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sexualité

ImageLire, c’est avant tout relire, comme je le dis souvent. Je viens de le faire pour le livre de Bernhard Schlink, paru en 1997 Der Vorleser, traduit en français sous le titre Le liseur par Bernard Lortholary (traducteur émérite connu notamment pour sa traduction du roman de Süskind Le Parfum).

Le roman m’avait beaucoup plus à sa sortie et bien avant qu’il ne soit traduit dans 32 langues, ainsi que le film sorti en 2009 de Stephen Daldry – chose plus rare.
Je relis Der Vorleser et le sentiment est intact, plus clair cependant comme après toute relecture.

Un homme d’une cinquantaine d’année, raconte l’histoire d’un pan de sa vie, son histoire intime à travers la grande Histoire, celle de la seconde guerre mondiale et de l’holocauste. Il écrit à la fois pour guérir, effacer mais aussi pour faire revivre et se rappeler.

1958, Michael Berg a quinze ans et attrape la jaunisse. Malade et vomissant dans la rue, une femme lui vient en aide et le ramène chez lui. La situation porte peu à une future romance et pourtant c’est le début d’une liaison entre le jeune lycéen et la femme, de vingt ans son aînée. Après sa convalescence il lui rend visite pour la remercier de son geste, elle le séduit bientôt et fait de leurs rencontres un rituel amoureux empreint de lecture à haute voix, de bains et de sexualité « das Ritual des Vorlesens, Duschens, Liebens und Beinanderliegens ». L’image de la femme est auréolée de mystère, on apprend peu d’elle, si ce n’est qu’elle s’appelle Hanna Schmitz et qu’elle est contrôleuse de tramway. Ni franchement belle, ni laide, elle se définit par sa force, son déterminisme et ses colères incompréhensibles qui laissent Michael alias « Jüngchen » pour Hanna dans le désarroi. Les mois passent, les rencontres ponctuent la vie de Michael qui oscille entre sa famille bourgeoise, l’école et les après-midis dans les bras d’Hanna, à lui lire les œuvres qu’il étudie en classe, celles de Lessing, Tolstoï, Schiller ou Eichendorff.
De son amour il tire sa force, prend de l’assurance et s’impose par rapport à ses camarades, encore gauches et peu sûrs d’eux.
Le couple clandestin se retrouve chaque jour en cachette, autour du même rite : lecture, ablutions, étreintes. Les vacances venus ils partent en bicyclette à la campagne, se faisant passer pour mère et fils. L’été bat son plein, leur amour semble à son apogée et soudain Hanna disparaît, sans explication.

Dans la seconde partie du roman, on retrouve Michael, étudiant en droit. Meurtri par la disparition d’Hanna, par son évanescence arbitraire il se montre fermé, voire cynique envers son entourage. Lors d’un séminaire de droit, il assiste au procès de cinq femmes, anciennes gardes de camp de concentration, accusées de crimes. Parmi ces femmes se trouve Hanna, dont on apprend enfin le passé. Née en 1922, elle travaille à Siemens à Berlin puis rejoint de son plein gré les SS en 1943. Elle est garde à Auschwitz avant de passer dans un camp plus petit près de Krakau. Dans ce camp les prisonnières travaillent, mais chaque mois soixante d’entre elles, les plus faibles, sont sélectionnées pour Auschwitz où une mort certaine les attend. La selection est faite par les gardes, ce qui constituera le premier chef d’accusation du procès. Le second, encore plus choquant, est lié à la fuite du camp en 1945, quand une nuit l’église dans laquelle dormaient les prisonnières, prit feu et que les gardes refusèrent d’ouvrir les portes, les condamnant ainsi à mourir brûlées ou asphyxiées. Un rapport est écrit, retrouvé dans les papiers des SS après la guerre. Il sert de base au procès ainsi que la déposition d’une des deux seules survivantes de l’église.
Accusée par les autres gardes d’avoir rédigé le rapport, Hanna s’enlise dans de vagues explications où le devoir d’obéissance aveugle, d’ordre à tout prix, semble avoir supplanté pensée et jugement moral. Elle avance des arguments fallacieux, prend à témoin le juge lui demandant ce qu’il aurait fait à sa place se montrant dans toute la naïveté de sa cruauté encore plus coupable, froide et perverse. On apprend enfin qu’elle protégeait certaines détenues et qu’elle les faisait lire pour elle le soir, avant de les laisser partir ensuite lors d’une prochaine sélection pour Auschwitz. S’agissait-il d’un acte altruiste pour épargner quelque temps de futures victimes condamnées à la mort quoiqu’elle fasse? Ou bien plutôt de déviance et peut-être d’abus sexuel ?
Les semaines de procès passent. Pour trancher les responsabilités liées à l’incendie de l’église le juge propose finalement un examen graphologique de l’écriture des cinq gardes afin de déterminer celle qui a écrit le rapport et donc dirigé le groupe. Prise de panique et voulant à tout prix éviter qu’on lui demande d’écrire, Hanna s’accuse et scelle son sort. Elle est condamnée à perpétuité.
Michael assiste à toutes les séances du procès, et sait qu’Hanna l’a reconnu dans la salle du tribunal. Avec effroi il découvre que d’autres lui servaient de liseurs ou liseuses et réalise enfin le mystère qu’Hanna cherche tant à cacher, celui de son analphabétisme. Hanna ne sait ni lire, ni écrire, a fui Siemens pour cette raison, fui ensuite la petite ville dans laquelle on voulait la promouvoir au rang de conductrice de tramway, a fui enfin vers la prison plutôt que d’avouer son illetrisme.

Dans la troisième et dernière partie du roman, Michael est professeur d’histoire du droit, marié et père d’une fille, il divorce bientôt car aucune femme après Hanna ne semble la bonne «  Ich hatte das Gefühl, dass es nich stimmt, dass sie nicht stimmt, dass sie sich falsch anfasst und anfühlt, dass sie falsch riecht und schmeckt. » Les prénoms défilent, sans consistance, chacun associé à un métier pour mieux les définir, faute de mieux. Seul, il reprend ses lectures à haute voix, celles de Schnitzler, Fontane, Mörike ; il s’enregistre et envoie les cassettes sans autre mot à Hanna. Quatre ans plus tard et à raison de colis réguliers, il reçoit une note tracée d’une écriture gauche, le remerciant pour les cassettes. D’autres suivront, concises, commentant brièvement les livres choisis, en réclamant d’autres. Le nouveau rituel, initié cette fois par Michael, dure dix ans ; puis une lettre envoyée par la directrice de la prison lui annonce la sortie prochaine d’Hanna, libérée pour bonne conduite. Michael organise un appartement, lui trouve un travail, et finalement sur les instances de la directrice de la prison lui rend visite quelques jours avant sa sortie. Une vieille femme, alourdie par les années, dont seule la voix a gardé la jeunesse, lui fait face. Le dialogue est maladroit, n’aboutit pas et le jour convenu, Hanna se suicide, ne laissant de nouveau aucune explication pour son acte, juste la demande de remettre l’argent contenu dans une boîte en métal à la jeune prisonnière du camp qui avait survécu à l’incendie de l’église. Michael retrouve cette femme à New York et lui remet l’offrande dont elle ne prend que la boîte comme souvenir, refusant d’accepter l’argent – ce qui à ses yeux, équivaudrait à pardonner à Hanna. L’argent est donc remise à l’association juive contre l’analphabétisme.
C’est avec la lettre de remerciement pour la donation faite au nom d’Hanna Schmitz que Michael va pour la première et dernière fois se recueillir sur la tombe d’Hanna.

Le roman couvre plus de trente ans d’histoire et est bâti en trois parties assez régulières, faites de chapitres courts et de phrases brèves, voire tranchantes  « Ich sah Hanna im Gerichtssaal wieder », ou bien  « Hanna bekam lebenslänglich » ou enfin « Am nächster Morgen war Hanna tot ». Il tourne autour de l’obsession : l’obsession amoureuse, celle du passé, celle aussi des manques à combler voire à cacher.

Schlink, juriste lui-même, né à un an près comme son personnage Michael Berg, soulève de nombreuses questions sans vraiment proposer de réponse nette. Tout est complexe, à facettes et perçu différemment selon l’angle choisi. Il s’interroge sur le devoir et le travail de mémoire, sur celui plus vaste encore de la culpabilité et de la honte. Où se trouve la vérité ? Le concept est-il pluriel ? Comment délimiter de façon claire et certaine la frontière du bien et du mal? Où s’arrête la responsabilité, la liberté et la dignité de chaque être humain ? Enfin, comment l’horreur peut-elle être ravalée à la banalité ? A cette banalité de l’horreur qu’Anna Arendt souligne dans ses réflexions lors du procès d’Eichmann (Eichmann in Jerusalem): « Das Bunruhigende and der Person Eichmanns war doch gerade, dass er war wie viele (…) erschreckend normal (…) Diese Normalität war viel erschreckender als all die Greuel zusammen »

Ni sympathique, ni totalement antipathique, avant tout banal et médiocre, le personnage d’Hanna nage dans le mystère et le trouble. Elle est souvent glaciale et inaccessible, faite d’une force brute qui angoisse. Tentaculaire, manipulatrice elle semble néanmoins aussi la proie de sa propre névrose, d’une vulnérabilité qui ne trouve de salut que dans l’isolement et la violence. Les livres, l’espace littéraire qu’ils offrent, lui apportent alors l’ouverture au monde. Elle vit au travers du liseur, accède ainsi au langage et à la communication. Car l’échange entre Hanna et Michael se fait par deux médiums, celui des livres lus et des caresses échangées. La littérature est en quelque sorte ce qui scelle leur amour – la passion physique devenant indissociable de l’acte de lecture, en étant l’aboutissement. Des années plus tard, Michael n’arrivera encore à communiquer avec Hanna qu’à travers la lecture « Das Vorlesen war meine Art, zu ihr, mit ihr zu sprechen »,  Il lui lira des œuvres d’auteurs connus ou bien ses propres écrits.
Les mots lus remplacent ceux qu’on ne peut dire et masquent surtout l’impossibilité de communiquer (Sprachlosigkeit).

Emotionnellement dépendant à l’égard d’Hanna, Michael, se fait violence, accepte toutes les règles qu’elle lui dicte. Et quand une querelle éclate, il se montre prêt à s’accuser de tous les torts plutôt que de supporter l’idée de perdre l’amante, la mère, la tutrice. Hanna est son mentor, celle qui lui ouvre la voie, et permet à l’adolescent mal dans sa peau de changer de chrysalide pour devenir un homme adulte.
En revanche si c’est elle qui l’initie au plaisir sexuel et au sentiment amoureux, ce sera Michael plus tard qui deviendra le tuteur, le guide. Il lui donnera accès au monde et au savoir en lui apprenant à lire par le biais des cassettes enregistrées. Car dans sa cellule, Hanna écoutera chaque cassette et reconstituera avec patience, le livre en main, chaque phrase, chaque mot.

Dans le roman, aucun rôle n’est définitivement arrêté et les rapports de force changent. Ainsi la relation victime-bourreau n’échappe pas à cette notion de possible interchangeabilité et les limites séparant les deux concepts pourtant antithétiques sont parfois difficiles à cerner. Blanc-noir, difficile de trancher.

La fin est abrupte, Hanna se suicide et laisse liseur et lecteur dans l’interrogation du départ. Doit-on y voir une prise de conscience tardive face à un passé trop lourd, les remords acquis après la lecture de livres sur l’holocauste, une peur de l’avenir, un constat d’échec ou une simple fatigue de la vie?

Der Vorleser est un roman, court et facile à lire. Il soulève cependant des questions complexes sur l’appréhension de l’histoire ainsi que la psychologie et les relations humaines. Quant au film, tiré du livre, il sait montrer avec justesse toute l’ambiguïté sur laquelle repose le roman.

Spring 2012: Mémoires d’une jeune fille rangée

Mondays: 7:45pm – 09:45pm
Simone de Beauvoir alias Le Castor (her nickname was “the beaver”) is one of France’s most important existential philosophers and writers of the 20th century. Famous for being the lifelong companion of Jean-Paul Sartre, in her memoirs she describes her intellectual development from a young bourgeois girl to an engaged intellectual figure. In her prolific and impressive oeuvre of fiction and philosophical essays she argued in favor of freedom as a basis of human condition, as well as sexual equality among genders.

Over the course of three full sessions we will explore Beauvoir’s main autobiographic novels and discuss her views on ethics, feminism, philosophy and politics.

o 1st session: Mémoires d’une jeune fille rangée (Memoirs of a dutiful daughter – 1957)
o 2nd session : La force de l’âge (The prime of life – 1960)
o 3rd session : La force des choses (The force of circumstance – 1963)

Each class will focus on one book and can be taken individually.
(Proficient level – Minimum of 450 hours of French)

Alliance Française de Chicago – Cours de littérature session Printemps 2012

Pesanteur ou légèreté, un choix entre deux possibles, celui que doivent faire les personnages de Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être. Y a-t-il antinomie entre les deux concepts, et où se situe la valeur morale ? Le roman joue en permanence sur l’ambigüité des notions, et les pôles opposés tels que le bien et le mal, le corps et l’âme. Quelques pages d’introduction rappellent le concept nietzschéen de l’éternel retour et dressent le décor dans lequel évolueront les personnages. Nous n’avons qu’une vie, comment savoir alors si le chemin choisit est le bon, puisqu’il ne nous sera jamais donné de vérifier les autres – toutes ces voies que la vie nous proposaient et que nous avons intentionnellement, ou non, laissé de côté, décidé de ne pas prendre.

Plusieurs couples, un notamment, formé par Tomas et Tereza tisse une histoire d’amour, de fidélité, d’infidélités surtout, et de jalousie. Le tout se déroule sur fond de communisme à l’époque où Prague subit le joug soviétique. 1968, les chars russes avancent ; un système de répression s’instaure et force chacun à choisir son camp, celui des partisans ou celui des réprimés. La neutralité n’existe plus.

Le roman raconte l’insouciance, dans la rencontre de Tereza, la jeune serveuse de province et de Tomas, le chirurgien praguois promu à une belle carrière, dans leur amour ; la frivolité aussi dans les aventures érotiques de ce dernier (ou serait-ce une forme de philosophie libertine afin de mieux s’emparer le monde à travers le corps des femmes ?); il raconte encore la responsabilité dans leur désir de former un couple durable, et le courage dans la volonté de ne pas céder au régime. Rien n’est donné pour acquis, tout se conquiert et l’on passe du lourd au léger et inversement sans que les frontières soient toujours claires.

« Es muss sein » (il le faut), le motif de la phrase de Beethoven, dans le mouvement du dernier quatuor opus 135, devient l’expression favorite de Tomas pour expliquer ce qui le pousse de l’un à l’autre, de sa femme à ses nombreuses maîtresses, « weil einmal ist auch keinmal » (une fois ne compte pas) ainsi que d’un vague engagement politique à une décision ferme qui déterminera son avenir. Jeune chirurgien brillant, il devient laveur de vitres puis enfin conducteur de camions dans un village de campagne.

Si au pays des soviets rien n’est l’œuvre du hasard – l’œil de la police secrète est partout – c’est pourtant grâce à lui ou plus exactement à six hasards consécutifs, savamment orchestrés par le destin, que l’histoire d’amour de Tereza et Tomas voit le jour. La liberté, seule, ensuite dicte leur conduite.

Kundera, Tchèque de naissance, a opté pour la France et la nationalité française ; il n’en reste pas moins baigné depuis l’enfance dans un monde très empreint de culture germanique. L’allemand est souvent utilisé comme référence dans le texte, à travers ses philosophes, ses musiciens, son histoire. Selon l’auteur, l’allemand est « une langue de mots lourds ». Elle épouse ou corrobore la dualité et la contradiction apparente que le roman s’engage à démontrer. Si les mots pèsent lourds ou ont du poids, ils ont donc un impact, de la force et aussi de la valeur. Ce qui alors, de prime abord, pouvait apparaître comme un jugement purement négatif se transforme en positif. Car au fond la pesanteur n’est-elle pas ce qui retient, ce qui empêche l’évaporation – voire la dissipation, du sens et de la vie ?

Une autre métaphore s’impose à mes yeux, celle de la Beauté, avant l’Amour même peut-être. Car la beauté illustre le mieux ces deux concepts ; elle est légère et pesante à la fois « Ô Beauté, monstre énorme, effrayant, ingénu! » disait Baudelaire « Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ? ».

L’insoutenable Légèreté de l’être a été salué par le public à sa sortie, traduit ensuite dans des dizaines de langues, et enfin a été rendu célèbre par le film du même nom avec Juliette Binoche, alors toute jeune, dans le rôle de Tereza. C’est aussi, avant d’être un magnifique titre et donc une promesse tacite au lecteur, un beau roman et un excellent début de lecture pour les prémisses d’une année à peine née. Sous des aspects de simplicité ou devrais-je dire légèreté, il engage à réfléchir et repenser ce qui nous détermine, nous donne du poids, et en conséquence nous soutient.

Quelques citations glanées au fil de la lecture :

« Ne pouvoir vivre qu’une vie, c’est comme ne pas vivre du tout »

« Le but de l’acte d’amour n’était pas la volupté mais le sommeil qui lui succédait ».

« L’amour ne se manifeste pas par le désir de faire l’amour (ce désir s’applique à une innombrable multitude de femmes) mais par le désir du sommeil partagé (ce désir-là ne concerne qu’une seule femme) »

« Ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est qu’il porte son destin comme Atlas portait sur ses épaules la voûte du ciel »

« Pour qu’un amour soit inoubliable, il faut que les hasards s’y rejoignent dès le premier instant comme les oiseaux sur les épaules de saint François d’Assise ».

« La transformation de la musique en bruit est un processus planétaire qui fait entrer humanité dans la phase historique de la laideur totale »

« Les régimes criminels n’ont pas été façonnés par des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d’avoir découvert l’unique voie du paradis »

« Il faisait des choses auxquelles il n’attachait aucune importance, et c’était beau »

« L’histoire est aussi légère que la vie de l’individu, insoutenablement légère, légère comme un duvet, comme une poussière qui s’envole, comme une chose qui va disparaître demain »

« Avant d’être oubliés, nous serons changés en kitsch. Le kitsch, c’est la station de correspondance entre l’être et l’oubli »

Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature 2006, publie en 2008 Le musée de l’Innocence.Le roman qui se déroule à Istanbul entre 1975 et 1984 conte l’amour fou entre Kemal, jeune homme riche et cultivé de l’aristocratie stambouliote, et sa cousine éloignée, Füsun. Après de tragiques événements le héros se lance à la recherche du passé et consacre le reste de sa vie à ériger un musée à la mémoire de son amante. Il collectionne alors avec frénésie objets et reliques en relation avec son histoire d’amour.

Dans cette fable Pamuk se penche sur les paradoxes de la société turque, les contradictions entre le monde moderne et traditionnel, notamment en ce qui concerne l’amour et la liberté sexuelle. La ville d’Istanbul devient un personnage à part entière, entraînant le lecteur dans les méandres de l’âme humaine.

Nous explorerons dans ce cours les thèmes de l’obsession passionnelle, de la possession, du désir, ainsi que de la force du souvenir et du temps. Pamuk s’inscrit ici dans la lignée d’autres auteurs tels que Proust et son idée de temps retrouvé – analogies que nous ne manquerons pas d’étudier dans notre analyse de l’œuvre.

Alliance Française de Chicago – Cours de littérature session Hiver 2011-2012

La femme fatale est un des grands mythes de notre société. Figure historique ou de fiction elle hante la mythologie gréco-romaine, judéo-chrétienne, mais aussi la littérature, la musique et la peinture.
Irrésistiblement belle et sexuellement effrénée elle symbolise à la fois luxure et manipulation. On s’éprend, se consume, puis finit souvent par succomber à ses charmes pervers.
Afin de lever le voile qui recouvre cette image troublante et fantomatique je propose à partir de septembre huit séances de cours et une flânerie à travers la littérature, les arts et les cultures.

• Lilith – Lilith d’Octave Mirbeau 1848-1917
Autres figures de la mythologie judéo-chrétienne : Eve, Dalila
Opéra Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns 1835-1921

• Salomé – Moralités légendaires de Jules Laforgue 1860–1887 et Hérodias de Flaubert 1821-1880
Opéras Hérodiade de Jules Massenet 1842-1912 et Salomé de Richard Strauss 1864-1949
Poème Atta Troll de Heinrich Heine 1797-1856 et pièce de théâtre Salomé d’Oscar Wilde 1854-1900
Tableaux de Gustave Moreau 1826-1898 et de Gustav Klimt 1862-1918
Autres figures de la mythologie Gréco-romaine : Circé, les sirènes, Hélène de Troie

• Cléopâtre et Clarimonde – Une nuit de Cléopâtre et La morte amoureuse de Théophile Gautier 1811-1872
Opéra Antony and Cleopatra de Samuel Barber 1910-1981

• Manon Lescaut – Manon Lescaut de l’Abbé Prévost 1697-1763
Opéra Manon Lescaut de Puccini 1858-1924 et Manon de Jules Massenet 1842-1912

• Carmen – Carmen de Prosper Mérimée 1803-1870
Opéra Carmen de Georges Bizet 1838-1875

• Marguerite Gautier – La dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils 1824-1895
Opéra La Traviata de Guiseppe Verdi 1813-1901

• Nana – Nana d’Emile Zola 1840-1902

• Femme fatale en général – Les fleurs du mal de Baudelaire 1821-1867
J’ai choisi en titre de cet article un vers du célèbre poème Les métamorphoses du Vampire :

« Moi, j’ai la lèvre humide, et je sais la science
De perdre au fond d’un lit l’antique conscience.
Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants,
Et fais rire les vieux du rire des enfants.
Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,
La lune, le soleil, le ciel et les étoiles !
Je suis, mon cher savant, si docte aux Voluptés,
Lorsque j’étouffe un homme en mes bras redoutés,
Ou lorsque j’abandonne aux morsures mon buste,
Timide et libertine, et fragile et robuste,
Que sur ces matelas qui se pâment d’émoi,
Les anges impuissants se damneraient pour moi ! »
(extrait)

… la liste est loin d’être exhaustive et ce n’est qu’un bref aperçu des plaisirs en perspective.

Classe de littérature, automne 2011 – Alliance Française de Chicago

Les échos aux autres romans d’Ernaux sont fréquents dans Les années. Allusions à d’autres récits, roman dans le roman, ils établissent le lien entre les différentes époques que traverse le narrateur « elle », ce double flou de l’auteur. Chaque passage sélectionné plus bas reprend un thème développé plus amplement dans l’œuvre d’Ernaux et se propose de donner un éclairage supplémentaire sur ces pans de roman à peine évoqués et qui pourtant contribuent à tisser la trame du livre. Les incursions dans l’histoire individuelle voire intime du narrateur brossent au long des pages le portrait du personnage central, ballotté par son temps et l’Histoire d’une époque.

Une femme et Les armoires vides:
Une femme traite de la maladie puis de la mort de la mère, Les armoires vides du mal-être de l’auteur et de sa déchirure sociale.

La première image décrite dans Les années reprend le portrait de la mère, campée dans Une femme et dans Les armoires vides. L’image est volontairement choquante, celle d’une femme saisie au moment où elle urine derrière le café dont elle est la gérante « la femme accroupie qui urinait en plein jour derrière un baraquement servant de café, en bordure des ruines, à Yvetot, après la guerre, se reculottait debout, jupe relevée, et s’en retournait au café ». (p. 11)

Aparté : Yvetot, petite ville de Normandie, non loin de Rouen, rappelle Flaubert dans Madame Bovary. C’est là qu’est commandée l’exubérante pièce montée servie à la noce d’Emma et de Charles.

« Cette dame majestueuse, atteinte d’Alzheimer, vêtue d’une blouse à fleurs comme les autres pensionnaires de la maison de retraite, mais elle, avec un châle bleu sur les épaules, arpentant sans arrêt les couloirs, hautainement, comme la duchesse de Guermantes au bois de Boulogne »(p. 12)

« Elle traîne (…) veillant à ne pas transgresser la rigoureuse loi maternelle de l’heure (« quand je dis telle heure, c’est telle heure, pas une minute de plus »). (p.56) – On note notamment l’utilisation assez fréquente du discours direct pour introduire les propos des parents « Si tu avais eu faim pendant la guerre tu serais moins difficile ». (p. 64)

« On préférait ne pas parler des maladies nouvellement apparues qui n’avaient pas de remèdes. Celle au nom germanique, Alzheimer, qui hagardisait les vieux et leur faisait oublier les noms, les visages » (p. 153)

« Les moments importants de son existence actuelle sont les rencontres avec son amant l’après-midi dans une chambre d’hôtel rue Danielle-Casanova et les visites à sa mère à l’hôpital, en long séjour » (p. 158)

Une passion simple et Se perdre :
Les deux romans sont sur le thème de la relation amoureuse et de la sexualité.
« Le latin, l’anglais, le russe apprit en six mois pour un soviétique et il n’en restait que da svidania, ya tebia lioubliou karacho » (transcription du russe pour au revoir, je t’aime, merci).

« Les moments importants de son existence actuelle sont les rencontres avec son amant l’après-midi dans une chambre d’hôtel rue Danielle-Casanova (…) elle somnole après l’amour, imbriquée dans son corps massif à lui, avec le bruit des voitures en fond» (p. 157)

La honte
Sur la violence familiale et le milieu social

« La scène entre ses parents, le dimanche avant l’examen d’entrée en sixième, au cours de laquelle son père a voulu supprimer sa mère en l’entraînant dans la cave près du billot ou la serpe était fichée » (p.58).

L’événement :
Sur le thème de l’avortement clandestin subi par le narrateur/auteur

« Faute d’avoir eu peur à temps dans la pinède ou sur le sable de la Costa Brava, le temps s’arrêtait devant un fond de culotte toujours blanc depuis des jours. Il fallait faire passer d’une façon – en Suisse pour les riches – ou d’une autre – dans la cuisine d’une femme inconnue sans spécialité, sortant une sonde bouillie d’un fait-tout ». (p. 82).

« On avait été si seule avec la sonde et le sang en jet sur les draps » (p. 111)

« Dans quelques mois, l’assassinat de Kennedy à Dallas la laissera plus indifférente que la mort de Marilyn Monroe l’été d’avant, parce que ses règles ne seront pas venues depuis huit semaines. ». (p.89)

La place :
Sur la mort soudaine du père

« Dans l’insoutenable de la mémoire, il y a l’image de son père à l’agonie, du cadavre habillé du costume qu’il n’avait porté qu’une seule fois, son mariage à elle, descendu dans un sac plastique de la chambre au rez-de-chaussée par l’escalier trop exigu pour le passage d’un cercueil » (p. 122).

La femme gelée
Sur la femme dans le couple et la difficulté d’être à deux au quotidien

« Au moment même où elle fait ce constat, elle sait qu’elle n’est pas prête à renoncer à tout ce qui ne figure pas dans ce journal intime, cette vie ensemble, cette intimité partagée dans un même endroit, l’appartement qu’elle a hâte de retrouver, les cours finis, le sommeil à deux, le grésillement du rasoir électrique le matin, le conte des Trois Petits Cochons le soir, cette répétition qu’elle croit détester et qui l’attache » (p. 100)

« Dans ce huis clos l’air libre, momentanément débarrassée du souci multiforme dont son agenda porte les traces elliptiques – changer draps, commander rôti, conseil de classe, etc. – et de ce fait livrée à une conscience exacerbée, elle n’arrive pas (..) à se déprendre de sa douleur conjugale, boule d’impuissance, de ressentiment et de délaissement » (p.141)

L’usage de la photographie
Sur la photographie, les relations sexuelles et la maladie (cancer).

»C’est une sensation (…) qui l’a conduite au travers des années, à être ici, dans ce lit avec cet homme jeune (…) se retrouvant à cinquante-huit ans près d’un homme de vingt-neuf ans » (p. 205)

« Dans cet entre-deux d’une naissance certaine et de sa mort possible, la rencontre d’un homme plus jeune dont la douceur et le goût pour tout ce qui fait rêver, les livres, la musique, le cinéma, l’attirent – hasard miraculeux qui lui offre l’occasion de triompher de la mort par l’amour et l’érotisme » (p. 235)

L’occupation
Sur la jalousie amoureuse

« Une jalousie vis-à-vis de la nouvelle compagne d’âge mûr du jeune homme, comme si elle avait besoin d’occuper le temps libéré par la retraite – ou de redevenir jeune grâce a une souffrance amoureuse qu’il ne lui avait jamais procurée lorsqu’ils étaient ensemble, jalousie qu’elle a entretenue a la manière d’un travail pendant des semaines, jusqu’à ne plus vouloir qu’une chose, en être débarrassée » (p. 234)

Il y a une vingtaine de références directes à la photographie dans le roman. Ces références jalonnent le texte et motivent l’action. C’est à partir de photos qu’Ernaux déploie son récit ; elles permettent de positionner les personnages et de dérouler l’histoire de l’individu dans son temps.

La photographie donne vie et consistance au narrateur perçu essentiellement à travers des clichés jaunis. Les descriptions d’images lancent l’imagination et entraînent des réflexions sur l’époque. S’il y a photo, il y a prise de vue, et donc une personne derrière la caméra qui immortalise le moment. Parler de l’une revient à parler de l’autre. On plante alors un décor, se représente la personne qui prend la photo, imagine vers où les regards et les pensées se portent. Les photos se parlent aussi les unes aux autres. L’auteur dégage les similitudes et différences entre chacune d’entre elles, l’évolution subie par le sujet et les choses qui l’entourent.

Le lecteur fait connaissance avec le narrateur alors qu’il n’est qu’un bébé joufflu posant pour la traditionnelle photo de naissance à l’attention des albums familiaux. Le bébé devient vite une fillette de quatre ans, de neuf ans, puis une adolescente, une jeune fille, une jeune mère, une femme mûre et enfin une grand-mère fière de sa petite-fille. On traverse le temps en tournant les pages de l’album personnel de l’auteur/narrateur, visionnant ses portraits à différents âges. Les modes vestimentaires changent, du port des socquettes aux cols roulés, des permanentes frisottées aux bandeaux dans les cheveux raides; les attitudes évoluent, de l’innocent bébé à l’adolescente mal dans sa peau, de la jeune fille provocatrice à la femme accomplie et rangée ; les objets se modernisent à l’instar des coutumes et usages. On voit ainsi le narrateur – tout d’abord absent du récit – apparaître « C’est une photo sépia ovale, collée à l’intérieur d’un livret bordé d’un liseré doré, protégée par une feuille gaufrée, transparente (..) Un gros bébé, à la lippe boudeuse, des cheveux bruns formant un rouleau sur le dessus de la tête, est assis à moitié nu sur un coussin au centre d’une table sculptée », grandir « la photo en noir et blanc d’une petite fille en maillot de bain foncé, sur une plage de galets », mûrir « elle est la fille du milieu, aux cheveux coiffés en bandeaux à l’imitation de George Sand, aux épaules larges et dénudées, la plus femme » devenir enfin ce personnage, toujours à distance mais omniprésent dans tout le roman, celui qui permet de faire résonner le temps et les années.

Les inscriptions notées au dos des photos permettent de les replacer dans le temps et l’espace, il s’agit de souvenirs de famille, de vacances en Normandie, en Espagne, de classes scolaires et universitaires, de fêtes ou de dimanches à la campagne.
Ils situent le personnage dans son milieu d’origine, montre son parcours éducatif, professionnel, émotif, son ascension vers une autre classe sociale.

La photo, en qualité de support, change aussi au cours du temps, format sépia tout d’abord, puis noir et blanc et couleur enfin. Vidéos et films amateurs super-huit font aussi leur apparition dans les années soixante-dix. Le photographe professionnel du début qui dans son studio rend éternel le nouveau-né passe la main aux proches : parents, amis, mari puis enfants. Le tissu familial se recrée alors que pourtant seul l’auteur/narrateur est montré. Les photos racontent une histoire, personnelle mais celle aussi des décennies qu’elles prennent pour toile de fond. « Et c’est avec les perceptions et les sensations reçues par l’adolescente brune à lunettes de quatorze ans et demi que l’écriture ici peut retrouver quelque chose qui glissait dans les années cinquante, capter le reflet projeté sur l’écran de la mémoire individuelle par l’histoire collective ».

La description des photos est toujours très détaillée, mais elle se limite aux mots écrits dans le texte, sans représentation visuelle (pas de photos à proprement parlé qui illustrent la description). Dans un autre livre intitulé De l’usage de la photographie Ernaux réfléchit à l’importance du cliché photographique, témoin d’un moment fugace et révolu. Mais dans cet essai (quelque peu expérimental) et contrairement à la technique utilisée dans Les Années, elle part d’images visuelles. Ces images, insérées dans le texte, ont pour objectif de représenter le tableau intime d’une rencontre entre deux amants, image de vêtements épars enchevêtrés et abandonnés au gré du hasard, traces désuètes et silencieuses qui seules survivent à l’acte sexuel. Ils re-écrivent une histoire, celle d’un couple, et de façon plus large celle de leur vie.

Moment arrêté dans le temps, muet et parlant tout à la fois, la photographie engendre enfin un sentiment d’étrangeté et de mystère « C’est toi», obligée de regarder comme elle-même cette autre de chair potelée ayant vécu dans un temps disparu une existence mystérieuse ». Elle couche à plat les événements et lutte contre la déperdition de la mémoire en matérialisant ce qui a disparu, donnant corps à l’absence, pour mieux graver dans le temps. Ernaux évoque ainsi la disparition de sa sœur aînée, morte trois ans avant sa naissance à l’âge de six ans. Seul un prénom subsiste, Ginette, griffonné au dos d’une photo vieillie, et sur laquelle on distingue une petite fille souriant à la caméra.

Modiano utilise de façon assez similaire la photographie, elle devient dans Rue des Boutiques Obscuresle moteur de l’action, la piste qui permet de retrouver l’identité perdue. Comme pour Ernaux, Modiano décrit mais n’illustre pas son récit par des représentations visuelles ; c’est dans l’imagination du lecteur et là seulement que l’image apparaît.

Le repas de fête est à la fois le lieu de l’intime et du collectif, retrouvaille en famille, entre amis, autour d’une table, d’un verre et de petits plats. Il incarne donc le moment privilégié où s’établit le lien entre les différents participants, où on ressent son appartenance à une communauté et où enfin s’affirme le statut social. Dans le brouhaha des conversations naît un sentiment de convivialité, de communion mais aussi parfois d’affrontement, de lutte (lieu pouvant aussi bien incarner la paix que la guerre).

Le rite du repas pris ensemble est commun à tous, se retrouve partout, à toute époque et permet de réaffirmer l’identité du groupe, de la famille et donc de l’individu. Dans Les années, A.E. s’interroge sur le sens de la famille et de cette tradition, douce et amère, qui rassure et lasse, et à laquelle tout le monde se soumet « On se demandait ce qui nous liait, ni le sang ni les gènes, seulement le présent de milliers de jours ensemble, des paroles et des gestes, des nourritures, des trajets en voiture, des quantités d’expériences communes sans trace consciente ».

Chaque décennie est ainsi campée à travers la description d’un repas de fête (parfois deux), qu’il s’agisse du déjeuner du dimanche ou du dîner de fête (voir corpus choisi plus bas). Ce repas joue avant tout un rôle de révélateur, il souligne les différences et les similitudes entre les générations (celles des grands-parents par rapport à celle des parents et puis de leurs enfants), les sexes (hommes et femmes) et les milieux sociaux (origine populaire, classe moyenne, bourgeoisie).
Les souvenirs remontent à la surface, livrent quelques morceaux du passé, et refont l’histoire. Les images bruyantes des plats qui se succèdent, des personnes qui s’interpellent, d’anecdotes qui fusent, présentent un aspect similaire – comme une sorte de superpositions de clichés rattachant l’individu à son époque. Néanmoins, elles n’en montrent pas moins un caractère très spécifique selon le groupe ou la décennie considérée.

Le repas, ponctué par le cérémoniel défilé des plats, rapproche ou éloigne selon les humeurs, les moments et les thèmes abordés. Les générations se croisent et se distinguent par leur vécu, leur éducation, leur langage, leurs goûts et leurs valeurs. Les enfants ne parlent plus comme leurs parents qui souvent peinent à comprendre ce « langage rebutant d’initiés ». La présence des femmes semble prendre plus d’importance que celle des hommes et les milieux sociaux s’imposent dans leurs signes distinctifs.
A ce propos Annie Ernaux brosse un tableau peu flatteur de son milieu d’origine, milieu populaire caractérisé essentiellement par le manque de finesse, d’hygiène et de bonnes manières. Les voix sont portantes, les comportements vulgaires, et les anecdotes souvent salaces « manger en faisant du bruit et en laissant voir la métamorphose des aliments dans la bouche ouverte, s’essuyer les lèvres avec un morceau de pain, saucer l’assiette si soigneusement qu’elle pourrait être rangée sans lavage, taper la cuiller dans le fond du bol, s’étirer à la fin du dîner ». C’est autour de la table notamment que s’affirme le clivage entre les mondes et les affinités (cette notion de transfuge dont l’auteur use pour expliquer son changement de situation sociale) « Malgré soi, on remarquait les façons de saucer l’assiette, secouer la tasse pour faire fondre le sucre, de dire avec respect « quelqu’un de haut placé » et l’on apercevait d’un seul coup le milieu familial de l’extérieur, comme un monde clos qui n’était plus le nôtre ». Tranchante, ironique et sans complaisance Ernaux parcourt le chemin de ses origines campagnardes et semble se complaire parfois dans la description de la médiocrité ambiante. La blessure de l’enfance, celle de ses origines mal acceptées, semble se ré-ouvrir à chaque réunion de famille.
On pense ici aux truculentes descriptions de repas paysans dans la littérature (repas de fête, de noces), notamment à Flaubert (Madame Bovary Bouvard et Pécuchet) et Maupassant (dans ses contes et nouvelles). Tous les deux excellent à montrer l’importance de ce rite à la campagne et non sans ironie dissèquent le plaisir jovial de la fête, la nourriture et le vin en abondance, les longues heures passées à table et le chapelet de plaisanteries douteuses qui accompagnent systématiquement l’atmosphère de fête.

Les sujets tabous, tels que la guerre ou la sexualité, ne sont abordés que lorsque l’alcool commence à faire effet, pour le plus plaisir des enfants et des adolescents, avides de grappiller quelques secrets ou révélations. « Nous le petit monde, rassis pour le dessert, on restait à écouter les histoires lestes que, dans le relâchement des fins de repas, l’assemblée, oubliant les jeunes oreilles, ne retenait plus ».
La guerre est tout d’abord très présente dans les discussions d’après quarante-cinq, évoquant la pauvreté, les manques. Elle est soumise cependant au filtre de la conscience et la mémoire se fait sélective quand elle touche aux cicatrices du passé «Mais ils ne parlaient que de ce qu’ils avaient vu, qui pouvait se revivre en mangeant et buvant. Ils n’avaient pas assez de talent ou de conviction pour parler de ce qu’ils n’avaient pas vu. Donc, ni des enfants juifs montant dans des trains pour Auschwitz, ni des morts de faim ramassés au matin dans le ghetto de Varsovie, ni des 100 000 degrés à Hiroshima ». Puis le thème s’estompe avec le temps et est remplacé par les souvenirs plus immédiats, moins perturbants. L’évolution et la marque du temps qui passe sont perçus dans le choix des sujets discutés. Ainsi les premières conversations se réduisent aux récits qui touchent à la famille, au village, aux alentours. Plus les décennies avancent, plus les sujets se mondialisent en quelque sorte et le monde extérieur fait son apparition. Il ne s’agit plus alors seulement des proches, de l’entourage et du quotidien mais du monde politique, géographique et social.
Quant à la sexualité elle n’est évoquée que par allusion par des voix masculines le plus souvent, l’alcool déliant les langues et libérant momentanément des contraintes de la morale sexuelle, très stricte dans les années d’après guerre (repas vu comme lieu de la transgression).

Si les paysages évoqués changent et prennent une plus grande envergure au cours du temps, les plats et occupations qui président aux repas de fête évoluent également d’une décennie à l’autre. Ainsi on apprête un lapin dans les années quarante ou cinquante, on sert ensuite dans les années soixante-dix une fondue bourguignonne – recette découpée dans un magazine de mode. Et si la goutte (eau de vie) est ce qui clôt généralement les dîners campagnards, on termine chez les bourgeois par un whisky et un bridge. L’ironie d’Ernaux n’épargne là non plus pas la classe moyenne dans laquelle elle s’est mariée « les conversations petite bourgeoises s’engageaient sur le travail, les vacances et les voitures ».

Enfin le motif du repas de fête opère dans le texte comme une sorte de lien. Sa fonction première est de réunir les êtres « Une fois de plus, dans les corps rapprochées, le passage des toasts et du foie gras, la mastication et les plaisanterie, l’évitement de la gravité, se construisait la réalité immatérielle des repas de fête » mais il permet aussi d’ancrer le personnage/narrateur du roman dans le récit, en lui donnant présence et consistance. Il met ainsi en perspective l’histoire intime sur fond d’histoire collective et entraîne une identification du lecteur, qui ne peut s’empêcher de rapprocher ses propres souvenirs à ceux qu’Ernaux évoque. (Développe un sentiment de nostalgie et d’empathie).

Corpus de textes étudiés

Années 1940
• « Les jours de fête après la guerre…. » (p. 22) à « l’espérance de la vivre un jour » (p. 25)
• « Dans la polyphonie bruyante des repas de fête » (p. 28) à « « le grain de blé il y a 137) la figure de dieu » (p. 33)

Années 1950
• « A la moitié des années cinquante, dans les repas de famille… » (p. 59) à « on savait que la veille avait été (…) un jour de fête » (p. 62)

Années 1960
• « Dans les déjeuners du dimanche, au milieu des années soixante… » (p. 84) à « avant d’écouter des refrains que personne ne se souciait plus de reprendre aujourd’hui » (p. 86)
• « Dans les déjeuners auxquels avec une anxiété et une fierté de jeunes ménages on invitait la belle-famille… » (p. 95) à « on s’étonnait de se trouver ici, d’avoir eu ce qu’on avait désiré, un homme, un enfant, un appartement » (p. 97)

Années 1970
• « Les soirs d’été, au début des années soixante-dix, dans l’odeur de la terre sèche et du thym… » (p. 114) à « loin des « beaufs » entassés dans des campings à Merlin Plage » (p. 116)

Années 1980
• « Et nous, à l’orée de la décennie quatre-vingt…. » (p. 136) à « on savait que le repas de famille était un endroit où la folie pouvait sévir et on renverserait la table en hurlant » (p. 137)
• « Dans les déjeuners de fête, les références au passé se raréfiaient » (p. 151) à « l’étendue possible de sa propre inhumanité » (p. 152)

Années 1990
• « Au milieu des années quatre-vingt dix, à la table où on avait réussi à réunir dimanche midi les enfants trentenaires » à « des quantités d’expériences communes sans trace consciente » (p. 191)

Années 2000
• Au milieu de cette première décennie du XXIe siècle, qu’on n’appelait jamais année zéro » (p. 228) à « les étapes du rite dont nous étions maintenant le plus ancien pilier » (p. 232)

Le titre intrigue par ses consonances étrangères, Syngué Sabour, deux mots suivis bientôt par une expression qui bien qu’écrite en français n’en reste pas moins hermétique, pierre de patience. Roman couronné en 2008 par le Goncourt, Syngué Sabour nous révèle un auteur encore assez peu connu du grand public, Atiq Rahimi. Originaire de Kaboul en Afghanistan, Rahimi vit et travaille à Paris. L’Afghanistan natal nourrit son œuvre (trois romans au total) où il montre les violences de la guerre et le traumatisme d’une société opprimée. Spécialiste du cinéma et des techniques audiovisuelles il adapte l’un de ses romans Terre et Cendres au cinéma. Le film reçoit un prix au festival de Cannes en 2004.

Après avoir rédigé ses deux premiers romans en persan, Rahimi, fait le choix du français pour Syngué Sabour – langue d’adoption qu’il maîtrise depuis son plus jeune âge.
Syngué Sabour, c’est en persan une pierre magique, pierre de patience, qui recueille tous les maux des hommes qui se confient à elle. La légende veut que lorsqu’elle éclate, elle libère avec elle les hommes de leur détresse.
Ici, c’est un homme, blessé par une balle perdue. Allongé, et totalement absent au monde, il n’est plus qu’un souffle rauque. Sa femme veille à sa survie ; elle le soigne, lui parle sans savoir s’il l’écoute et la comprend. La guerre civile sévit à l’extérieur. Tueries, pillages sont la toile de fond de ce drame intime qui se joue à huit clos. Au fur et à mesure des heures et des jours (scandés par les souffles de l’homme et les quatre-vingt-dix-neuf noms de dieu) la femme parle, laisse échapper toutes les paroles retenues si longtemps, révèle ses secrets les plus intimes. Elle dénonce l’oppression du couple, de la religion et de la société avant que la pierre de patience n’explose à la fin du roman.

Le livre est dédicacé à la poétesse afghane Nadia Anjuman battue à mort par son mari (simples initiales de N. A. dans le roman).
Puis une citation du poète Antonin Artaud (1896-1948) fait figure de préface et annonce le roman à venir « Du corps par le corps avec le corps depuis le corps et jusqu’au corps » – citation tirée du recueil Interjections.

Note : Artaud fait de nombreux séjours en asile psychiatrique et son œuvre d’abord proche du mouvement surréaliste, devient au fur et à mesure de plus en plus hermétique. Ses textes sont fulgurants, ils consument et brûlent par leur violence.
Le corps et son rapport avec le langage sont à la base de l’œuvre d’Artaud qui réfléchit sur le statut du corps et de l’identité. Pour Artaud, le corps est l’instrument par lequel toutes les facettes de la vie se révèlent. La souffrance inhérente à l’existence se manifeste dans le corps et par le corps (notion de corps transfiguré : se réapproprier son corps dans un combat acharné contre dieu – exige d’en finir avec le corps anatomique et sexué – corps dissocié, déchiré). Son œuvre influence de nombreux penseurs dans tous les domaines : philosophie, psychanalyse, peinture, littérature etc. (cf. Beckett, Francis Bacon, Deleuze…)

Enfin sur la page d’introduction et à l’instar d’une pièce de théâtre qui localise la prochaine scène, Rahimi précise « Quelque part en Afghanistan ou ailleurs »
L’histoire se situe en Afghanistan, dans un pays en guerre, mais l’auteur tient à préciser qu’elle pourrait se situer n’importe où ailleurs.

Le style de Rahimi est sobre. Le vocabulaire employé est simple, parfois basique. Son écriture parait dépouillée, parfois sèche, Le laconisme de certaines phrases et les répétitions voulues « La chambre est vide. Vide de tout ornement» font penser à une prière incantatoire. Les phrases courtes et simples cherchent à se graver dans la mémoire.
Il n’y a pas de parties dans le roman, seulement des paragraphes d’une longueur qui varie selon les scènes abordées. L’usage de la ponctuation est propre à l’auteur. Les phrases se réduisent parfois à un simple adjectif « vert » à un adverbe « Lentement » ou un complément circonstanciel « Ou dans le couloir ».
Le langage est parfois choquant « mais aussi souvent poétique (dans les images « Les rayons du soleil, passant à travers les trous du ciel jaune et bleu du rideau, caressent le dos de la femme, ainsi que ses épaules qui oscillent toujours régulièrement, à la même cadence que le passage des grains du chapelet entre ses doigts » ou le rythme du langage :
« Le soleil se couche.
Les armes se réveillent
Ce soir encore on détruit
Ce soir encore on tue
Le matin.
Il pleut.
Il pleut sur la ville et ses ruines.
Il pleut sur les corps et leurs plaies»)
Il n’y a pas de dialogues mais des morceaux de monologues insérés dans le texte. Un narrateur inconnu nous convie à regarder ce qui se déroule dans cette chambre, à entendre ce que la femme dit. Omniscient il nous fait aussi découvrir les pensées de cette femme. « Perdue. Elle grommelle : je n’en peux plus ». Le lecteur/spectateur se positionne donc derrière la caméra ou devant la scène et assiste littéralement à l’acte qui se joue devant lui.
Lorsque la femme sort de la chambre pour rejoindre les petites filles ou pour aller dans la ville, le lecteur reste à l’intérieur, il ne sort pas de cette pièce mais reste prisonnier comme l’homme (Cf. technique théâtrale, épouse parfaitement le sentiment de huit clos).

Tout porte donc à croire que ce roman est écrit pour être joué au théâtre ou bien mis en film. Rappelons que Rahimi est aussi un cinéaste pour qui le visuel est primordial (cf. style de Duras).

Deux personnes occupent le devant de la scène : l’homme et la femme. Ils n’ont pas de noms propres. Le portrait de l’homme est brossé en premier, c’est par lui que tout arrive, il dicte ce qui se passera ensuite puisqu’il est alité, malade et sans voix, obligeant son épouse à s’occuper de lui et le servir.

L’homme était « moustachu » sur la photo, il « porte une barbe » au début du roman. Il semble avoir une cinquantaine d’années, ses cheveux sont « poivre et sel ». Son apparence physique est sévère « yeux noirs (…) il ne rit pas (…) il a l’air de quelqu’un qui refrène son rire ». Bien qu’incapable de se mouvoir ou apparemment inoffensif il donne l’image du prédateur endormi « son nez ressemble de plus en plus au bec d’aigle (…) ses yeux encore plus petits sont enfoncés dans leurs orbites (…) Sous sa peau diaphane, ses veines comme des vers essoufflés s’entrelacent avec les os saillants de sa carcasse ». De son portrait se dégage une atmosphère d’angoisse et de peur. Sa présence se résume à cette image et au bruit de sa respiration lancinante « oscillant au rythme de sa respiration », seul bruit dans une « chambre vide » et par ailleurs silencieuse.

La femme quant à elle est belle, jeune « Ses cheveux noirs, très noirs, et longs, couvrent ses épaules ballantes ». On la découvre prostrée au chevet de son mari « La femme est assise. Les jambes pliées et encastrées dans sa poitrine. La tête blottie entre les genoux ». Une main sur la poitrine de l’homme, une autre proche du Coran « A portée de la main, ouvert à la page de garde et déposée sur un oreiller de velours, un livre, le Coran » elle prie « Elle tient un long chapelet noir. Elle l’égrène ». Son apparence bien que posée et soumise laisse entrevoir le drame à venir, elle a « une étrange inquiétude dans le regard ». Sa jeunesse et ses désirs se perçoivent à « ses lèvres charnues ». Elle est présentée comme fatiguée, « La tête de la femme bouge. Lasse. Elle quitte le creux de ses genoux ou plus loin « abattue ». Elle supplie son mari de lui donner un signe de vie qui puisse la motiver « Au nom d’Allah, fais-moi signe pour me dire que tu sens ma main, que tu vis, que tu reviens à moi, à nous ! Juste un signe, un petit signe pour me donner de la force, de la foi ».
La tension monte, et la femme finit par vociférer ses prières, lancer des cris. Le monologue prend de plus en plus d’importance au fil du texte. Elle remonte ainsi ses souvenirs, celui de sa famille, d’elle-même ensuite, enfant maltraitée par un père tyrannique et cruel, jeune fille mariée contre son gré, épouse délaissée par un mari indifférent à ses désirs, et plus intéressé par les armes que les femmes.
Les mots sont violents, volontairement crus et choquants. Ses secrets éclatent, celui de ses enfants conçus avec un autre homme de peur d’être répudiée par un mari stérile, celui de ses désirs sexuels inavoués et inassouvis.
Les deux petites filles (sans nom également) ne jouent qu’un rôle secondaire dans le récit, tout est axé sur le couple : l’homme, la femme. Les fillettes se trouvent d’emblée hors du champ visuel et ne sont perçues que par leurs pleurs « Une petite fille pleure. Elle n’est pas dans cette pièce. Elle peut être dans la chambre d’à côté. Ou dans le couloir (…) Une deuxième petite fille pleure. Elle semble être plus proche que l’autre, derrière la porte, sans doute ».
La rébellion de la femme d’abord verbale devient peu à peu physique, et elle se livre à la prostitution avec un jeune garçon sous les yeux de son mari alité.
Bien qu’elle parte en guerre contre cet époux détesté (elle l’insulte, le déshonore et se masturbe sous ses yeux, lui jette au visage la vérité sur sa paternité) elle semble quelque part encore l’aimer (elle le soigne, le caresse, profite de son immobilité pour l’embrasser – acte proscrit auparavant) et vainement espérer un signe, une tendresse, une acceptation de sa condition de femme « Ses doigts se perdent d’abord dans la barbe drue, y restent un souffle ou deux. Ils resurgissent ensuite pour s’étendre sur les lèvres, caresser le nez, les yeux, le front, et disparaître de nouveau dans l’épaisseur des cheveux crasseux ».
Son long monologue enfin a une vertu thérapeutique, la parole apaisant et réconfortant.

Au même titre que les personnages, la chambre et la ville (extérieure) en contraste jouent un rôle crucial dans le texte. Le roman commence d’ailleurs par la description précise de la chambre qualifiée de « petite », « rectangulaire », « étouffante », « sans ornement ». Elle est avant tout sombre, sans lumière « Troués ça et là, ils (rideaux) laissent pénétrer les rayons du soleil pour finir sur les rayures éteintes du kilim ». Elle n’a pour seules décorations qu’un tapis, « la photo de l’homme » et « un kandjar » (poignard oriental à longue lame tranchante / symbole précurseur du drame final).
La ville quant à elle est perçue comme « violente » sous « l’explosion d’une bombe ». La guerre est toute proche, à la porte de la maison, juste derrière le mur de la chambre « On riposte. Les répliques lacèrent le silence pesant de midi, font vibrer les vitres » (bataille anonyme, comme gratuite – utilisation du « on » collectif/générique).

Un « roman total »

Annie Ernaux puise dans tous les registres de l’intime pour rédiger son œuvre mais reste hantée par un projet de plus grande envergure, couronnant sa quête d’écrivain, écrire « une sorte de destin de femme », étalé sur plusieurs décennies « quelque chose comme Une vie de Maupassant qui ferait ressentir le passage du temps en elle et hors d’elle, dans l’Histoire » (p.158).

Après avoir donné voix à la mère, au père, à l’amant, à son moi le plus secret elle réalise enfin en 2007 le livre de la mémoire Les années. Le projet est titanesque -elle le qualifie elle-même de « roman total » (p.158) – et fut longtemps appréhendé « Elle a peur de se perdre dans la multiplicité des objets de la réalité à saisir. Et comment pourrait-elle organiser cette mémoire accumulée d’événements, de faits divers, de milliers de journées qui la conduisent jusqu’à aujourd’hui. » (p. 159).
On peut ici avancer quelques hypothèses sur les motifs qui ont finalement rendu ce projet faisable. Je pense essentiellement à la maladie, qui touche l’auteur et qu’elle évoque dans le texte « un cancer qui semblait s’éveiller dans le sein de toutes les femmes de son âge et qu’il lui paru presque normal d’avoir parce que les choses qui font le plus peur finissent par arriver » (p. 235). La maladie lui fait prendre conscience de sa finitude et crée un sentiment d’urgence jusque là inconnu (Sorte de déclencheur qui permettra le passage à l’acte).

Elle refait alors le trajet d’une vie dans le temps, vie constituée de strates différentes, à l’image de ces fragments qui constituent le texte.

Au début du roman le personnage/narrateur est très diffus, difficile voire impossible à saisir (cf. premières pages du « roman »). Cette disparition du personnage rend parfois la lecture ardue. Le lecteur est bombardé de faits et d’idées apparemment sans lien. Par ailleurs Il n’a pas la possibilité de se rattacher à une intrigue romanesque pour guider ses pas et avance à tâtons d’un événement à l’autre sans saisir la trame principale. Néanmoins au fil des pages le personnage finit par s’imposer et révéler au lecteur son objectif. La fillette floue de la photo, balbutiante et somme toute encore assez indifférente à son époque, devient une jeune femme puis une femme d’âge mûr qui ressent le temps et s’interroge sur l’histoire, la sienne et celle de ses contemporains.

Les retours en arrière au rythme des années sont perçus comme une « série d’Abymes » (p.204) et plongent le lecteur dans le vertige du temps, à la fois celui de la France, d’une génération, et d’un individu.

Note explicative : La mise en abyme est un procédé qui consiste à plonger dans l’infini – image dans une image, principe du miroir qui se reflète à l’infini, du récit dans le récit, ou de la peinture dans la peinture. Gide crée l’expression (commentaire sur le principe du blason) et formalise ainsi un procédé déjà très utilisé dans les arts. La technique permet de s’interroger sur le principe même de la représentation. On pense entre autres à Paul Claudel dans L’Echange mettant en abyme le théâtre (personnage sur la scène qui joue une actrice en train de décrire le théâtre) mais aussi au Nouveau Roman (Claude Simon, Nathalie Sarraute etc.)

Ernaux emploie la métaphore filée de la lumière pour expliquer l’objectif de son livre, sa volonté de mettre à jour, de comprendre et saisir le passé « L’image qu’elle a de son livre, tel qu’il n’existe pas encore (…) une coulée de lumière et d’ombre sur des visages » (p. 179) ou bien « (…) une nouvelle fois ressuscités du temps dans un linceul de lumière » (p. 217) ou encore « elle voudrait saisir la lumière que baigne les visages désormais invisibles, des nappes chargées de nourritures évanouies, cette lumière qui était déjà là dans les récits des dimanches d’enfance et n’a cessé de se déposer sur les choses aussitôt vécues, une lumière antérieure » (p. 241)
La métaphore renvoie parfaitement à la méthode utilisée pour progresser dans le livre, soit l’usage de la photographie : jeu d’ombre et de lumière « les quatre visages rapprochés sont partagés chacun en une zone sombre et une zone lumineuse par le soleil qui vient de la gauche ». (p. 200).

Influence proustienne

Aborder la démarche d’Ernaux dans Les années c’est avant tout faire référence à Proust qu’elle cite à maintes reprises dans son texte. Mais le rapprochement va bien au delà de ces simples références à l’auteur.

Comme Proust, la mémoire dans Les années permet de reconstruire le souvenir (collectif et intime), de sauver les morceaux épars du passé et ainsi d’abolir le temps. Le temps est un temps retrouvé, fixé par l’écriture, car l’histoire dans Les années comme dans A la recherche du temps perdu, est celle d’une vocation littéraire (narrateur qui à la fin prend conscience de son objectif et qui se met à écrire).

L’écriture œuvre contre l’oubli, elle permet de résister au temps et elle restitue l’être, insaisissable par définition. Il y a aussi un effet purificateur lié à la mémoire car celle-ci décante l’essentiel du moment retrouvé.
La mémoire crée la base d’une vie plus réelle qui défie le temps et relie à l’éternité (durée bergsonienne et non temps mathématique – Thème commun de la littérature ou en général de l’art appréhendé en tant que mode d’accès à une dimension sublime).
Sur les thèmes de mémoire, d’écriture et de création Andreï Makine affirme d’ailleurs:
«L’homme qui se souvient est déjà créateur. Quand vous vous souvenez, vous vivez déjà les événements de façon extraordinaire, car vous sélectionnez les moments importants. Vous êtes déjà un écrivain virtuel ».

Ernaux enfin conclut son « roman » (devrais-je dire son projet) par une phrase digne de Proust « Sauver quelque chose du temps où on se sera plus jamais ». La fin fait écho au début du livre, apportant la solution au problème posé « Toutes les images disparaîtront » (même emploi du futur, atypique sachant que presque tout le roman se joue à l’imparfait mêmes paragraphes fragmentés, hachés ; semblable défilée d’images arbitraires épousant l’inconscient du personnage/narrateur).

Thèmes ou filtres de lecture choisis pour guider notre analyse

• Temps et mémoire – E.S.
• Histoire collective et histoire intime – E. M.
• Usage de la photographie – B.V.
• Repas de fête – L.T.
• Regard sur plusieurs décennies – J.S.
• Analyse du langage – J. W.
• Point de vue féministe – ID