d’un docteur es lettres, elle est une pre-adolescente surdouée, mal dans sa peau, fascinée par la culture japonaise et en rébellion contre sa famille bourgeoise. A la stupéfaction du lecteur au début du roman elle avoue planifier avec minutie son suicide ainsi que l’incendie de l’appartement familial et s’est donnée pour date le jour de son prochain anniversaire, soit le 16 juin (hasard ou non, le jour n’est pas sans rappeler celui même choisi par Joyce dans Ulysses, connu maintenant comme bloomsday). Paloma suspecte en Mme Michel noblesse de coeur et profondeur, attributs qu’elle recherche vainement dans le reste de son entourage. C’est Paloma qui, pleine de soupçons quant à la présumée médiocrité et ignorance de Renée, fournit au lecteur une explication au titre du roman qui -avouons-le- semble quelque peu opaque au premier abord. Renée y est comparée au hérisson, présentant sous une cuirasse revêche une élégance en dehors du commun « Mme Michel, elle a l’élégance du hérisson : à l’extérieur, elle est bardée de piquants, une vraie forteresse, mais j’ai l’intuition qu’à l’intérieur, elle est aussi simplement raffinée que les hérissons, qui sont des petites bêtes faussement indolentes, farouchement solitaires et terriblement élégantes ».
Elle devient donc, malgré la différence d’âge et de milieu, l’amie de Renée. Grâce à cette amitié et celle de Kakuro Paloma finit par trouver un sens à la vie et renonce à la fin du roman à se donner la mort.

Kakuro Ozu, enfin, est l’autre habitant de l’immeuble qui dès son aménagement rue de Grenelle remarque d’emblée la grandeur d’âme de cette étrange concierge. Il cherche alors à l’apprivoiser, lui offre un livre Anna Karénine de Tolstoï « en hommage » à son chat, et l’invite chez lui à dîner, puis à voir un film avant de passer familièrement chez elle pour un thé. Renée, découverte mais séduite, se laisse aller à la gentillesse de Kakuro et elle accepte son amitié, avant de disparaître tragiquement dans un accident, fauchée en sortant de chez elle par « une camionnette de pressing » (difficile de peindre la mort sous un aspect plus grotesque).

Autour de ces trois personnages gravitent plusieurs types. Le plus fascinant est celui du critique gastronomique Pierre Arthens « un vrai méchant », selon Paloma. Homme aigri, malade, il finit par mourir, laissant le pas à Kakuro, prochain occupant de son appartement. Le personnage d’Arthens est doublement intéressant puisqu’il est aussi le caractère central d’Une gourmandise, autre roman de Muriel Barbery. Dans Une gourmandise Barbery raconte en détails la vie et la mort du critique gastronomique qui à l’agonie désespère de retrouver une saveur perdue dans les méandres de sa mémoire. La recherche proustienne aboutira à une surprenante révélation et permettra à l’auteur de très belles réflexions sur les mets, l’art culinaire et la culture (je renvoie notamment à l’épisode des sardines grillées et celle du poisson cru). Dans L’élégance du hérisson Barbery prend en quelque sorte de l’altitude et ce n’est plus au niveau de l’appartement qu’elle se situe mais au niveau de l’immeuble entier. Renée, entre aperçue dans Une gourmandise, devient alors le personnage central autour duquel le monde tourne.

Dans L’élégance du hérisson Barbery propose des réflexions sur les valeurs humaines, sur la beauté, apparente et cachée des êtres et des choses, sur l’amitié enfin. Elle aime nous fournir des définitions et ne manque pas d’humour en brossant des situations aussi comiques que farfelues. On pense ici à plusieurs passages hilarants, celui sur l’accouplement des deux chiens, assouvissant leurs pulsions sexuelles sous les yeux horrifiés de leurs deux bourgeoises de maîtresses, devenues otages des deux bêtes en chaleur, un autre relatant l’expérience traumatisante de la chasse d’eau chez Kakuro pour toujours associée au Requiem de Mozart ou encore celui montrant la lutte frénétique de deux bourgeoises faisant les soldes et soudainement prêtes à « tuer pour un tanga rose fuchsia ».

Le style de Barbery est fluide et s’adapte aux différentes voix du texte. Il couvre ainsi plusieurs registres de langage, allant du plus châtié, voire ampoulé «il entreprit avec une vindicte faconde de me narrer la disparition de sa trottinette » au plus familier et caustique «la fille d’une garce en manteau de fourrure », « elles ne peuvent pas beugler à leurs chiens d’arrêter de se renifler le cul ou de se lécher les coucougnettes ». Pour mieux cerner l’idée ou pour augmenter l’aspect comique elle crée volontiers des mots valises qui prennent valeur de substantif « Monsieur-j’ai-mis-au-monde-une-pustule » ou « Monsieur-je-suis-le-père-d’un-crétin » (alias le père de Tibère, ami de Colombe et sœur de Paloma) ou encore « la-grenouille-intellectuelle-de-gauche » (alias la mère de Paloma).

Au final, une lecture agréable, intelligente et quelques personnages attachants.

Mes citations préférées :

« Il faut se donner du mal pour se faire plus bête qu’on est »

«Je crois que la grammaire, c’est une voie d’accès à la beauté »

« C’est une femme que la vulgarité n’atteint pas, bien qu’elle en soit cernée »
(dit Renée de Manuela, la femme de ménage portugaise)

« Peut-être les Japonais savent-il qu’on ne goûte un plaisir que parce qu’on le sait éphémère et unique »

Et enfin décrivant une peinture et donc au sens plus large avançant une tentative de définition de l’Art, c’est… «.. la plénitude d’un moment suspendu arraché au temps de la convoitise humaine ».

« Pour soulever un poids si lourd
Sisyphe, il faudrait ton courage,
Je ne manque pas de cœur à l’ouvrage

Mais le but est long et le temps est court »
Le Vin de solitude – Irène Némirovsky
C’est sur ces quelques vers qu’Irène Némirovsky entame la rédaction de ses notes prises en 1942 alors qu’elle rédige Suite française. Les quatre vers sont tirées du roman Le Vin de solitude et font figure de prémonition au regard de l’œuvre et du destin de l’auteur. Ils renvoient au poème de Baudelaire intitulé Le Guignon (voir plus bas).
Le passage rappelle encore la préface du livre où l’éditeur en quelques lignes relate les derniers jours d’Irène, son arrestation, sa déportation et sa mort le 17 août 1942.

Ces deux hors-texte (préface et notes) éclairent le roman dans la mesure où ils permettent à la fois d’illustrer les pensées de l’auteur et de replacer dans la réalité les événements vécus. Nous avons donc trois dimensions parallèles :
• La partie fictionnelle (le roman)
• La réflexion de l’auteur (les notes et lettres en annexe)
• Les faits réels (la préface)

Notes sur le Mythe antique de Sisyphe et le poème de Baudelaire

Mythe de Sisyphe

Aux enfers, Sisyphe est condamné à rouler éternellement un rocher sur une pente; parvenu au sommet, le rocher retombe et il doit recommencer sans fin. Il y a plusieurs raisons mentionnées pour ce châtiment. Sisyphe avait enchaîné Thanatos (la mort) venu pour l’accompagner aux Enfers, où il avait trompé Hadès et était revenu à la vie, ou encore il avait dénoncé Zeus dans une de ses aventures amoureuses.
Son châtiment peut enfin apparaître comme le symbole de l’esprit humain incapable de s’élever au-dessus de la terre.

Ce mythe a été souvent repris dans les arts (et pour ne citer que les plus célèbres) :

  • en peinture dans le tableau de Titien (XVIe s.)
  • en littérature dans l’Odyssée d’Homère (chant XI) et dans Le mythe de Sisyphe (1942) d’Albert Camus, où il fait du châtiment légendaire de Sisyphe un symbole de la condition humaine, caractérisée par l’absurdité. Mais loin de se révolter, l’homme doit accepter ce sort et Sisyphe devient alors la figure de cet homme réconcilié avec sa condition absurde, ce qui explique la formule célèbre : « Il faut imaginer Sisyphe heureux ».
    Enfin dans Les fleurs du Mal de Charles Baudelaire, et plus précisément dans le poème intitulé « Le guignon » dont s’inspire plus haut Irène Némirovsky.

Le Guignon

Pour soulever un poids si lourd,
Sisyphe, il faudrait ton courage !
Bien qu’on ait du cœur à l’ouvrage,
L’Art est long et le Temps est court.

Loin des sépultures célèbres,
Vers un cimetière isolé,
Mon cœur, comme un tambour voilé,
Va battant des marches funèbres.

-Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l’oubli,
Bien loin des pioches et des sondes ;

Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.

Charles Baudelaire – Les fleurs du Mal

Expl.: Guignon (vieilli) : signifie mauvaise chance persistante (contraire : bonheur, chance)

Un parallélisme s’instaure entre le personnage de Sisyphe et celui de l’artiste. Tous deux sont prisonniers de leur solitude et de leur impuissance. L’artiste, pressé par le temps craint de ne pouvoir aller au bout de son art ou bien de ne trouver de réelle consolation dans l’idée même que l’Art lui survive.
Sisyphe fait preuve dans son épreuve de « courage », d’héroïsme. Il ne se contente pas de subir passivement le châtiment qui lui est imposé ; mais élève bien plutôt l’acte d’expiation à la hauteur d’un acte héroïque.
La pensée de la mort, aussi lourde qu’une pierre, est omniprésente « sépulture », « cimetière », « marches funèbres », « enseveli », « oubli » , « pioches » etc.

Deux sources sont elles-mêmes à la base du poème de Baudelaire, le poème de Henry Longfellow (1807-1882) A Palm of life (Voices of the night, 1839) :
«Art is long Time is fleeting,
And our hearts, though stout and brave,
Still, like muffled drums, are beating
Funeral marches to the grave».

et celui de Thomas Gray (1716-1771) intitulé Elegy written in a country churchyard (1751)
« Full many a gem of purest ray serene,
The dark unfathom’s caves of ocean bear:
Full many a flower is born to blush unseen
And waste its sweetness on the desert air».

L’originalité littéraire crée néanmoins un sens propre à chaque texte et le point de vue de Baudelaire se distingue de ces deux poèmes d’origine. Comme dans les vers écrits par Némirovsky, la réécriture devient nouveauté et créativité.
Chaque écrivain, artiste, se fait donc le reflet de plusieurs œuvres, de sa culture et de sa propre expérience pour créer son unicité.

Dans ses notes enfin Irène Némirovsky montre la « lâcheté » la « peur », « trouille » et la politique de collaboration d’une « certaine classe sociale », la classe dirigeante de l’époque. Elle donne l’exemple « des hommes les plus haïs en France en 1942 : Philippe Henriot et Pierre Laval ». Les Français dirent de Laval que son nom décrivait à lui seul le personnage puisque « Laval » se lit dans les deux sens (Palindrome).
La divergence sociale n’est plus établie qu’entre les riches et les pauvres « Le monde est divisé en possédants et non-possédants » (exemples dans le roman, Les Péricand/Corte et les pauvres rencontrés durant l’exode, comme les voleurs du panier de victuaille).
On relève des différences importantes de niveau de langue dans ses notes. Le style est parfois soutenu, parfois familier et donne ainsi libre cours au naturel de l’auteur qui rédige des notes personnelles non pas dans une optique de publication mais plutôt de références à développer.

La famille Péricand est la première famille dont Irène Némirovsky fait le portrait et également la principale dans le roman.

Les Péricand représentent les valeurs conservatrices, catholiques et anti-républicaines «bien-pensants », « traditions », « hérédité bourgeoise et catholique », « attaches à l’Eglise », « tout leur faisait considérer avec méfiance le gouvernement de la République », « Charlotte Péricand estimait que seul l’esprit masculin pouvait juger sereinement des événements aussi étranges et graves ».
Le métier d’Adrien Péricand épouse parfaitement ses convictions, il est « conservateur d’un des musées nationaux » et son fils aîné, Philippe Péricand, suit la tradition familiale, il est « prêtre ». A l’instar des bonnes familles aristocratiques ou bourgeoises des siècles passés les fils étaient destinés soit à rejoindre l’Eglise soit à rejoindre l’armée. On pense ici au roman de Stendhal Le Rouge et le Noir (le rouge étant le symbole de l’armée et le noir celui de l’Eglise). Le second fils Péricand, Hubert, rêvera de carrière militaire.
La famille Péricand est riche et favorisée par le sort «Ils ne tenaient pas à l’argent, non, mais l’argent tenait à eux, en quelque sorte ! » (Pointe ironique de l’auteur, image qui fait sourire).

Lorsque le récit commence, Charlotte Péricand a « quarante-sept ans et cinq enfants ». « Femme de Dieu (…) à la moralité irréprochable » elle est énergique « toujours prête pour se rendre hors de chez elle », ni jolie, ni laide « peau extrêmement fine fripée par les années », « taches de rousseur parsemaient le nez fort et majestueux », « cheveux bruns et ternes qu’elle perdait par poignées depuis la naissance de son dernier enfant ». Elle a perdu trois autres enfants portés « presque jusqu’au terme de la grossesse».
Charlotte est condescendante avec le peuple, sûre de sa position supérieure et de son élitisme « Mme Péricand était de ces bourgeois qui font confiance au peuple. « pas méchants si on sait les prendre », disait-elle du ton indulgent et un peu attristé qu’elle eût pris pour parler d’une bête en cage ». Bien-pensante elle n’hésite pas à son retour du théâtre « comme elle n’avait pas le temps le reste de la journée, elle le faisait le soir en rentrant du théâtre » à réveiller « en sursaut » une domestique malade pour lui apporter des gargarismes. Elle ne comprend pas alors les remerciements « assez froids » de Madeleine et interprète son comportement comme une marque caractéristique de manque de bonne manière « C’était cela le peuple, jamais satisfait, et plus on se donne du mal pour lui, plus il se montre versatile et ingrat ».
Mme Péricand tient à marquer les distances entre la bourgeoisie et celle du peuple, appréhendant tout rapprochement de classes comme un « signe de mauvais augure », « Ainsi, pendant un naufrage toutes les classes se retrouvent sur le pont ». Elle n’apprécie pas la proximité des domestiques « la femme de chambre Madeleine, emportée par l’inquiétude, s’avança même jusqu’au seuil de la porte » et considère clairement le peuple comme inférieur (plus proche des animaux que des êtres humains) « Je pense, disait-elle, à ses amis (ceux de sa classe sociale), que ces pauvres vieillards infirmes (grand-père Péricand) souffrent d’être touchés par les mains des domestiques ».
Son interaction avec le peuple est toujours de haut en bas (maître/domestique), (œuvres charitables/pauvres).

Quant à Adrien Péricand, c’est « un homme strict » aux « scrupules religieux » un « petit homme potelé, d’allure douce et un peu gauche (…) au visage rose et bien-nourri ».
L’auteur souligne avec ironie les raisons qui déterminent principalement de la fidélité conjugale des époux Péricand « scrupules religieux interdisaient (à Adrien P.) nombre de désirs et le soin de sa réputation le maintenait à l’écart des mauvais lieux ». Non sans humour Irène Némirovsky enchaîne ensuite « Aussi, le plus petit des Péricand n’avait-il que deux ans ».
Son ironie cinglante apparaît encore lorsqu’elle décrit l’état de choc dans lequel se trouve Adrien à l’approche des troupes allemandes « M. Péricand tourna vers sa femme un visage qui reprenait peu à peu ses teintes roses, mais d’un rose mat comme celui des cochons fraîchement abattus ».
Cette métaphore (bourgeois/cochons) a été fréquemment employée pour décrire la bourgeoisie (ex. Jacques Brel « Les bourgeois, c’est comme les cochons, plus ça devient vieux, plus ça devient … »)

Le vieux Péricand que « son grand-âge faisait parfois retomber en enfance » est « infirme », « on l’installa dans son fauteuil roulant. Il est la plupart du temps indifférent au monde qui l’entoure « il ne reprenait toute sa lucidité que lorsqu’il était question de sa fortune ». Sa richesse, considérable, provient essentiellement d’un héritage « C’était un Péricand-Maltête, héritier des Maltête lyonnais ». Il y a très certainement ici un jeu de mots de l’auteur « Maltête » signifiant mauvaise tête (allusion critique aux bourgeois).
Son aspect est repoussant « vieillard qu’on mouche, qu’on habille » ou bien lors de la cérémonie du repas « (serviette nouée autour du cou), Il avait l’habitude de baver quand il voyait apparaître ce qui lui plaisait ».

Cette évocation de la vieillesse campée à travers le personnage d’un vieillard anciennement illustre mais devenu infirme et repoussant n’est pas sans rappeler le passage du bal à la Vaubyessard dans Emma Bovary de Flaubert.
« Cependant, au bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbé sur son assiette remplie et la serviette nouée dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux éraillés et portait une petite queue enroulée d’un ruban noir. C’était le beau-père du marquis, le vieux duc de Laverdière, l’ancien favori du comte d’Artois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil, chez le marquis de Conflans, et qui avait été, disait-on, l’amant de la reine Marie-Antoinette entre MM. De Coigny et de Lauzun. Il avait mené une vie bruyante de débauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevées, avait dévoré sa fortune et effrayé toute sa famille. Un domestique, derrière sa chaise, lui nommait tout haut dans l’oreille, les plats qu’il désignait du doigt en bégayant ; et sans cesse les yeux d’Emma revenaient d’eux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes, comme sur quelque chose d’extraordinaire et d’auguste. Il avait vécu à la Cour et couché dans le lit des reines ! » (Flaubert Emma Bovary, éditions GF 86, p. 83).

Le vieux Péricand est un être déplaisant qui n’hésite pas à manipuler sa famille au gré de ses humeurs « Lorsqu’un plat lui avait déplu ou que les enfants faisaient trop de bruit, il s’éveillait tout à coup de sa torpeur et prononçait d’une voix faible mais distincte : Je léguerai cinq millions à l’œuvre. Il est comparé à « une vieille et roide poupée », il est autoritaire et dominateur. Son but est de « punir, récompenser, décevoir, combler, partager ses biens terrestres selon sa propre volonté. Dominer autrui. Peser sur autrui. Occuper le premier plan ».

L’aîné des enfants, Philippe Péricand, est devenu abbé. On apprend au cours du texte qu’il a été touché par la tuberculose (maladie héréditaire qui a emporté « en bas âge deux sœurs d’Adrien Péricand) mais qu’il a guéri « après deux années à la montagne ». Il a l’apparence d’un « homme robuste » au « teint coloré », aux épais sourcils noirs » avec « un air rustique et sain ». Il enseigne « le catéchisme à des petits paysans du Puy-de-Dôme » se contentant d’une position humble dans l’Eglise. C’est un homme profondément bon, soutenu et guidé par la foi, « un saint comme Philippe », « un excellent prêtre.
Finalement, Il est tué avec une incroyable cruauté par les enfants dont il a la charge. Les enfants soudainement transformés en bêtes sauvages mettent à mort le prêtre « Ils se jetaient sur lui d’un bond silencieux, sauvage et désespéré, l’un d’eux le mordit, le sang jaillit. Mais ils vont me tuer, se dit Philippe avec une sorte de stupeurs. Ils s’accrochaient à lui comme des loups. ». Il trouve enfin la mort « pris par la vase » dans l’étang ou les enfants l’ont jeté « Ce fut ainsi qu’il mourut, dans l’eau jusqu’à la ceinture, la tête rejetée en arrière, l’œil crevé par une pierre ».
Philippe a une forte prémonition lors de sa visite à l’œuvre des Petits Repentis réalisant malgré sa foi et sa compassion « qu’il n’aimait pas ces malheureux enfants », il les compare alors à des « enfants des ténèbres » et « dès qu’il fut en leur présence, l’abbé Péricand éprouva un sentiment étrange d’aversion et presque de peur »), peur qui sera parfaitement justifiée quelques chapitres plus loin.

Hubert, le second fils du couple Péricand, est « un garçon de dix-huit ans », au visage enfantin « joufflu et rose », profondément exalté « rage au cœur » et rebelle « Familles, je vous hais » – Citation de A. Gide (1869-1951), dans Nourritures Terrestres.
Il fait souvent figure de cancre « Hubert qui récoltait les zéros au lycée, qui rongeait ses ongles, Hubert avec ses taches d’encre aux doigts » mais il reste néanmoins le personnage le plus sympathique de la famille Péricand, sa naïveté ou plus exactement candeur étant l’écho de son jeune âge.
Le caractère romantique d’Hubert qui s’identifie en permanence à un héros est relevé dans le vocabulaire employé pour décrire son état d’esprit lorsqu’il apprend l’imminence de l’invasion allemande « son imagination l’emportait », « vivement », répétition de « ils se battraient », « quelle vie excitante, merveilleuse ! », « bondit », « enivré » « farouchement ».
Tout dans son comportement relève de l’excès, de l’outrance, il appréhende la vie comme un roman d’aventures, « La vie était shakespearienne, admirable et tragique ».
Cependant ses tentatives pour s’illustrer à la guerre échouent lamentablement« il était désespéré, il n’avait pas d’arme. Il ne faisait rien » et sa seule victoire sera de découvrir l’amour dans les bras d’Arlette Corail qui le séduit « Il ne faut pas pleurer. Les enfants pleurent. Vous êtes un homme, un homme quand il est malheureux sait ce qu’il peut trouver (…) L’amour… ».
Alors que sa famille le croyait mort et s’apprêtait à lui faire donner une messe ainsi qu’au grand-père et à Philippe, Hubert réapparaît tout guilleret et parfaitement inconscient du drame qui se joue « une mèche dans l’œil, la peau rose et dorée comme un brugnon, sans bagages, sans blessures, (…il) s’avançait en souriant de toutes sa grande bouche épanouie ».

Les jeunes enfants Bernard, Jacqueline et Emmanuel forment un groupe et ne font pas l’objet de grande description physique ou psychologique. On sait que les deux premiers sont « âgés de huit et de neuf ans » qu’ils sont « deux blondins maigres, le nez en l’air ». Quant à Emmanuel c’est encore un bébé, un tout jeune enfant « Le plus petit des Péricand n’avait que deux ans ».

Grand-mère Craquant, mère de Mme Péricand, est une vieille dame « à demi aveugle, obèse », gourmande « très grasse » au « souffle rauque ». La mort de ses petits-enfants semble peu l’affecter et ne lui coupe aucunement l’appétit « Mme Craquant, la serviette, d’une blancheur de neige étalée sur sa vaste poitrine, achevait sa troisième rôtie beurrée mais elle sentait qu’elle la digérerait mal ; l’œil fixe et froid de sa fille la troublait ».

Le chat Albert occupe une place bien définie dans cette famille bourgeoise « un petit chat gris, sans race, qui appartenait aux enfants ».

Un chapitre entier lui est d’ailleurs consacré relatant une chasse nocturne. L’image du chat reflète l’ambigüité de la personne bourgeoise ou simplement humaine qui sous des apparences de docilité cache un fond sauvage et prédateur. Ce chapitre permet aussi de changer la focalisation, de prendre quelque distance par rapport au sujet pour mieux ensuite y retourner (cf. effet de caméra qui s’approche et s’éloigne, vue d’en haut et d’en bas).

Les membres de la famille et leur apparition dans Tempête en Juin par chapitre :

• Chapitre 2: description de Charlotte & Adrien (couple principal), du grand-père de M. Péricand dit « bon papa », et des cinq enfants : Philippe, Hubert, Bernard, Jacqueline et Emmanuel

• Chapitre 4: Portrait plus détaillé de l’abbé Philippe lors de sa visite à l’œuvre des Petits Repentis du XVI

• Chapitre 6: Départ de la famille Péricand pour la Bourgogne

• Chapitre 10: Exode et prise de conscience du rationnement des vivres

• Chapitre 16: Les Péricand chez les deux vieilles demoiselles et fugue d’Hubert

• Chapitre 18: Hubert cherche « à rejoindre la troupe » et rencontre Arlette Corail

• Chapitre 19: Hubert découvre l’amour dans les bras d’Arlette Corail

• Chapitre 20: Le chat Albert et la chambre des enfants

• Chapitre 21: Incendie, fuite de la famille et oubli du grand-père dans l’appartement en flamme

• Chapitre 23: Le grand-père est envoyé à l’hospice puis meurt après avoir dicté son testament au notaire local

• Chapitre 25: Mise à mort de l’abbé Philippe par les trente orphelins de l’œuvre des Petits Repentis

• Chapitre 26: Portrait de Madame Craquant, mère de Charlotte Péricand, messe d’enterrement de Philippe ainsi que du grand-père à Nîmes et retour inopiné d’Hubert que tout le monde croyait mort.

• Chapitre 31: Hiver sous l’occupation et croisement des familles

Le roman s’ouvre sur une alerte et l’image d’une population prise de panique. Les Parisiens se réfugient dans la nuit du 3 au 4 juin 1940 dans les abris fuyant l’imminence du bombardement.
Trois pages qui donnent le ton de l’ouvrage à venir, du thème de la peur, de la fuite, de la soudaine déshumanisation de la population qui se refugie comme un animal traqué dans les caves, le métro, sous la terre « les corps dressés comme des bêtes inquiètes dans les bois quand s’approche la nuit de la chasse ».

Le caractère inhumain et impersonnel du moment vécu est marqué dans le style par l’emploi de génériques «gens » ainsi que par la répétition d’articles et pronoms indéfinis «des », «ceux », «certains », «d’autres », ou bien encore « on ». L’auteur prend ici à témoin le lecteur avec un «on » à valeur de « nous ».
L’individu disparaît dans l’anonymat de la foule et n’est plus défini que par son appartenance à un groupe social « mères, femmes, enfants, malades, mourants, pauvres, riches ». Il n’est plus qu’un son « voix ensommeillée » sans corps distinct, une masse poussée par l’instinct et motivée par la peur. Aucune personne d’ailleurs n’est explicitement nommée (une seule exception, celle d’un prénom « Emile » lors d’un bref dialogue).
L’auteur montre la population dans son ensemble, décrit le lieu, l’atmosphère, bref dresse avec précision un décor de guerre – décor dans lequel évolueront ensuite plusieurs familles individuelles (macrocosme puis microcosme).

L’alerte surprend les Parisiens en pleine nuit, durant leur sommeil mais cette nuit n’est pas vue comme reposante. Référence est faite à la maladie, l’angoisse des mères dont les fils sont au front ou encore aux pleurs des femmes amoureuses séparées de leurs bien-aimés. Tout se passe dans une atmosphère de clair-obscur « A la lumière d’une lampe de poche », « Toutes les lampes s’éteignaient » « lueurs éparses », « on voyait descendre une, deux, trois petites flammes », « reflet pervenche et argent se glissait sur les pavés », « on avait calfeutré les fenêtres afin qu’aucune lumière ne filtrât ». Cela évolue au cours des pages, tout d’abord il fait nuit noire, puis des lampes s’allument et enfin le soleil se lève.
Si la nuit disparaît au fil des phrases, le bruit lui, bien qu’omniprésent dans le texte, va clairement en s’accentuant. C’est un véritable crescendo allant de « soupir », « clameurs », « tempêtes », à « ébranlant le sol », « on entendait battre les unes après les autres les portes refermées », à « ouïe tendue », « éclatement », « explosions », « coups de canon retentissaient », à « chaque vitre tremblait », «pleurs », « bruits de sirènes et de la guerre », « oreille », « bruit », « rumeur sinistre » pour finir par « on entendit enfin un appel très loin ».

La description de la nature printanière, sereine, et du lever de soleil «dans un firmament sans nuages » permet par contraste de mieux souligner le caractère chaotique de l’épisode : « Sous ce ciel de juin doré et transparent, chaque maison, chaque rue était visible. Quant à la Seine, elle semblait concentrer en elle toutes les lueurs éparses et les réfléchir au centuple comme un miroir à facettes » (…) « Le jour allait bientôt paraître ; un reflet pervenche et argent se glissait sur les pavés, sur les parapets des quais, sur les tours de Notre-Dame. » (…) « Au bord de la Seine, chaque peuplier portait une grappe de petits oiseaux bruns qui chantaient de toutes leurs forces ».
Les oiseaux dans le texte peuvent avoir plusieurs interprétations ; ils peuvent représenter les avions ennemis ou bien être, comme des vautours survolant leurs proies, le présage de la mort « Tout en haut planaient les grands oiseaux noirs ».

La guerre est là, menaçante mais n’empêche néanmoins pas la vie quotidienne de continuer. Les femmes accouchent, les mourants meurent sans conscience de ce qui les entoure et la nature semble indifférente à la situation environnante, ne prenant partie ni pour les uns ni pour les autres.
Riches et pauvres sont à la même enseigne, ils subissent un sort identique et partagent la même crainte « Les pauvres n’étaient pas plus craintifs que les riches ».

Nous sommes dans ce texte dans un mode purement descriptif « c’est, « c’était » avec emploi fréquent de l’imparfait.
La description n’est interrompue que par des bribes hachées de dialogues. L’incursion de la voix des personnages commence par une question « C’est l’alerte ? » suivie d’une réponse lacunaire « C’est l’alerte ». Les autres dialogues soulignent le chaos de la situation : « On n’y comprend rien », « Viens, n’aie pas peur, ne pleure pas », « J’ai pas peur », « Tout de même, il suffit d’une fois », « Mais, j’aime mieux pas me casser la gueule dans les escaliers, tu viens Emile ? ».
Le style de l’auteur est soutenu : emploi du subjonctif plus-que-parfait, précision du langage, emploi de personnifications « souffle de la sirène » de métaphores « yeux fanés », comparaison du bruit arrachant le dormeur à son sommeil à une tempête secouant la forêt, à un troupeau martelant le sol ou encore à la mer déchaînée ; comparaison des hommes pendant l’alerte à des animaux traqués par des chasseurs et des nouveaux-nés à des agneaux qui tètent leurs mères.

Note historique

Le 22 juin 1940 est signé l’armistice Franco-allemande à Rethondes. Cet armistice instaure une ligne de démarcation qui sépare la France en deux zones de superficie inégale (zone occupée au Nord et zone libre au Sud). Le gouvernement s’installe a Vichy et Pétain, alors âgé de plus de 80 ans, prend les pleins pouvoirs le 10 juillet 1940. C’est la fin de la 3eme république.

En novembre 1942 l’armée allemande envahit la zone libre.