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  • Bonjour Benjamin, je suis heureuse de vous accueillir aujourd’hui dans le cadre de l’AF pour cette conversation.
    Vous êtes Français, originaire de Bordeaux, où vous avez grandi. Après des études de lettres modernes et de philosophie à la Sorbonne et à l’École normale supérieure, vous êtes devenu lecteur de français à Amherst College dans le Massachusetts. C’est là que vous êtes tombé amoureux des états Unis et vous avez décidé de vous y installer en 2010. 
    Vous êtes docteur de l’université Yale et professeur associé à l’université Ohio State où vous enseignez la littérature française du 18e siècle et la création littéraire. Vous êtes aussi directeur du Centre d’excellence de l’université Ohio State dont le but consiste à promouvoir la culture française et francophone aux États-Unis. 
    C’est en qualité d’écrivain que nous vous recevons aujourd’hui car vous avez publié huit livres en France et aux États-Unis, parmi lesquels Père et Fils (Gallimard, 2011), American Pandemonium (Gallimard, 2016), L’Amérique posthume (Classique Garnier, 2019), Les paradoxes de la postérité(Minuit, 2019) et L’île de la Sentinelle qui vient de paraître chez Gallimard en février 2022. 

    Comme le titre l’indique, votre roman porte sur l’Île de la sentinelle, située dans l’océan Indien (baie du Bengale) et peuplée par une des dernières tribus indigènes entièrement coupées du monde moderne ainsi que sur la vie de deux amis Krish et Markus. Krish, d’origine indienne et Markus, jeune Américain fortuné et brillant, font connaissance lors de leurs études à Yale et partagent rapidement la même fascination pour l’île interdite, fascination qui s­era le nœud de l’intrigue. 
    Qu’est-ce qui vous a fait prendre la plume sur ce sujet ? Pourquoi l’île de la Sentinelle ? 

Ce qui m’a fasciné dans l’île de la Sentinelle, c’est sa position à la fin de ce qu’on peut appeler l’âge des grandes découvertes. Au 16e siècle commence l’entreprise occidentale de découverte du monde qui produit le recensement de plus en plus exhaustif de la planète. Petit à petit la mention « terra incognita » disparaît des cartes ; petit à petit le désir de voyager disparaît aussi car à mesure qu’on découvre le monde, le désir de découvrir de nouveaux espaces se réduit. Et ce qui arrive tout à la fin de ce très long processus d’arpentage, de découverte du monde, c’est l’île de la Sentinelle…le dernier espace sur la planète qui conserve une très grande quantité de mystères. 
On sait très peu de choses sur l’île de la Sentinelle, sur son organisation géographique, sur ce qui se trouve sur l’île elle-même. Juste une poignée d’anthropologues ont pu s’y rendre dans les dernières décennies. L’île la Sentinelle est maintenant absolument interdite. Il y a un cordon de sécurité maintenu en permanence par la marine indienne pour empêcher les incursions étrangères. Et bien entendu, ce qui la rend fascinante, c’est son peuple, dont rien ou presque n’est connu. On sait des Sentinelles essentiellement ce qu’on ignore : leur langue, leurs croyances religieuses. On sait juste une chose avec certitude, c’est que les Sentinelles ne veulent pas de notre présence. Ils le montrent d’une manière éloquente en repoussant la venue de tous les étrangers. Ce qui m’a fasciné dans cette île, c’est sa dimension de dernier territoire de l’aventure humaine quand le reste du monde a été arpenté, parcouru, connu, identifié. Comme je le disais dans un passage, tout peut être observé de nos jours par l’intermédiaire de Google Maps et grâce aux moyens techniques dont nous disposons. Il reste cependant ce fragment ; il ne reste justement à notre époque plus que lui. C’est ce qui rend à mon sens cet espace fascinant. 

  •  Vous avez dû, j’imagine, faire beaucoup de recherches, comment avez-vous procédé pour apprendre tout ce qu’on découvre en vous lisant ? 

Je me suis appuyé sur ma formation universitaire et j’ai pris cette île et son peuple comme objet intellectuel à étudier. Même si j’ai dit à l’instant que très peu de choses sont connues au sujet des Sentinelles ; quand on creuse un petit peu on se rend compte qu’en vérité, il y a eu des spécialistes qui se sont intéressés à eux d’assez prêt et il existe des ouvrages anthropologiques écrits à partir des années 1990. Pour une brève période le gouvernement indien a autorisé des missions régulières sur l’île de la Sentinelle afin d’essayer d’établir un contact avec son peuple. C’est ainsi qu’un contact a été établi avec des tribus de l’Archipel des Andamans : les Onges et les Jarawas. Je me suis intéressé à cette île par l’intermédiaire de ces ouvrages anthropologiques sérieux, je pense notamment aux ouvrages de Triloknath Pandit. Ce qui m’a également fasciné, c’est la représentation des Sentinelles dans le monde, dans les médias – il s’agit là d’une approche plus populaire où on les représente en les caricaturant, les stéréotypant. Je me suis donc emparé de tous les documents qui existent et me suis inspiré des travaux sérieux sur le sujet afin de dépasser cette représentation caricaturale des sentinelles comme peuple soi-disant barbare, sauvage, voire cannibale. 

  • Vous êtes-vous rendu vous-même dans les Andamans pour connaître ces peuples que vous évoquez : les Onges et les Jarawas ? 

Non, je n’ai eu ni l’occasion ni le besoin de m’y rendre. Je dirais qu’il y a une grande facilité à s’imprégner d’images, de couleurs, de sensations, notamment par l’intermédiaire de toutes les photos qu’on peut trouver sur Internet. Ce qui aussi m’a permis de ne pas éprouver le besoin de me rendre sur place, c’est un documentaire absolument magnifique intitulé « Nous sommes l’humanité » du journaliste, Alexandre Dereims. Ce documentaire m’a beaucoup influencé et je le mentionne à la fin du roman. Dereims a eu l’occasion de se rendre dans les Andamans, dans la réserve des Jarawas, une tribu à laquelle personne n’a normalement accès. Il a réussi à contourner l’interdiction et est arrivé à les rencontrer, à leur donner la parole. Ce documentaire m’a apporté beaucoup d’images et de contenus que j’ai pu ensuite réinvestir dans le livre. Et de toutes façons, il est impossible de s’approcher de l’île de la Sentinelle, c’est interdit et tout à fait illégal. Aller chez eux, c’est aussi les mettre en danger car nous sommes porteurs de microbes qui pourraient facilement détruire cette population dont on ne connaît pas le chiffre exact, quelques dizaines…deux cents personnes peut-être. 

  • Vous évoquez l’histoire de John Chau, jeune évangéliste américain qui a enfreint l’interdiction et est allé sur l’île pour y porter la bonne parole ; il souhaitait évangéliser les Sentinelles. Cela s’est très mal fini et vous relatez dans votre roman cet événement tragique survenu en novembre 2018, pouvez-vous nous en dire plus ?

Oui, effectivement j’en parle dans une section du livre. Le roman est construit de telle sorte qu’il y a dans les deux premières parties une alternance entre les chapitres qui sont consacrés à l’histoire de Krish et Markus (les deux personnages centraux) et ceux consacrés à ces rencontres épisodiques entre l’occident et les Sentinelles. L’un des chapitres les plus développés du livre parle de ce missionnaire que vous évoquiez : John Chau. Très jeune, à l’âge de dix-sept ans seulement, au retour d’un voyage au Mexique où il avait participé à la construction d’une école dans une mission évangélique, John Chau s’est mis en tête d’aller sur l’île de la Sentinelle pour apporter la bonne parole à ces derniers. Toute son existence s’est construite autour de ce but. Étudiant dans une université évangélique d’Oklahoma, il s’est formé à la médecine en urgence ainsi qu’aux techniques permettant de prendre contact avec des peuples qui n’ont jamais été contactés. Après plusieurs voyages de repérages, il s’est rendu en 2018 sur l’Archipel des Andamans, avec l’objectif d’aller sur l’île de la Sentinelle. Objectif qu’il est finalement arrivé à remplir. Il a fait un premier séjour très bref sur l’île, les Sentinelles lui ayant fait signe clairement qu’il n’était pas le bienvenu ; puis il est retourné une deuxième fois et a failli se faire tuer. Enfin, la troisième fois, il s’est effectivement fait tuer par les Sentinelles. Cette histoire a eu une importance dans la genèse du roman pour différentes raisons. J’avais plus ou moins renoncé à écrire ce texte, puis l’histoire tragique de John Allen Chau a relancé mon intérêt pour ce peuple. C’est donc l’évènement déterminant qui a enclenché la genèse du texte. La rédaction a commencé en janvier 2019 et j’ai fini le livre en 2021. 

  • Donc si je comprends bien, le projet d’écrire sur les Sentinelles était là avant 2019, vous ne saviez pas exactement comment le faire et c’est cette tragédie qui vous a fait revenir sur ce projet initial ? 

Oui, j’ai tendance à beaucoup échouer quand j’écris. Mes livres ont tendance à parler d’aventures mais selon moi l’écriture elle-même est une aventure. Et une aventure, très souvent, cela échoue, il y a des arrêts, des moments catastrophiques. J’avais fait plusieurs tentatives pour écrire ce roman mais n’avais jamais trouvé la bonne approche pour le faire. Cette histoire m’a interpellé et montré qu’il existait des gens dans le monde qui pouvaient éprouver une fascination au point de se mettre en danger pour elle et en l’occurrence risquer leur vie pour fouler la grève de cette île interdite. 

  • Dans votre roman on découvre deux histoires qui s’emboîtent, d’un chapitre à l’autre, et finissent par se rejoindre pour bientôt n’en faire qu’une : 
    L’histoire de Krish et de Markus – c’est la partie fictionnelle dans laquelle il est question non seulement de montrer leur relation ambiguë entre amour-haine mais aussi de résoudre un mystère – mystère qui ne nous sera révélé qu’à l’issue du roman, et
    L’histoire de l’île de la sentinelle, depuis ses origines il y a 60 mille ans – un récit donc de faits historiques montrant les stéréotypes, le racisme, la violence à laquelle elle est exposée au cours du temps. 
  • Pourquoi avez-vous choisi ce modèle d’emboîtement des deux narrations ? Est-ce justement lorsque vous êtes revenus sur l’histoire de John Chau que vous avez fait ce choix d’alternance ? 

A l’origine mon intention était de faire un récit emboîté, c’est à dire avoir une première partie purement fictionnelle puis inclure ensuite un long passage sur les moments de contacts entre l’occident et l’île de la Sentinelle. Mais je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup à dire et que cela ferait exploser la structure de mon roman car l’interruption de la partie fictionnelle serait trop longue.  J’ai alors lu un texte qui m’a beaucoup influencé, d’un de mes romanciers préférés, l’auteur japonais Haruki Murakami. Dans La fin du monde, un de ses romans préférés d’ailleurs, il y a un phénomène d’alternance entre deux histoires : une ancrée dans la réalité référentielle de Tokyo et une autre plus dans la tradition du réalisme magique nippon dont Murakami est l’un des exemples parfaits. Ce phénomène d’alternance m’a donné l’idée d’adopter quelque chose de similaire, de jouer sur l’alternance entre les deux parties du récit : la partie fictionnelle et la partie documentaire que vous évoquiez.

  • Krish, étudiant en anthropologie, écrit sa thèse, Markus, étudiant en littérature rédige un mémoire sur Joseph Conrad et entame en parallèle l’écriture d’une fiction sur l’île de la sentinelle.  Sans oublier que le roman que nous lisons, nous lecteurs, est celui de Krish, (à la fois personnage principal et narrateur) qui âgé, malade et au seuil de la mort prend la plus plume pour nous conter son histoire. 
    On comprend que l’acte d’écriture tient une part importante dans le roman. Pourquoi avoir voulu créer cet effet d’écho de l’écriture, cet effet de miroir ? L’écriture/la littérature serait-elle un moyen de s’ancrer dans le réel, de lutter contre l’évanescence et la finitude ?

Il y a effectivement une réflexion aussi sur l’écriture du roman ; je dirais que tout écrivain à notre époque écrit après Proust et après cet immense roman qui réfléchit sur l’acte même de l’écriture. Cette dimension post moderne du roman qui réfléchit à sa propre écriture m’a intéressé. Un personnage, Markus, écrit un roman qui s’appelle L’île de la Sentinelle. C’est un roman raté ; Markus est un écrivain raté. Il essaie de produire une œuvre mais, par dilettantisme ou par faiblesse, il n’y parvient jamais réellement. Il y a cette angoisse de ma part de réfléchir sur l’acte même de l’écriture du roman dans le roman, d’essayer de dépasser le spectre de l’échec du roman. J’espère que L’île de la Sentinelle arrive à transcender l’échec de L’île de la sentinelle fictive dont il est question dans le livre. 

  • Vous ouvrez chaque partie du roman (et il y en a trois) par une citation de Joseph Conrad. Conrad est aussi l’auteur sur lequel écrit Markus, cet écrivain raté que nous évoquions, car c’est le sujet de sa thèse de littérature à Yale. Pourquoi avoir choisi Conrad ? Est-ce pour son contact avec les populations lointaines ou parce qu’il évoque les profondeurs et les ambiguïtés de l’âme humaine ?  

Les deux. A vrai dire, la raison précise pour laquelle j’ai inclus ainsi l’œuvre de Conrad est liée à un article magnifique du journaliste Adam Goodheart The last island of the savages. Ce journaliste américain y raconte sa propre tentative au début des années 2000 pour essayer de se rendre sur l’île de la Sentinelle. Dans ce texte, il se place lui-même sous l’égide de Joseph Conrad. L’allusion à Conrad dans cet article m’a amené à relire l’œuvre de cet auteur, bien sûr Au cœur des ténèbres mais aussi Lord Jim, qui est à mon sens son grand roman. Conrad réfléchit sur l’humanité en train de disparaître, sur cette humanité des marges, hors de l’occident, qui est menacée et risque d’être détruite par ce dernier. Il s’agit de l’un des grands auteurs occidentaux ayant critiqué de manière explicite et féroce la colonisation et son impact sur les populations qui en étaient victimes. Il anticipe donc tous les mouvements de mondialisation qui n’ont fait que se confirmer par la suite au cours du 20e. Mais c’est aussi un écrivain qui est profondément archaïque ; il est préoccupé par des notions qui n’ont plus de valeurs dans l’occident actuel : la fidélité, la promesse, le respect de la parole donnée et la manière dont un individu peut décider de vouloir disparaître parce qu’il n’a pas réussi à tenir sa propre parole.  Tous ces thèmes sont devenus importants dans le roman et il y a bien ici résonnance entre les thèmes évoqués dans L’île de la Sentinelle et l’œuvre magnifique de Joseph Conrad. 

  • Si Conrad illustre chaque partie du roman et si certains de vos thèmes sont communs, on pense également en vous lisant à l’œuvre de Claude Lévi-Strauss – notamment lorsqu’il est question des tribus qui vivent sur les Andamans. 
    Tristes Tropiques ou de façon plus général le travail de Lévi-Strauss a -t-il exercé une influence sur votre écriture ? 

Oui, une influence réelle en effet. J’ai relu Tristes Tropiques à l’occasion de l’écriture de ce roman. Ce qui est magnifique chez Lévi-Strauss, c’est le talent litteraire authentique de ce très grand anthropologue. C’est non seulement un des grands intellectuels du 20e siècle, mais aussi un authentique écrivain. Les pages de Lévi-Strauss consacrées aux Nambikwaras et à son expérience du Brésil sont absolument splendides. Ce qui est très réussi dans l’œuvre de Lévi-Strauss, c’est cette dualité entre récit de soi et œuvre anthropologique. D’une certaine manière cela recoupe la dualité dont il est question dans mon livre puisque le personnage principal, Krish, d’origine indienne, est lui-même anthropologue. 
Il y a effectivement une forte influence de Lévi-Strauss dans mon texte, et notamment quand Krish se rend dans la tribu des Jarawas. Dans cette tribu, il réfléchit aux croyances religieuses de ce peuple ; j’ai voulu retrouver dans mon roman cette alternance Lévi-Straussienne entre récit et observations anthropologiques, creuser la réflexion sur ce peuple et sur ses croyances religieuses. 

  • Les deux amis se rencontrent à l’université Yale et sont rapidement liés par leur appartenance à la fraternité de Saint Andrew. Vous décrivez le monde des fraternités américaines, ses codes et rituels puis quand Krish termine sa thèse le processus de candidature pour obtenir un poste universitaire. Krish, comme vous, est émigré et fait des États-Unis son pays d’adoption. Il semblerait qu’il y ait donc dans votre roman un matériau autobiographique important ? 

C ‘est juste. Un écrivain parle bien des choses qu’il connaît bien. Le travail de l’écrivain c’est de reconnaître ce qui dans sa propre expérience autobiographique a une dimension potentiellement romanesque. J’ai également voulu traiter de sujets qui n’avaient pas forcément beaucoup d’existence dans la littérature française actuelle. Les Etats-Unis de mon roman ne sont pas ceux que l’on connaît. Je parle d’une petite ville, New Haven, sur la côte Est, puis du Midwest. Vous savez, lorsque le roman français parle des Etats-Unis, il ne s’empare pas du Midwest. J’ai donc essayé de saisir dans ma propre expérience autobiographique ce qui pouvait avoir un intérêt plus général, et aussi peut-être ce qui était sous représenté dans la production littéraire actuelle française. 

  • Vous nous parlez des années Trump, du milieu universitaire ; votre personnage, narrateur, est émigré comme vous l’êtes, est-ce que ce regard distancé d’émigré aux Etats-Unis vous a aidé ? 

L’île de la Sentinelle est effectivement aussi un roman sur l’exil, sur la difficulté à se faire une place dans un pays qui n’est pas le sien à l’origine. Mais Krish n’est pas n’importe quel exilé car, à ma différence, c’est un exilé venant d’un pays plus pauvre. Il est Indien et appartient à une minorité, dans son propre regard comme dans le regard d’autrui. J’ai voulu explorer cette difficulté inhérente à trouver sa place dans un pays qui n’est pas le sien et qui ne prévoit pas nécessairement une place pour vous lorsque vous n’appartenez pas à la bonne catégorie sociale ou ethnique. 

  • On sent d’ailleurs dans le livre à maintes reprises que Krish semble souffrir du syndrome de l’imposteur, puisqu’il n’est pas du même niveau social et économique que ses camarades de Yale….

Oui, le personnage vient d’un milieu social très humble. Il commence à faire ses études à Columbia puis il fait sa thèse en anthropologie à l’université de Yale et par la force des choses il se retrouve dans un milieu social et économique qui n’a absolument rien à voir avec celui de ses origines. C’est cette confrontation entre ces deux mondes qui m’a intéressé. L’autre personnage principal du roman, Markus, appartient à la différence de Krish à l’élite américaine dans ce qu’elle a de plus classique. Son père est d’origine suédoise, sa mère est américaine. Elle vient d’une famille très fortunée installée à New York. Le livre raconte aussi ce contact entre deux mondes qui se retrouvent à dialoguer l’un avec l’autre alors que rien ne les y destinait. 

  • Je vais lire maintenant une citation tirée du Voyage en Orient de Lamartine « Je n’ai presque jamais rencontré un lieu et une chose dont la première vue ne fût pour moi comme un souvenir. Avons-nous vécu deux fois ou mille fois ? (..) Avons-nous dans notre imagination, la puissance de pressentir et de voir avant que nous voyions réellement ? Questions insolubles ! ». Vous semblez avoir parfaitement illustré ces propos dans L’île de la Sentinelle, pouvez-vous nous expliquer en quoi ?

C’est un beau passage que je ne connaissais pas et je comprends pourquoi vous l’avez choisi. Effectivement un des thèmes qui traverse le roman est celui du « déjà-vu », celui d’une intuition, non rationnelle et non démontrable par des preuves. Mais le roman c’est aussi cela : un espace où on peut se permettre d’explorer une pensée qui n’est pas toujours une pensée rationnelle, argumentée comme dans une œuvre universitaire. Dans ce roman, il est question du thème du « déjà-vu » comme expérience de familiarité soudaine, le signe d’une connaissance anticipée de ce qui va nous arriver à l’avenir. Peut-être avons-nous tous une connaissance intuitive de ce qui va arriver à des moments fondamentaux de notre vie, en particulier lorsque cela touche aux ruptures qui vont la traverser. L’île de la Sentinelle explore cette intuition.

  • Markus souffre de façon pathologique de « déjà-vus », de ces impressions de souvenirs dans le présent.  Est-ce aussi une façon de montrer la complexité entre le passé et le présent ? De montrer tel que Bergson le disait que seul le présent existe, qu’il n’y a pas de passé, ni de futur. Avez-vous souhaité aller dans cette direction ?

Oui, il y a quelque chose de cet ordre. Je l’ai peut-être d’avantage exploré d’une manière intuitive que d’une manière purement rationnelle. Il y a certains passages qui illustrent cette conception du temps comme s’il y avait des couches de temps toutes simultanées les unes avec les autres ; comme s’il n’y avait jamais véritablement de passé, mais juste une simultanéité de tous les évènements. Au moment où les personnages arrivent sur l’île de la Sentinelle, il y a un passage très bref où il est question de la co-présence de plusieurs temporalités : la temporalité d’une catastrophe qui s’est produite dans les années 80, la temporalité d’un passé beaucoup plus ancien qui remonte aux premières interactions entre les occidentaux et le peuple de l’île et enfin celui du moment présent où les personnages arrivent sur l’île. Il y a des thèmes qu’un écrivain injecte d’une manière volontaire, consciente, rationnelle et ceux qui traversent son livre mais qui relèvent davantage de l’inconscient…quelque chose qui est développé presque à l’insu du romancier lui-même. C’est pour cela que très souvent les critiques sont plus intelligents que les romanciers, c’est pour cela que Proust lui-même disait dans Contre Sainte-Beuve : « Chaque jour, j’attache moins de prix à l’intelligence ». D’une certaine manière, l’art du roman est aussi l’exploration de cette autre forme de rationalité, qui n’est pas une rationalité consciente mais qui consiste à mettre ensemble des thèmes qui échappent au romancier lui-même et qu’il appartient à autrui de reconstruire, reconnecter, interpréter. Et pour effectuer ce travail de reconstruction, je suis finalement très mal placé. C’est plutôt aux exégètes, aux lecteurs tout simplement de faire sens de ce qui dans le texte s’inscrit d’une manière spontanée et inconsciente. 

  • Pour rester sur le « déjà-vu/jamais-vu », vous semblez faire dire ou croire à vos personnages que tout est déjà écrit que toutes nos actions futures sont déjà déterminées ? Est-ce votre point de vue ? N’est-ce pas un peu pessimiste ? 

C’est sans doute l’une des plus grandes questions philosophiques : est-ce qu’il y a de la destinée ou est-ce qu’il y a de la liberté ? Dans un de mes premiers romans intitulé Anna Ivanovna, cette question déjà me préoccupait. Est-ce que finalement on a un destin ou bien est-ce qu’il n’y a que du hasard, ce que j’appelais dans le livre, en citant Marc Aurèle, « des atomes qui se heurtent dans le vide ». D’une certaine manière, c’est la grande question qu’on se pose tous. J’y reviens dans L’Ile de la Sentinelle. Ma conviction personnelle, c’est qu’on peut établir une forme de dialectique entre destinée et hasard/liberté. Je pense qu’il y a des évènements auxquels on ne coupera pas, ni vous, ni moi – des évènements qui sont écrits et impossibles à éviter. Tout ce qui existe pour nous, c’est juste du hasard et de la liberté dans les interstices, entre ces grandes ruptures qui vont intervenir dans notre vie. Il y a une présence dans le roman assez subtile mais latente, sous-jacente, du bouddhisme. Dans le bouddhisme, il y a quelque chose qu’on appelle le karma, quelque chose qui prédétermine dans notre existence des moments de souffrance, des moments de catastrophes individuelles qui vont se produire et qui sont la conséquence d’une très ancienne causalité qui ne remonte même pas à notre existence actuelle mais aux existences passées. Étant bouddhiste moi-même, c’est cette conception là que je retiens. 

  • Autre thème central dans le roman : la filiation ou la transmission – ces réflexions sur la filiation tiennent une place importante dans votre œuvre car elles sont aussi au cœur d’un autre de vos récits : Père et fils. On la voit ici dans la relation entre Markus et Joakim, ainsi qu’avec Krish et son désir de paternité. Quelle est l’importance de la filiation dans votre roman ? Y a -t-il une analogie avec l’île ?

Je suis d’accord avec vous, la filiation est importante dans le livre. On a deux personnages en miroir : Krish et Markus qui ont un rapport distinct à la filiation. Krish est quelqu’un qui a perdu ses parents dans un attentat terroriste – attentat qui s’est réellement produit en Inde en 2008 – c’est un être sans famille. Markus, quant à lui, est un personnage qui a trop de filiation et qui d’une certaine manière est écrasé par le modèle d’un père extraordinairement brillant qui a réussi à créer une véritable fortune ex nihilo dans le monde de l’art. J’ai voulu travailler en miroir entre ce personnage sans famille et ce personnage qui au contraire essaie de s’inventer lui-même en dépit de sa famille et en dehors de l’orbite paternelle qu’il n’arrive pas à fuir puisqu’il finit par travailler pour lui et devenir ce que son père avait souhaité qu’il devienne.  

  • Je vais lire une citation du roman : « Les Sentinelles tenaient le flambeau, vous comprenez, de tout ce qui est envoûtant mais vous échappe, de tout ce qui laisse entrevoir des merveilles mais ne se réalise jamais. (…) Pour nous tous il fallait qu’ils survivent car ils gardaient, intact et fragile, quelque chose de la beauté du monde et comme la promesse qu’un jour nous fussions pardonnés. » 
    En lisant ce passage, je ne peux m’empêcher d’y entendre un écho à Marguerite Yourcenar qui fait dire à l’empereur Hadrien dans Les Mémoires d’Hadrien : « Je me sentais responsable de la beauté du monde». Selon vous, sommes-nous responsables de cette beauté et avons-nous le devoir de préserver le mystère de l’île de la Sentinelle ?

La beauté dont Hadrien se sentait responsable, c’était la beauté de son empire, celle de la civilisation romaine. Pour nous, deux millénaires plus tard, les données du problème ont changé, elles se sont même inversées : il ne s’agit plus de défendre la civilisation contre la barbarie, mais de protéger la nature contre l’excès de civilisation. À cet égard, L’île de la Sentinelle est aussi un roman sur cette capacité de destruction qui est inhérente au désir. Lorsque le désir est satisfait, son objet est détruit. On peut avoir très envie d’aller sur l’île de la Sentinelle, de pénétrer ce mystère, mais c’est alors faire disparaître les raisons pour lesquelles on était attiré par cet espace. Le mystère disparaît, on connaît les Sentinelles et on risque de les mettre en danger et de les anéantir. Le roman nous invite à sanctuariser ces derniers espaces qui nous échappent, qu’on ne contrôle pas, sur lesquels on n’a pas de main mise, dont nous ne nous sommes pas rendus « comme maîtres et possesseurs » comme le disait Descartes. Parce qu’on risque alors d’être tout seul avec nous-mêmes, ce qui est vraiment très triste. Les Sentinelles maintiennent quelque chose de l’ordre de la beauté du monde, de la diversité, de l’inconnu, ce que justement nous sommes dans l’occident en train de détruire de manière systématique. 

  • Question du public : Est-ce qu’on pourrait imaginer une suite à ce roman ?

Hélas non, car le roman se termine sur un épilogue qui est projeté dans un avenir lointain et qui imagine que les Sentinelles auront disparu. Les microbes, les maladies, les hasards auront provoqué la disparition de l’île de la Sentinelle. 
À la fin du texte l’île de la Sentinelle est muséifiée, elle devient un espace de remémoration du peuple des Sentinelles et de ceux des Andamans en général. La possibilité d’une suite n’existe donc pas et le roman est véritablement clos. 

  • Mais s’il n’y a pas de suite, en revanche je crois savoir qu’une traduction est prévue…

Oui, je l’espère. Nous y travaillons actuellement puisque le roman vient de paraître en février. Mon traducteur et ami, Alan Singerman, sera le traducteur en anglais. Rien n’est encore concrétisé mais je ne manquerai pas de vous en faire part le moment venu si jamais le livre est traduit. 

  • Nous l’espérons. Merci Benjamin pour ce très beau roman et pour cet entretien ! 

Elvigami

Le monde n’est plus, vive le monde ! Comme l’adage populaire le faisait entendre pour les rois, lorsque l’un s’éteint, l’autre s’élève et reprend le flambeau de plus belle. En bref,  la flamme demeure.

Différence et éloignement balayés, nous voici depuis quelques semaines à la même enseigne, de Honolulu à Paris ou Chicago. Dans notre bulle, et bien qu’hyper connectés avec une prolifération d’écrans à tout vent, nous sommes tous étrangement face à nous mêmes, à nos propres limites ou bien à l’infini des possibles.

Les plus fortunés évoluent dans de grands espaces voire dans leurs jardins ou sur leurs terrasses (j’avoue les envier pour l’extérieur à l’intérieur), les autres dans quelques mètres carrés, avec ou sans lumière directe. Chacun cependant, est confronté à redéfinir le quotidien et recréer une sphère de vie nouvelle.

Entre télétravail et télé-virtualité, on s’adonne alors à une pléthore d’activités selon les goûts et les talents de chacun: on cuisine et fantasme non stop sur le prochain plat (si tant est que cela ne fût pas de mise auparavant d’ailleurs), on relit les livres de sa bibliothèque, ou bien attrape celui qui s’empoussière depuis des mois sur la table de chevet, on improvise des concerts gratuits pour voisins médusés, on bouge sur place en se mettant au yoga et à la méditation, on prévoit l’après confinement et ses prochaines vacances au grand air (surtout de l’air !), on étudie, philosophe sur le sens de la vie et se remémore un temps passé, ou avouons-le aussi on se chamaille gentiment en famille pour mieux se sentir vivre ensemble.
A chacun de composer.

Ici, en plus du reste, on laisse parler le papier qui se lit en deçà des mots.

Roses Or et Argent Origami     Rose rose sur fond bois clair    3 roses japonaises avec baguette
Tantôt uni, tantôt coloré, mat ou satiné, dense ou léger, petit ou grand il raconte son histoire.

Jonquilles violettes jaunes et oranges          Table rouge         Fleur plate violette

Les lignes s’entrelacent, les surfaces planes s’envolent et le volume advient. Il en sort un monde chatoyant de petites créatures, d’animaux, de fleurs et d’objets.

 

Rose Rouge Origami             Jonquilles violettes et jaunes              Rose en bouton rouge sur tige

Et bien sûr
aucune coupure, aucun collage
juste le papier, ses limites et ses possibilités.

 

Ecureuil          Rose orange sur tige           Cheval et mur orange
Une passion incroyablement simple ou extraordinairement complexe,
que seuls rythment le temps, l’envie et la patience.

 

Lys bleu         Rose Jaune Origami         Mini lapin japonais

Le mariage, en beauté,
de la poésie et des mathématiques,
de la structure et de l’imagination.

 

Fleur japonaise plate        Crane japonais        Boite japonaise

shaker village dessin tba

On y arrive par une petite route de campagne flanquée de longues barrières blanches derrière lesquelles des chevaux attendent d’être montés. C’est une enfilade de prés dans un espace vallonné. L’autoroute bruyante est déjà loin ; les voitures se font rares et les maisons sont de plus en plus espacées. Elles bordent le bas côté, ou trônent plus imposantes au sommet d’une allée. Nous sommes dans le Kentucky, à quelques heures de Chicago, et bientôt sur la gauche une pancarte indique le but du voyage : Shaker Village of Pleasant Hill.

Le village en question se compose d’une trentaine de bâtisses, en bois et en briques, certaines petites d’autres grandes, séparées par un chemin de terre et par des clôtures faites de pierres savamment empilées ; de hangars aux charpentes massives, de quelques enclos cultivés et d’un cimetière où reposent les derniers habitants du lieu. Car il n’y a plus d’occupants depuis 1923 et Shaker Village est maintenant un gîte, un lieu de retraite pour celles et ceux qui souhaitent se ressourcer. On y séjourne en famille, seul ou en groupe et savoure un endroit hors du temps, propice au silence et à la réflexion.

Plaisant Hill fut fondé au début du 19esiècle par une poignée de croyants venus de New England. Leur foi se basait sur un christianisme ascétique aux règles strictes dont les trois grands axes étaient: travail, célibat et spiritualité.

A l’origine, il y a Ann Lee, alias « Mother Ann », une ouvrière analphabète qui en 1774 fuit l’Angleterre et s’installe sur la côte Est pour y pratiquer la religion qui s’est imposée à elle lors d’une vision. Elle y crée la première communauté Shaker ; ce nom est donné en raison des danses extatiques exécutées par les fidèles lors du culte (de l’anglais « shake » signifiant « vibrer » ou « trembler »).  L’austérité de la vie shaker n’arrête cependant pas les adeptes qui, séduits par la sincérité et par les valeurs des Shakers, rejoignent en masse la nouvelle utopie religieuse.

A son apogée en 1840, on compte plus de six mille membres répartis dans dix-neuf communautés dans des états comme le Maine, Vermont, New Hampshire, Massachussetts, Connecticut, Ohio, Indiana et Kentucky. Des familles rejoignent les Shakers et acceptent de troquer leur statut d’époux et d’épouse pour celui de frère et sœur ; les hommes vivent d’un côté, les femmes de l’autre ;  les enfants sont ensemble sous la supervision de quelques adultes. Chaque maison est dotée d’une double entrée avec deux cages d’escaliers distinctes afin de respecter la stricte séparation des sexes. En revanche, les droits échus aux membres sont exactement les mêmes, pour les hommes comme pour les femmes, et ce indépendamment de leur couleur de peau (rappelons au passage que l’abolition de l’esclavage ne sera proclamée qu’en 1865 et que le droit de vote des femmes sera ratifié en 1920 seulement !)

Les journées à Plaisant Hill commencent tôt et sont ponctuées par le travail – un travail manuel mais aussi intellectuel et spirituel. Certains sont fermiers, charpentiers, apiculteurs, boulangers, cuisiniers, tisserands; d’autres chimistes, instituteurs, herboristes, architectes voire inventeurs car tout ce qui peut alléger la tâche quotidienne et apporter plus de plaisir est loué. Et pour que tous puissent développer leurs talents et maîtriser plusieurs métiers, les tâches de chacun alternent régulièrement. On prête aux Shakers plusieurs innovations, celles des tissus imperméables, des vêtements ne nécessitant aucun repassage, de la pince à linge en bois, du balai plat ou encore de la machine à laver; la première scie circulaire aurait également été inventée par une femme shaker. Le village est un des premiers à avoir l’eau courante et l’hygiène fait partie des pratiques quotidiennes. Les travaux sont dignifiés ; exécutés avec respect et soin, ils deviennent en quelque sorte une façon de rendre hommage à dieu.

Ainsi, les Shakers construisent leurs maisons, fabriquent leurs meubles, tissent et cousent leurs vêtements – Tout est simple, ordonné et efficace, sans aucun ornement. Ils cultivent pour se nourrir et vendent leurs produits à l’extérieur de la communauté. Les rituels rythment la vie de tous les jours, une façon peut-être de mieux discipliner les corps et de sublimer les interdits. Les services religieux sont fréquents et ils ont lieu dans le « Meeting House» où tous se retrouvent alors: hommes, femmes et enfants. Ils prient, chantent et dansent, parfois pendant des heures – la musique et la danse étant perçues comme d’autres moyens de se rapprocher de dieu.

Ce qui frappe lorsqu’on reste à Plaisant Hill, c’est la beauté sobre de l’architecture et la modernité des valeurs shakers; ce sont les lignes épurées des escaliers droits ou en colimaçon, la clarté minimaliste des chambres, la rigueur patinée des commodes, l’habilité des boîtes en bois de toutes tailles pour y ranger vêtements et objets, l’ingéniosité des patères qui courent le long des murs afin d’y accrocher manteaux, chandeliers ou chaises.

Shaker Village of Pleasant Hill, c’est un lieu à part où intelligence rime avec perfection et harmonie et où en conséquence, il fait parfois bon se retirer.
(https://shakervillageky.org)

shaker village maison brique  shaker village 2  shaker village escaliers

 

shaker village 1  shaker village 6  Shaker Village maison pierre.JPG

A. SternParis, un début d’après-midi de décembre, Arno Stern me reçoit rue Falguière dans son atelier. Nous passons deux heures à converser dans le « closlieu », l’espace qu’il a créé pour « le jeu de peindre » et pour ce qu’il a nommé « la formulation ».

Cela faisait plusieurs années qu’au détour de mes lectures et réflexions, le nom de Stern revenait, son œuvre, ses théories ; le témoignage ensuite de son fils, André dans « Et je ne suis pas allé à l’école – histoire d’une enfance heureuse ». Il aura fallu une conversation avec une enseignante et plusieurs heureuses coïncidences pour que mon court séjour parisien se voie enrichi d’une visite auprès du pédagogue et fondateur de l’Institut de Recherche en Sémiologie de l’Expression.

« Ici, on joue et quand le jeu est fini, on s’en va » me dit d’emblée Arno Stern. « Ici », c’est le lieu clos d’où le néologisme « closlieu », une pièce d’une vingtaine de mètres carrés sans fenêtre. Le plancher est en bois, le plafond est blanc, les murs sont bariolés, le mobilier se réduit à une table-palette contenant dix-huit couleurs ; elle est placée au centre. Une porte pour y entrer ; une autre plus loin pour ressortir. Une étagère dans un coin permet de ranger des feuilles blanches ainsi que quelques godets et tabourets. « On », ce sont les enfants et les adultes (au maximum une quinzaine par séance) qui le mercredi, samedi ou dimanche se retrouvent pour « jouer », soit peindre loin du bruit et des regards extérieurs.  C’est un moment collectif mais où chacun s’exprime pour soi, en donnant libre cours à sa créativité. Les concepts d’art, d’esthétisme et de production sont bannis. Et si la parole est permise et présente dans le jeu, elle ne sert jamais à commenter ou analyser. Dans le « closlieu », il n’y a ni raisonnement, ni intention, ni attente, ni spéculation, ni comparaison. L’acte de peindre est un jeu sans autre enjeu, il est gratuit et spontané. Chaque participant a sa feuille de papier rectangulaire (la taille correspond au champ visuel d’une personne placée en face d’elle). Six punaises la font tenir au mur. Chacun se munit d’un pinceau, le trempe dans le gobelet de son choix et peint – tout est simple mais ritualisé.

Le « servant du jeu de peindre » sert, comme son nom d’indique, de facilitateur. Il aide à mettre et enlever les punaises pour que l’acte reste fluide ; il rectifie les coulées malheureuses, essuie les gouttes inattendues, apporte un tabouret si nécessaire, aide à la création de nuances de couleurs. Son rôle est clef et plus important qu’il n’y paraît de prime abord – il permet à chacun de rester concentré, de se sentir entouré et ainsi de se livrer pleinement à la « formulation ».
A ce propos, si vous souhaitez apprendre le métier de « praticien » ou « servant du jeu de peindre », sachez qu’il est possible de suivre une formation rue Falguière. Ces formations se déroulent sur dix jours – un total de soixante-cinq heures pendant lesquelles le nouvel initié se familiarise avec les gestes indispensables, avec le langage et surtout apprend à ne jamais être étonné ou interpréter le résultat obtenu.

Lors du «jeu de peindre », il arrive que certains participants continuent d’une fois sur l’autre sur un même thème – la peinture, ou plutôt comme Arno Stern préfère l’appeler, « la trace » peut alors aller jusqu’à deux mètres de haut et s’étendre sur plus de cent mètres de long (Il me confie que l’un des participants vient chaque dimanche depuis plusieurs décennies et ce depuis ses quinze ans). Quand la séance est terminée, chacun laisse sa « trace » – Elle est ensuite étiquetée et rangée.

De fil en aiguille, ou plutôt de couleur en pinceau, on aborde le cœur de la théorie de Stern, soit la « formulation », concept qu’il a découvert après de nombreuses années de recherches et d’expérimentation. Mais pour mieux comprendre le chemin parcouru vers le « closlieu » et la « formulation », retournons tout d’abord aux racines d’Arno Stern.

Comme son nom le fait penser, il naît en Allemagne, dans un pays appauvri par l’inflation. Le national-socialisme est en pleine croissance et lorsqu’Hitler prend le pouvoir en 1933, la famille Stern pressent la menace et décide de fuir. Les Stern arrivent en France ; Arno a huit ans et va à l’école publique ; il apprend une langue alors inconnue, le français. En 1940, la guerre les contraint à fuir de nouveau. Ils réussissent à passer en Suisse et y restent jusqu’en 1945 dans un camp de travail. La paix revenue, la famille retourne en France et doit pour la troisième fois repartir de zéro. Arno Stern cherche un travail ; on lui propose de s’occuper d’enfants orphelins de guerre âgés de quatre à quinze ans. Il leur propose de peindre et là, c’est le coup de foudre ; le « jeu de peindre » deviendra sa passion et la quête de sa vie.

Des années plus tard, Arno Stern ouvre à Paris « L’Académie du Jeudi » (Le jeudi étant alors le jour de la semaine sans école). L’atelier a du succès. Il y accueille bientôt jusqu’à cent-cinquante enfants par semaine. Leurs dessins/traces, sont rangées avec soin avec le nom de chaque enfant et la date. (Les archives commencées en 1947 comptent de nos jours plus de 500.000 traces).
Les traces présentent des similitudes intéressantes et il établit un inventaire constitué de douze objets de base. Ces objets sont ceux qui reviennent de façon récurrente, indépendamment de l’âge, de l’identité ou du milieu social de l’enfant. Il y a bien sûr : le soleil, la fleur, l’arbre, l’eau, la terre, l’oiseau….et la maison. Comme on sait, tout enfant aime à dessiner une maison ; cependant aucune de ces maisons ne ressemble jamais à celles qu’il voit ou a vu en réalité. Alors pourquoi cette conformité entre elles et d’où vient cette maison ?

Intrigué par l’origine des « traces » et curieux surtout de savoir si elles relèvent d’un code commun à tous les êtres humains, Arno Stern décide de partir dans des régions reculées, dans le désert, de gravir les hautes montagnes coupées du reste du monde et d’aller à la rencontre de populations nomades, préscolarisées et donc hors du champ d’influence de l’école. (Ses pas le mènent vers l’Ethiopie, la Mauritanie, la Nouvelle Guinée, le Pérou, l’Afghanistan etc.). Là-bas, il déplie sa table-palette et observe, sans avoir jamais à prescrire ou expliquer plus avant. Les résultats sont étonnants. Non seulement chacun sait intuitivement ce qu’il faut faire mais surtout les « traces » à Paris, comme dans la forêt vierge ou le désert sont identiques. Le développement de celles-ci aussi évolue de façon similaire selon l’âge de l’enfant. Après maints voyages et plusieurs années de recherches et d’expériences variées, il peut enfin affirmer l’universalité du phénomène qu’il nommera « la formulation ».

Mais qu’entend-ton exactement par « formulation » ? Quelle en est sa source? Et comment se peut-il qu’elle touche ainsi tous les êtres humains, indépendamment de leur origine ?

Stern parle d’expression spontanée d’une nécessité interne et avance la théorie de la « mémoire organique »  (la rapprochant de ce que les neurosciences appelleront plus tard « la mémoire cellulaire »). Il pointe sur le fait qu’avant l’âge de deux ou trois ans, personne n’est capable de se souvenir. On peut bien évidemment s’être appropriés des histoires ou des images racontées par ses proches, voire les avoir intégrées de façon si parfaite qu’elles semblent venir de nous, mais en vérité les souvenirs conscients s’arrêtent à ce seuil. En d’autres termes, ce qui constitue les prémisses de notre vie nous reste inaccessible. « Tragique ! » comme s’écrit Stern qui utilise alors la métaphore du livre. Les premiers chapitres en constitueraient la « mémoire organique » ; l’être humain serait comme un ouvrage dont on aurait arraché les vingt ou trente premières pages. Comment dans de telles conditions lire, apprécier, voire comprendre un tel livre ?

C’est là qu’intervient, selon Stern, le jeu de peindre et l’expérience de la formulation. Elle est une des voies d’accès possibles à la mémoire organique, à ces fameuses pages manquantes du livre. Pénétrer dans le « closlieu », se prêter au « jeu de peindre » et « se livrer à la formulation » serait donc un peu comme reconstituer son propre livre.

Il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de thérapie (car il n’y a pas de maladie), mais plutôt de l’expression d’un plaisir spontané afin de parvenir à un meilleur équilibre ou une plus grande connaissance de soi – une façon ludique en quelque sorte d’« être soi-même parmi les autres ».

Deux heures se sont écoulées depuis le début de l’entretien, alors que j’ai l’impression d’être arrivée il y a seulement dix minutes ; la passion d’Arno Stern est rafraîchissante et stimulante.

Merci Arno Stern de votre générosité et de votre enthousiasme !
https://arnostern.com/en/index.html.

Le closlieu 1 La table palette

 

 

 

 

 

 

 

Delerm*
Dernier Delerm, et nonobstant l’évocation que mes oreilles germaniques y perçoivent, le bruit se résume aux échos du monde, aux brides de mots volés dans la rue ou au coin d’une tablée entre amis.
Il s’apparente surtout à la rumeur de la pluie, comme elle à la fois douce et irritante.

Fascinés, on entend, on regarde, on se laisse mener d’une scénette à l’autre, revivant des tableaux du passé, reconnaissant le sourire aux lèvres et les yeux brillants des situations ô combien familières. Nous sommes en famille, en visite ou soirée, assis au cinéma, chez le coiffeur, à faire la queue chez un commerçant, ou encore en voyage dans le Pouliguen ou ailleurs – le décor et les costumes changent, cependant le spectacle reste le même.

« Et vous avez eu beau temps ? », un recueil de soixante-dix vignettes qui a une saveur qui n’est pas sans rappeler la dernière gorgée de bière. D’emblée, l’interrogation est posée et derrière d’apparentes banalités, il s’agit de questionner les signes, le mystère du langage, comprendre ce qui est dit mais surtout ce qui ne l’est pas. Deux pages suffisent pour croquer un microcosme social, pour déjouer les pièges du discours policé ou populaire. La forme brève, le ton enjoué, la critique de mœurs et les réflexions morales s’inscrivent dans la tradition des moralistes français. Certains passages se rapprochent de la maxime et font mouche : « L’honnêteté, une vertu qui semble d’évidence pour ceux qui la pratiquent, et fait jeter le voile de la méfiance sur ceux qui la revendiquent » ou « Je vaux ce qu’on m’estime, et ne suis pas assez orgueilleux pour mépriser toutes les vanités », ou encore : « Aimer, c’est avoir quelqu’un à perdre, c’est donc avoir peur ».

Désinvolte, amusé, parfois un tantinet piquant, Delerm lève les masques, montre le dessous des phrases anodines : « pour être tout à fait honnête avec toi » « on peut peut-être se tutoyer ? », « c’est pas pour dire, mais », « abruti, va ! ».
Ah ! Les coulisses du langage, pour qui sait écouter et décoder.

D’humeur polissonne et tous les sens en alerte, le lecteur butine, badine, lutine. Trois verbes certes un peu désuets, mais qui donnent bien le ton d’un texte toujours léger, au vocabulaire choisi voire précieux, aux envolées lyriques : « C’est le milieu de l’après-midi, une heure sans heure, alentie par la chaleur », un texte enfin qui sait transmettre avec humour la fraîcheur du discours sans pour autant en être dupe.

Lire Delerm, c’est partager un moment de plaisir (se faire plaisir) et surtout ne rien prendre pour argent comptant.

Chicago le 19 février 2017.jpg

A Chicago, un dimanche de février.
Tout devrait être immobile dans la glace.

Aujourd’hui pourtant,
le jour se pare de bleu et de vie.

Il est midi, près du lac.
Le microcosme de la ville se retrouve.
Epaules dénudées, pieds enfin libérés.

A l’horizon, un trait rose traverse un fin duvet blanc,
ciel et eau se confondent presque.
L’image est irréelle, comme retouchée.

Les pique-niques s’improvisent au son de radios calées entre deux pierres.
Les livres s’ouvrent puis se referment sur les visages endormis.
Les heures passent.
Jeux d’enfants, vélos azurés, coureurs aux maillots fluorescents.

Emerveillé, tout le monde devient photographe.
De gros appareils pendent parfois même au cou des badauds.
La caméra prolonge le regard,
Elle cherche à immortaliser la sensation de joie qu’engendre un jour printanier au cœur de l’hiver.

Lentement les armures tombent.
Etourdis par l’air chaud et les premiers rayons de soleil, les passants se voient enfin.
Bouches mollement arrondies, ils se sourient – heureux sans trop savoir pourquoi.

Le bleu du lac rejaillit au fond des yeux.
Seul ou non, chacun se retrouve entouré.
Le tableau force l’admiration.

Un nuage soudain dessine des tâches sur la surface étale,
cercles et volutes blanches

capturent l’attention.
Le temps oscille entre harmonie et beauté.

Chicago le 19 février 2017 -2.jpg

 

Salon photo pour blog

 

La musique de chambre était jouée par les membres de l’Orchestre Symphonique de Chicago (CSO) et de l’Opéra Lyrique : Liba Shacht, Carol Cook, John Sharp

et le tour littéraire à travers la vie et les écrits de Madame de Staël mené par: Isabelle David, Adam Hilevsky et Melisha Mitchell.

 

 

Luigi Boccherini (1743-1906), Sonata for Violin and Cello
Allegretto spirito
Vivace
Grave
Allegro assai

Ludwig van Beethoven (1770-1827), String trio in C moll Opus 9 Nr3
Allegro con spirito
Adagio con espressione
Scherzo, Allegro molto e vivace
Finale, Presto