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Japon

Elvigami

Le monde n’est plus, vive le monde ! Comme l’adage populaire le faisait entendre pour les rois, lorsque l’un s’éteint, l’autre s’élève et reprend le flambeau de plus belle. En bref,  la flamme demeure.

Différence et éloignement balayés, nous voici depuis quelques semaines à la même enseigne, de Honolulu à Paris ou Chicago. Dans notre bulle, et bien qu’hyper connectés avec une prolifération d’écrans à tout vent, nous sommes tous étrangement face à nous mêmes, à nos propres limites ou bien à l’infini des possibles.

Les plus fortunés évoluent dans de grands espaces voire dans leurs jardins ou sur leurs terrasses (j’avoue les envier pour l’extérieur à l’intérieur), les autres dans quelques mètres carrés, avec ou sans lumière directe. Chacun cependant, est confronté à redéfinir le quotidien et recréer une sphère de vie nouvelle.

Entre télétravail et télé-virtualité, on s’adonne alors à une pléthore d’activités selon les goûts et les talents de chacun: on cuisine et fantasme non stop sur le prochain plat (si tant est que cela ne fût pas de mise auparavant d’ailleurs), on relit les livres de sa bibliothèque, ou bien attrape celui qui s’empoussière depuis des mois sur la table de chevet, on improvise des concerts gratuits pour voisins médusés, on bouge sur place en se mettant au yoga et à la méditation, on prévoit l’après confinement et ses prochaines vacances au grand air (surtout de l’air !), on étudie, philosophe sur le sens de la vie et se remémore un temps passé, ou avouons-le aussi on se chamaille gentiment en famille pour mieux se sentir vivre ensemble.
A chacun de composer.

Ici, en plus du reste, on laisse parler le papier qui se lit en deçà des mots.

Roses Or et Argent Origami     Rose rose sur fond bois clair    3 roses japonaises avec baguette
Tantôt uni, tantôt coloré, mat ou satiné, dense ou léger, petit ou grand il raconte son histoire.

Jonquilles violettes jaunes et oranges          Table rouge         Fleur plate violette

Les lignes s’entrelacent, les surfaces planes s’envolent et le volume advient. Il en sort un monde chatoyant de petites créatures, d’animaux, de fleurs et d’objets.

 

Rose Rouge Origami             Jonquilles violettes et jaunes              Rose en bouton rouge sur tige

Et bien sûr
aucune coupure, aucun collage
juste le papier, ses limites et ses possibilités.

 

Ecureuil          Rose orange sur tige           Cheval et mur orange
Une passion incroyablement simple ou extraordinairement complexe,
que seuls rythment le temps, l’envie et la patience.

 

Lys bleu         Rose Jaune Origami         Mini lapin japonais

Le mariage, en beauté,
de la poésie et des mathématiques,
de la structure et de l’imagination.

 

Fleur japonaise plate        Crane japonais        Boite japonaise

Image«Between the folds», le documentaire de l’Américaine Vanessa Gould, sorti en 2008 révèle le monde connu et méconnu de l’origami. Nous sommes loin ici des cocottes en papier que chacun sait plus ou moins faire et expérimente joyeusement en famille. Le papier devient statue, forme géométrique complexe, objet aux mille facettes – un mélange unique de technique et d’émotion.

Plusieurs artistes prennent la parole, parlent de leur découverte de l’origami, de leur fascination et de leur travail incessant pour dompter un art qui semble sans limite. Un pli, puis un autre, des centaines pour les plus experts et la surface s’incarne sous nos yeux.

Le papier prend corps et âme. Il devient sens.

Le documentaire est bref. Il ne dure que 55 minutes et semble ne faire qu’aborder le sujet pour mieux nous le laisser découvrir. On ressort de ce film avec l’envie de créer, de se perdre « entre les plis ». Car c’est bien là que la magie opère, dans cette recherche par l’art d’un moment de grâce et d’un au-delà, situé « entre » les plis.

La tasse de thé de Proust distille son parfum car l’origami aussi est un monde qui se déplie, se multiplie –  une délicieuse mise en abyme qui nous transporte dans l’espace et le temps.

L’intrigue se déroule essentiellement autour de trois personnages centraux, aussi disparates les uns des autres que possible, de par leur âge, leur milieu social, et même leur nationalité. Une concierge tout d’abord, Renée Michel, dont la description physique fait frémir, c’est une sorte de sorcière de contes de fée que le lecteur s’attend à tout moment à voir se transformer en princesse, puis ensuite une petite fille prénommée Paloma, décalée du monde qui l’entoure par un génie précoce et quelque peu malsain, et enfin un Japonais, Kakuro Ozu, cultivé, exotique et étrangement sympathique.
Le mélange est détonant, complexe à souhait, comme la structure du livre d’ailleurs –parfois chaotique et difficile à suivre. Le narrateur change en permanence et n’est pas toujours facile à identifier. L’exercice sent parfois la contrainte.

Un immeuble est le trait d’union de ces trois personnages que rien au préalable ne rapproche. Il est situé 7 rue de Grenelle à Paris. L’immeuble est cossu et c’est là que vivent plusieurs familles, bourgeoises, désabusées, pseudo intellectuelles, riches aux cœurs pauvres. L’univers du roman comme chez Perec se déroule presque exclusivement dans cet espace clos, les personnages évoluant d’un appartement à l’autre.

Au centre de l’immeuble, une concierge devant laquelle tout le monde passe sans l’apercevoir jamais ; un être d’exception cependant, perle rare cachée au fond de son huître, qui apeurée cache sa véritable beauté sous un aspect repoussant de « rombière » au « dos voûté », à « la taille épaisse », aux « jambes courtes », aux « pieds écartées » et à la «pilosité abondante ». Veuve, elle vit seule avec ses livres et en compagnie de son chat, Léon (« parce que Tolstoï »). Pétrie de littérature et de philosophie elle observe le monde ou plutôt cherche à le fuir en trouvant refuge et raison d’être dans sa différence et sa supériorité insoupçonnée.

Deux personnes néanmoins sauront grâce à leur générosité et leur authenticité percer le secret si bien gardé.

Paloma tout d’abord, la plus jeune des Josse, douze ans, fille d’un député et d’un docteur es lettres, elle est une pre-adolescente surdouée, mal dans sa peau, fascinée par la culture japonaise et en rébellion contre sa famille bourgeoise. A la stupéfaction du lecteur au début du roman elle avoue planifier avec minutie son suicide ainsi que l’incendie de l’appartement familial et s’est donnée pour date le jour de son prochain anniversaire, soit le 16 juin (hasard ou non, le jour n’est pas sans rappeler celui même choisi par Joyce dans Ulysses, connu maintenant comme bloomsday). Paloma suspecte en Mme Michel noblesse de coeur et profondeur, attributs qu’elle recherche vainement dans le reste de son entourage. C’est Paloma qui, pleine de soupçons quant à la présumée médiocrité et ignorance de Renée, fournit au lecteur une explication au titre du roman qui -avouons-le- semble quelque peu opaque au premier abord. Renée y est comparée au hérisson, présentant sous une cuirasse revêche une élégance en dehors du commun « Mme Michel, elle a l’élégance du hérisson : à l’extérieur, elle est bardée de piquants, une vraie forteresse, mais j’ai l’intuition qu’à l’intérieur, elle est aussi simplement raffinée que les hérissons, qui sont des petites bêtes faussement indolentes, farouchement solitaires et terriblement élégantes ».
Elle devient donc, malgré la différence d’âge et de milieu, l’amie de Renée. Grâce à cette amitié et celle de Kakuro Paloma finit par trouver un sens à la vie et renonce à la fin du roman à se donner la mort.

Kakuro Ozu, enfin, est l’autre habitant de l’immeuble qui dès son aménagement rue de Grenelle remarque d’emblée la grandeur d’âme de cette étrange concierge. Il cherche alors à l’apprivoiser, lui offre un livre Anna Karénine de Tolstoï « en hommage » à son chat, et l’invite chez lui à dîner, puis à voir un film avant de passer familièrement chez elle pour un thé. Renée, découverte mais séduite, se laisse aller à la gentillesse de Kakuro et elle accepte son amitié, avant de disparaître tragiquement dans un accident, fauchée en sortant de chez elle par « une camionnette de pressing » (difficile de peindre la mort sous un aspect plus grotesque).

Autour de ces trois personnages gravitent plusieurs types. Le plus fascinant est celui du critique gastronomique Pierre Arthens « un vrai méchant », selon Paloma. Homme aigri, malade, il finit par mourir, laissant le pas à Kakuro, prochain occupant de son appartement. Le personnage d’Arthens est doublement intéressant puisqu’il est aussi le caractère central d’Une gourmandise, autre roman de Muriel Barbery. Dans Une gourmandise Barbery raconte en détails la vie et la mort du critique gastronomique qui à l’agonie désespère de retrouver une saveur perdue dans les méandres de sa mémoire. La recherche proustienne aboutira à une surprenante révélation et permettra à l’auteur de très belles réflexions sur les mets, l’art culinaire et la culture (je renvoie notamment à l’épisode des sardines grillées et celle du poisson cru). Dans L’élégance du hérisson Barbery prend en quelque sorte de l’altitude et ce n’est plus au niveau de l’appartement qu’elle se situe mais au niveau de l’immeuble entier. Renée, entre aperçue dans Une gourmandise, devient alors le personnage central autour duquel le monde tourne.

Dans L’élégance du hérisson Barbery propose des réflexions sur les valeurs humaines, sur la beauté, apparente et cachée des êtres et des choses, sur l’amitié enfin. Elle aime nous fournir des définitions et ne manque pas d’humour en brossant des situations aussi comiques que farfelues. On pense ici à plusieurs passages hilarants, celui sur l’accouplement des deux chiens, assouvissant leurs pulsions sexuelles sous les yeux horrifiés de leurs deux bourgeoises de maîtresses, devenues otages des deux bêtes en chaleur, un autre relatant l’expérience traumatisante de la chasse d’eau chez Kakuro pour toujours associée au Requiem de Mozart ou encore celui montrant la lutte frénétique de deux bourgeoises faisant les soldes et soudainement prêtes à « tuer pour un tanga rose fuchsia ».

Le style de Barbery est fluide et s’adapte aux différentes voix du texte. Il couvre ainsi plusieurs registres de langage, allant du plus châtié, voire ampoulé «il entreprit avec une vindicte faconde de me narrer la disparition de sa trottinette » au plus familier et caustique «la fille d’une garce en manteau de fourrure », « elles ne peuvent pas beugler à leurs chiens d’arrêter de se renifler le cul ou de se lécher les coucougnettes ». Pour mieux cerner l’idée ou pour augmenter l’aspect comique elle crée volontiers des mots valises qui prennent valeur de substantif « Monsieur-j’ai-mis-au-monde-une-pustule » ou « Monsieur-je-suis-le-père-d’un-crétin » (alias le père de Tibère, ami de Colombe et sœur de Paloma) ou encore « la-grenouille-intellectuelle-de-gauche » (alias la mère de Paloma).

Au final, une lecture agréable, intelligente et quelques personnages attachants.

Mes citations préférées :

« Il faut se donner du mal pour se faire plus bête qu’on est »

«Je crois que la grammaire, c’est une voie d’accès à la beauté »

« C’est une femme que la vulgarité n’atteint pas, bien qu’elle en soit cernée »
(dit Renée de Manuela, la femme de ménage portugaise)

« Peut-être les Japonais savent-il qu’on ne goûte un plaisir que parce qu’on le sait éphémère et unique »

Et enfin décrivant une peinture et donc au sens plus large avançant une tentative de définition de l’Art, c’est… «.. la plénitude d’un moment suspendu arraché au temps de la convoitise humaine ».