Irène Némirovsky – Suite française – « C’était la nuit en guerre, l’alerte »
Le roman s’ouvre sur une alerte et l’image d’une population prise de panique. Les Parisiens se réfugient dans la nuit du 3 au 4 juin 1940 dans les abris fuyant l’imminence du bombardement.
Trois pages qui donnent le ton de l’ouvrage à venir, du thème de la peur, de la fuite, de la soudaine déshumanisation de la population qui se refugie comme un animal traqué dans les caves, le métro, sous la terre « les corps dressés comme des bêtes inquiètes dans les bois quand s’approche la nuit de la chasse ».
Le caractère inhumain et impersonnel du moment vécu est marqué dans le style par l’emploi de génériques «gens » ainsi que par la répétition d’articles et pronoms indéfinis «des », «ceux », «certains », «d’autres », ou bien encore « on ». L’auteur prend ici à témoin le lecteur avec un «on » à valeur de « nous ».
L’individu disparaît dans l’anonymat de la foule et n’est plus défini que par son appartenance à un groupe social « mères, femmes, enfants, malades, mourants, pauvres, riches ». Il n’est plus qu’un son « voix ensommeillée » sans corps distinct, une masse poussée par l’instinct et motivée par la peur. Aucune personne d’ailleurs n’est explicitement nommée (une seule exception, celle d’un prénom « Emile » lors d’un bref dialogue).
L’auteur montre la population dans son ensemble, décrit le lieu, l’atmosphère, bref dresse avec précision un décor de guerre – décor dans lequel évolueront ensuite plusieurs familles individuelles (macrocosme puis microcosme).
L’alerte surprend les Parisiens en pleine nuit, durant leur sommeil mais cette nuit n’est pas vue comme reposante. Référence est faite à la maladie, l’angoisse des mères dont les fils sont au front ou encore aux pleurs des femmes amoureuses séparées de leurs bien-aimés. Tout se passe dans une atmosphère de clair-obscur « A la lumière d’une lampe de poche », « Toutes les lampes s’éteignaient » « lueurs éparses », « on voyait descendre une, deux, trois petites flammes », « reflet pervenche et argent se glissait sur les pavés », « on avait calfeutré les fenêtres afin qu’aucune lumière ne filtrât ». Cela évolue au cours des pages, tout d’abord il fait nuit noire, puis des lampes s’allument et enfin le soleil se lève.
Si la nuit disparaît au fil des phrases, le bruit lui, bien qu’omniprésent dans le texte, va clairement en s’accentuant. C’est un véritable crescendo allant de « soupir », « clameurs », « tempêtes », à « ébranlant le sol », « on entendait battre les unes après les autres les portes refermées », à « ouïe tendue », « éclatement », « explosions », « coups de canon retentissaient », à « chaque vitre tremblait », «pleurs », « bruits de sirènes et de la guerre », « oreille », « bruit », « rumeur sinistre » pour finir par « on entendit enfin un appel très loin ».
La description de la nature printanière, sereine, et du lever de soleil «dans un firmament sans nuages » permet par contraste de mieux souligner le caractère chaotique de l’épisode : « Sous ce ciel de juin doré et transparent, chaque maison, chaque rue était visible. Quant à la Seine, elle semblait concentrer en elle toutes les lueurs éparses et les réfléchir au centuple comme un miroir à facettes » (…) « Le jour allait bientôt paraître ; un reflet pervenche et argent se glissait sur les pavés, sur les parapets des quais, sur les tours de Notre-Dame. » (…) « Au bord de la Seine, chaque peuplier portait une grappe de petits oiseaux bruns qui chantaient de toutes leurs forces ».
Les oiseaux dans le texte peuvent avoir plusieurs interprétations ; ils peuvent représenter les avions ennemis ou bien être, comme des vautours survolant leurs proies, le présage de la mort « Tout en haut planaient les grands oiseaux noirs ».
La guerre est là, menaçante mais n’empêche néanmoins pas la vie quotidienne de continuer. Les femmes accouchent, les mourants meurent sans conscience de ce qui les entoure et la nature semble indifférente à la situation environnante, ne prenant partie ni pour les uns ni pour les autres.
Riches et pauvres sont à la même enseigne, ils subissent un sort identique et partagent la même crainte « Les pauvres n’étaient pas plus craintifs que les riches ».
Nous sommes dans ce texte dans un mode purement descriptif « c’est, « c’était » avec emploi fréquent de l’imparfait.
La description n’est interrompue que par des bribes hachées de dialogues. L’incursion de la voix des personnages commence par une question « C’est l’alerte ? » suivie d’une réponse lacunaire « C’est l’alerte ». Les autres dialogues soulignent le chaos de la situation : « On n’y comprend rien », « Viens, n’aie pas peur, ne pleure pas », « J’ai pas peur », « Tout de même, il suffit d’une fois », « Mais, j’aime mieux pas me casser la gueule dans les escaliers, tu viens Emile ? ».
Le style de l’auteur est soutenu : emploi du subjonctif plus-que-parfait, précision du langage, emploi de personnifications « souffle de la sirène » de métaphores « yeux fanés », comparaison du bruit arrachant le dormeur à son sommeil à une tempête secouant la forêt, à un troupeau martelant le sol ou encore à la mer déchaînée ; comparaison des hommes pendant l’alerte à des animaux traqués par des chasseurs et des nouveaux-nés à des agneaux qui tètent leurs mères.
Note historique
Le 22 juin 1940 est signé l’armistice Franco-allemande à Rethondes. Cet armistice instaure une ligne de démarcation qui sépare la France en deux zones de superficie inégale (zone occupée au Nord et zone libre au Sud). Le gouvernement s’installe a Vichy et Pétain, alors âgé de plus de 80 ans, prend les pleins pouvoirs le 10 juillet 1940. C’est la fin de la 3eme république.
En novembre 1942 l’armée allemande envahit la zone libre.