Archive

Marguerite Yourcenar

La mort tragique d’Antinoüs est précédée de signes avant-coureurs qu’Hadrien ne sait déchiffrer sur le moment. Ce n’est malheureusement que trop tard qu’il comprend la souffrance du jeune homme et ses futurs projets de suicide.

• Attitude insolite d’Antinoüs :
Antinoüs connaît des moments de solitude ou bien d’exaltation suivis de pleurs inexpliqués « Il allait et venait silencieusement dans la pièce » puis « Sa gaieté presque stridente ne se démentit pas un instant, à peine soutenue d’une coupe de vin grec (…) la sauvage gaîté persista. Mais, au matin, il m’arriva de toucher par hasard à un visage glacé de larmes. Je lui demandai avec impatience la raison de ces pleurs ; il répondit humblement en s’excusant sur la fatigue ».
Un autre jour, il fait à Hadrien l’étrange promesse de revenir lui faire signe et de le renseigner sur la mort s’il venait à disparaître le premier.

• Foudre qui tue l’homme et le faon sur le mont Cassius:
La révélation d’Antinoüs se fait sur le mont Cassius, lors d’une cérémonie de sacrifice et lorsque la foudre tue d’un seul coup l’homme et le faon que celui-ci s’apprêtait à sacrifier. Il réalise alors que la mort peut « devenir une dernière forme de service, un dernier don, et le seul qui restât». Sa terrible décision semble, comme nous l’avons vu auparavant, motivée par sa crainte de la vieillesse et sa peur devant la fin ou la décroissance du sentiment amoureux.

• Sacrifice du faucon d’Antinoüs selon les rites de la magicienne de Canope:
En hommage à Hadrien Antinoüs offre de sacrifier sa bête préférée, le faucon qu’il a élevé de sa propre main et auquel il est très attaché. L’oiseau est endormi puis noyé dans l’eau du Nil. Les années de la victime sont sensées s’ajouter à celle de la personne pour laquelle il est sacrifié et lui porter bonheur. Hadrien ne croit pas à ces sorcelleries, il accepte cependant la proposition du jeune homme par tendresse et respect pour celui-ci comprenant l’importance que ce geste revêt à ses yeux.
Le sacrifice de l’oiseau annonce directement celui d’Antinoüs.

Enfin, le jour de l’anniversaire de la mort d’Osiris « dieu des agonies », le vieux Chabrias, soudain alarmé par le comportement étrange du jeune homme et sa disparition soudaine, alerte Hadrien. Ils se mettent à sa recherche et découvrent vite les vestiges de rites annonciateurs du sacrifice humain. Descendus sur la berge du fleuve, ils l’aperçoivent alors « couché au fond, déjà enlisé par la boue du fleuve ».

La douleur d’Hadrien est immédiate et foudroyante.
Pouvoir, ambition, statut social, tout s’écroule soudain devant l’ampleur de la catastrophe et de la perte ne laissant plus qu’un homme vulnérable et profondément blessé « Tout croulait ; tout parut s’éteindre. Le Zeus Olympien, le Maître de Tout, le Sauveur du Monde s’effondrèrent, et il n’y eut plus qu’un homme à cheveux gris sanglotant sur le pont d’une barque ».

Antinoüs n’est qu’un enfant de seize ans lorsque l’empereur Hadrien le remarque. Il deviendra la grande passion de sa vie.

Le chapitre intitulé « Saeculum Aureum » ou « L’Age d’Or » relate leur histoire, ses prémices, sa gloire puis sa fin tragique. Il se trouve en position centrale dans le roman et se situe à l’apogée de la vie Hadrien alors que celui-ci s’affirme en qualité de souverain et d’homme d’état. Le titre insiste sur l’idée de zénith et le vocabulaire du passage poursuit la métaphore de la lumière alliée au sentiment de bonheur. Tout n’est qu’ « ensoleillement », « délices », « volupté », « atmosphère d’or » et de « plaisir ».
Hadrien, à quarante quatre ans, ne connaît de l’amour que le désir et son assouvissement. Ses liaisons sont passagères, ses attirances impérieuses et éphémères. Saisi par la grâce apollinienne d’Antinoüs, il en fait son amant ; et s’il semble vite se lasser du dévouement absolu que lui voue bientôt ce dernier, il ne s’éprend pas moins violemment du jeune homme.

Né en Bithynie (actuelle Turquie), Antinoüs est grec et beau « Je retrouve une tête inclinée sous une chevelure nocturne, des yeux que l’allongement des paupières faisait paraître obliques, un jeune visage large et comme couché ». Il se caractérise par son manque d’expérience, sa crédulité et son ignorance « Il était peu lettré, ignorant de presque tout, réfléchi, crédule ». Son attribut premier semble être le silence. A cela deux raisons possibles, son manque de connaissances certes mais aussi sans doute sa profondeur d’esprit.

Hadrien, attiré par sa beauté et son innocence, ne voit tout d’abord en lui qu’un jeune être, malléable et obéissant. Ses associations peuvent d’ailleurs paraître quelque peu choquantes, surtout au regard de la passion qui les unira ensuite. Il le compare à un animal « Ce beau lévrier avide de caresses et d’ordres se coucha sur ma vie » ou bien « Les jambes un peu lourdes du poulain se sont allongées », à un végétal « ce tendre corps s’est modifié sans cesse, à la façon d’une plante » ou encore à une statue « Je réduis cette jeune figure aux proportions d’une statuette de cire que j’aurais pétrie, puis écrasée entre mes mains ».

Jeunesse et idéalisme vont de pair chez Antinoüs qui voue à Hadrien pendant les quatre années qu’ils partagent ensemble un amour sincère et exclusif et ce malgré la cruauté répétée dont l’empereur fait preuve à son encontre. En effet Hadrien, mis mal à l’aise par la force du sentiment d’Antinoüs et peu habitué à l’authenticité dans ce domaine, affirme son pouvoir et sa liberté de cœur en forçant le jeune homme à supporter ses caprices et d’autres amours de passage. « J’obligeai l’objet aimé à subir la présence d’une courtisane (…) son dégoût alla jusqu’aux nausées puis il s’habitua. ». On note ici l’emploi du mot « objet » et non « personne » qui renvoie au commentaire fait plus haut sur la dévalorisation ou la déshumanisation permanente d’Antinoüs. Il lui impose aussi la présence d’un autre amant, Lucius « l’intimité auquel je les forçais augmentait leur aversion l’un pour l’autre ».
Enfin Il n’hésite pas à porter la main sur le jeune homme ou encore à le rabaisser en le blessant moralement « Je tournai en dérision ses fidélités passionnées qui fleurissent surtout dans les livres ; le bel être insulté rougit jusqu’au sang ».
Plus tard et paradoxalement Hadrien affirme en repensant à son comportement et à ses nombreuses infidélités « Je n’aimais pas moins, j’aimais plus ».

Ces années, bien que tourmentées par la passion, sont pour Hadrien à maints égards sous le signe de la réussite.

Notons que c’est pendant cette période faste qu’il mène à bien les grandes constructions qui marqueront son règne. On distingue entre autres la reconstruction du Panthéon, construit à l’origine sous Auguste par Agrippa puis après plusieurs incendies complètement refait par Hadrien.

« La coupole, construite d’une lave dure et légère semblait participer encore au mouvement ascendant des flammes, communiquait avec le ciel par un grand trou alternativement noir et bleu. Ce temple ouvert et secret était conçu comme un cadran solaire. Les heures tourneraient en rond sur ces caissons soigneusement polis par des artisans grecs ; le disque du jour y resterait suspendu comme un bouclier d’or ; la pluie formerait sur le pavement une flaque pure ; la prière s’échapperait comme une fumée vers ce vide ou nous mettons les dieux ».
Hadrien laisse cependant l’inscription d’origine sur le fronton M.AGRIPPA.L.F.COS.TERTIVM.FECIT ce qui signifie « Marcus Agrippa, fils de Lucius, consul pour la troisième fois, le fit construire ».
A cet achèvement se succèdent le Colisée « Le Colisée réparé, lavé des souvenirs de Néron qui hantaient encore ce site, était orné, à la place de l’image de cet empereur, d’une effigie colossale du Soleil» puis l’érection du temple de Venus et de Rome « On mettait la dernière main au temple de Venus et de Rome ».

Période faste assurément dont Hadrien goûte à tous moments les délices. Alors qu’il se trouve au sommet de l’Etna, il décrit en quelques mots l’arrivée de l’aube, symbole de son apogée, de cet âge sacré où alors tout lui sourit. « Elle vint ; une immense écharpe d’Iris se déploya d’un horizon à l’autre ; d’étranges feux brillèrent sur les glaces du sommet ; l’espace terrestre et marin s’ouvrit au regard jusqu’à l’Afrique visible et la Grèce devinée. Ce fut l’une des cimes de ma vie. Rien n’y manqua, ni la grange dorée d’un nuage, ni les aigles, ni l’échanson d’immortalité ».

Aparté sur le mot échanson et la figure de Ganymède qui évoque celle d’Antinoüs

L’échanson est une personne qui sert à boire et fait référence à la figure mythologique de Ganymède.

Ganymède, prince de la famille royale de Troie est un jeune homme, réputé pour son extraordinaire beauté. Zeus en tombe amoureux. Il se transforme en aigle et l’enlève dans ses serres alors que le jeune homme gardait son troupeau. Il en fait alors l’échanson des dieux dans l’Olympe, soit celui qui verse le nectar dans la coupe de Zeus.
Ganymède a été une riche source d’inspiration pour les arts. On le retrouve sous toutes ses formes dans les tableaux, les fresques, les sculptures (ex. Rubens, Botticelli, Michel-ange, Le Corrège, etc.), mais aussi dans la littérature (Dante, Shakespeare, Du Bellay, Goethe, Hölderlin, Thomas Mann, Musset etc.).
Symbole de la beauté du corps masculin, de érotisme et de la jeunesse éternelle il devient l’emblème de l’homosexualité. Il incarne enfin au sens plus large l’inspiration créatrice et l’enthousiasme poétique.

Cependant, aux succès et à l’amour viennent plus tard se greffer la perte et la douleur. Antinoüs, Idéaliste et exalté, décide de sacrifier sa vie à sa passion et se suicide.
Car mourir pour l’être aimé, au sommet de sa gloire, c’est ainsi pour lui s’assurer l’éternité d’un sentiment trop souvent fugace et qui aurait pu se muer avec le temps en amitié ou pire se rapprocher de l’indifférence. Mourir pour l’être aimé, c’est enfin transformer son amour en œuvre d’art « Je n’ai pas droit de déprécier le singulier chef-d’œuvre que fut son départ » dira Hadrien.

« Chacun de nous a plus de vertus qu’on ne le croit, mais le succès seul les met en lumière ». Ces mots d’Hadrien illustrent bien les années glorieuses qui suivent son avènement – années d’apprentissage et de maturité jalonnées par de profondes réformes, sociales, politiques et économiques.
Elles touchent tous les niveaux de société :

• les esclaves
exemple de l’esclave gracié après sa tentative de meurtre sur l’empereur.
Magnanime Hadrien transforme le loup en agneau en le rendant « inoffensif à force de bonté»
« Ce coupable que la loi sauvagement appliquée eût fait exécuter sur-le-champ devint pour moi un serviteur utile »

• les femmes
« J’ai accordé à la femme une liberté accrue d’administrer sa fortune, de tester ou d’hériter. J’ai insisté pour qu’aucune fille ne fût mariée sans son consentement : Ce viol légal est aussi répugnant qu’un autre »

• les pauvres ou démunis
Il rééquilibre les fortunes, et amenuise les disparités entre riches et pauvres.

• les paysans/laboureurs
« J’ai mis fin au scandale des terres laissées en jachère par de grands propriétaires peu soucieux du bien public : tout champ non cultivé depuis cinq an appartient désormais au laboureur qui se charge d’en tirer parti »

• les soldats
« Je m’efforçais ainsi d’adoucir la sauvagerie de la vie des camps, de traiter ces hommes simples en hommes».

A la tête d’un empire immense, Hadrien se forge une personnalité en tant qu’homme et empereur « J’avais pour le moment assez à faire de devenir, ou d’être, le plus possible Hadrien ». Respectueux de son entourage, même s’il ne partage pas les mêmes goûts il s’impose des règles de conduite strictes, se tenant par exemple debout lors des audiences et non vautré sur des canapés « par réaction contre le sans-gêne de l’attitude assise ou couchée ».

Hadrien se perçoit avant tout comme un fonctionnaire de l’état et non comme un césar. Il veut s’entourer d’un personnel qui le seconde.
Ce point devient particulièrement important quand on pense à la grandeur de l’empire romain au temps d’Hadrien, couvrant les contrées du nord, du centre, mais aussi la côte d’Afrique ainsi qu’une partie de l’Asie.
On comprend aussi pourquoi la plus grande partie de son règne se trouve employée à parcourir l’empire « Sur vingt ans de pouvoir, j’en ai passé douze sans domicile fixe ».

Lors de ses voyages, il fait preuve de force physique et de curiosité (toujours prêt à tout essayer même les choses ou mets a priori les plus repoussants). En cela Hadrien épouse les traits fondamentaux du Voyageur alliant curiosité, aptitude à se mettre au second plan et ouverture d’esprit devant la nouveauté et la différence «Étranger partout, je ne me sentais particulièrement isolé nulle part ».
Hadrien est un homme d’action ce que souligne le style de l’auteur et l’emploi de verbes forts tels que « changer », « annuler », « interdire » « débarrasser » ou « développer ».

Hadrien utilise la devise de « Tellus Stabilita » qu’il qualifie de « propagande impériale » pour répandre l’idée de stabilité de son règne. C’est aussi le titre que choisit Yourcenar pour cette partie du roman. Expression dont la traduction la plus proche serait : La terre retrouve son équilibre. Elle fait bien sur référence à toutes les réformes entreprises par l’empereur pour pacifier son empire, lui redonner force et vigueur.

Fidèle au proverbe latin « si vis pacem, para bellum » (Si tu veux la paix, prépare la guerre), Hadrien n’est prêt à la guerre que pour mieux assurer la paix « J’acceptais la guerre comme un moyen vers la paix ». A la différence des empereurs qui l’ont précédé, il ne prône pas une politique d’extension mais tient plutôt à affermir l’empire dont il hérite.
Au moyen d’habiles négociations et d’une patiente diplomatie, il s’emploie à rapprocher les peuples ou races « qui vivaient porte à porte depuis des siècles (mais) n’avaient jamais eu la curiosité de se connaître, ni la décence de s’accepter ». Ainsi en va-t-il des Grecs et des Juifs « incompatibles éternels ».

Par ses tentatives de réformes et sa volonté de changement Hadrien se crée des ennemis, et seule parfois la chance lui permet de sortir indemne des pièges qui lui sont tendus « Il (Quietus) m’invita à une chasse en Mysie, en pleine forêt, et machina savamment un accident dans lequel, avec un peu moins de chance ou d’agilité physique, j’eusse à coup sûr laissé ma vie. Mieux valait paraître ne rien soupçonner, patienter, attendre ». Conscient du danger et soucieux de faire disparaître cet ennemi il confie la tâche à son tuteur Attianus. Celui-ci, montrant à la fois zèle et stratégie, se débarrasse d’un coup de quatre ennemis déclarés de l’empire et plonge momentanément Rome dans un climat de terreur qui n’est alors pas sans rappeler le règne des anciens empereurs et non celui « modéré, exemplaire » que recherche Hadrien.
Néanmoins, l’expérience et la sagacité du vieillard dont «« depuis trente ans, (le) premier souci avait été de protéger, puis de servir (Hadrien) ne l’avait pas trompé» et Rome s’incline bientôt devant ce mélange de fermeté et de bonté « Attianus avait vu juste : l’or vierge du respect : serait trop mou sans un certain alliage de crainte ».

Le carnet de bord ou les notes éparses prises par Yourcenar pendant et après la rédaction d’Hadrien permettent d’expliquer son objectif « je me suis plu à faire et à refaire ce portrait d’un homme presque sage », sa démarche, son souci de véracité dans le texte et son cheminement d’écriture. La qualité des notes s’apparentent au style du roman, même pureté de phrases, emploi de subjonctifs, et de phrases pivots – charnières sur lesquelles s’enchâssent le texte.

On comprend alors les motivations qui l’ont poussée à délaisser son texte alors qu’elle n’avait que vingt-six ans pour le reprendre ensuite à quarante ans passés « j’étais trop jeune. Il est des livres qu’on ne doit pas oser avant d’avoir dépassé quarante ans (…) il m’a fallu ces années pour apprendre à calculer exactement les distances entre l’empereur et moi ». Seule phrase qui selon Yourcenar subsiste à la rédaction initiale « Je commence à apercevoir le profil de ma mort ». La technique imaginée à l’époque reste la même, une lettre à la première personne et sans aucun dialogue ; les mémoires d’un homme vieillissant au passé riche en couleurs, assagi par les années, contemplatif et serein devant la mort qui approche. Les dialogues sont évincés au profit d’un long monologue.

Il s’agit là de mémoires donc introspectives et non d’un journal, pris sur le vif, puisque selon Yourcenar un homme d’action ne tient pas de journal – activité trop contemplative « Ceux qui auraient préféré un journal d’Hadrien à des Mémoires d’Hadrien oublient que l’homme d’action tient rarement de journal : c’est presque toujours plus tard, du fond d’une période d’inactivité, qu’il se souvient, note, et le plus souvent s’étonne ».

Le roman s’impose par sa psychologie alliée à une démarche historique permanente « Un pied dans l’érudition, un autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensées à l’intérieur de quelqu’un ». L’histoire ne prend sens que dans un temps retrouvé, seul à même de cristalliser et fixer les événements, capable de prendre possession d’un monde extérieur »– Référence directe à Proust pour qui le temps ne prend sens qu’à travers le processus de réappropriation (symbole de l’art par excellence).

D’autres auteurs se sont frottés à cet exercice et ont fourni une entrée romanesque dans l’histoire ou ont donné une approche historique au roman. L’exemple le plus proche est probablement celui de Flaubert dans Salammbô, qui eut l’idée de ressusciter un épisode peu connu de l’histoire de Carthage. Par ses recherches, son souci de l’exactitude documentaire (encore plus flagrant dans Bouvard et Pécuchet avec la lecture de milliers de livres avant la rédaction du roman), sa vive imagination et la pureté de son style (rappelons le zèle employé par l’auteur pour peaufiner son texte), Flaubert a su rendre l’atmosphère du temps, d’une ville au carrefour de la civilisation et de la barbarie, avec tous ses contrastes.

Quelques mots enfin dignes d’être relevés dans ces notes sur le personnage central après Hadrien, Antinoüs, amant de l’empereur, visage emblématique en esthétique, reproduits à l’excès au cours du temps « portraits d’Antinoüs : ils abondent, et vont de l’incomparable au médiocre (…) exemple, unique dans l’antiquité, de survivance et de multiplication dans la pierre d’un visage qui ne fut ni celui d’un homme d’Etat ni celui d’un philosophe, mais simplement qui fut aimé ».

Camée d’après la gemme de Marlborough représentant Antinoüs (Italie par un graveur inconnu de la seconde moitié du 18e siècle) – St Petersburg, Musée de l’Hermitage

« De tous les objets encore présents aujourd’hui à la surface de la terre, c’est le seul dont on puisse présumer avec quelque certitude qu’il a souvent été tenu entre les mains d’Hadrien ».
Enfin je terminerai par le rappel des vers de John Keats extraits de Ode on a Grecian Urn en écho au passage de Yourcenar sur « l’admirable vase, retrouvé à la villa Adriana et placé aujourd’hui au Musée des Thermes, où une bande de hérons s’éploie et s’envole en pleine solitude dans la neige du marbre ».
«Beauty is truth, truth beauty,–that is all
Ye know on earth, and all ye need to know».

Animula Vagula Blandula constitue la première partie des Mémoires d’Hadrien et met en place la technique narrative du roman « Mon cher Marc », lettre testament de l’empereur Hadrien à Marc Aurèle, son fils adoptif alors âgé de dix-sept ans « je ne m’attends pas à ce que tes dix-sept ans y comprennent quelque chose ».
Le discours commence par le « je » du narrateur « je suis descendu ce matin chez mon médecin Hermogène » roman à la première personne introduisant le lecteur au plus près des pensées du personnage (sentiment de proximité voire d’intimité). Rappelons que le titre de cette partie se réfère au propre poème d’Hadrien Animula vagula blandula – mélange subtil donc entre réalité et imagination.

La plupart des grands thèmes développés ensuite dans le roman sont abordés ici : la maladie, ses servitudes et implications « méditation écrite d’un malade qui donne audience à ses souvenirs » , l’homme face à la sagesse et la mort « Ma marge d’hésitation ne s’étend plus sur des années mais sur des mois (…) je commence à apercevoir le profil de ma mort », l’amour « l’un des points de rencontre du secret du sacré », la chasse ou la guerre « j’ai peine à ne pas me laisser aller à d’interminables histoires de chasse ».

Profondeur et beauté du texte apparaissent de suite à la lecture dans le choix du vocabulaire et l’emploi du registre de langue soutenue « après m’être dépouillé de mon manteau », dans les expressions à valeur poétique « je commence à apercevoir le profil de ma mort » ou encore dans l’emploi des temps conjugués et maintenant inusités tels que le subjonctif imparfait « Ai-je jamais obtenu qu’un homme en fît autant ? (p. 14) ou le conditionnel passé deuxième forme « j’eusse opté» .

Hadrien a « soixante ans ». il est malade du cœur « hydropisie » (ou épanchement de liquide, œdème); il souffre de fatigue, de suffocation « mes jambes enflées ne me soutiennent plus (…) Je suffoque » et d’insomnie « De tous les bonheurs qui lentement m’abandonnent, le sommeil est l’un des plus précieux, des plus communs aussi ».
Hadrien réfléchit au symptôme de l’insomnie, ses raisons et conséquences, cette « obstination maniaque de notre intelligence à manufacturer des pensées, des suites de raisonnements, des syllogismes et des définitions bien à elle, son refus d’abdiquer en faveur de la divine stupidité des yeux clos ou de la sage folie des songes».

On pense ici à Homère dans l’odyssée « car le sommeil, ayant fermé leurs paupières, fait oublier à tous les hommes les biens et les maux”.
Le sommeil vu comme « frère de la mort » est une image commune dans la littérature, ayant ses racines dans la mythologie grecque. Thanatos personnifie la mort, il est le fils de la nuit. Son frère jumeau est Hypnos, le sommeil. Il possède le pouvoir absolu d’endormir aussi bien les hommes que les dieux. Hypnos est le père de Morphée, dieu des songes, qui apporte le rêve aux dormeurs.

Aparté ci-dessous sur le thème du sommeil et de la mort au travers de la poésie et de la peinture.

Morphine

Groß ist die Ähnlichkeit der beiden schönen
Jünglingsgestalten, ob der eine gleich
Viel blässer als der andre, auch viel strenger,
Fast möcht ich sagen viel vornehmer aussieht
Als jener andre, welcher mich vertraulich
In seine Arme schloß — Wie lieblich sanft
War dann sein Lächeln und sein Blick wie selig!
Dann mocht es wohl geschehn, daß seines Hauptes
Mohnblumenkranz auch meine Stirn berührte
Und seltsam duftend allen Schmerz verscheuchte
Aus meiner Seel — Doch solche Linderung,
Sie dauert kurze Zeit; genesen gänzlich
Kann ich nur dann, wenn seine Fackel senkt
Der andre Bruder, der so ernst und bleich. —
Gut ist der Schlaf, der Tod ist besser — freilich
Das beste wäre, nie geboren sein.

Heinrich Heine (1797-1856)

Sleep and his brother death
Just ere the darkness is withdrawn,
In seasons of cold of heat,
Close to the boundary line of Dawn
These mystical brothers meet.
They clasp their weird and shadowy hands,
As they listen each to each
But never a mortal understands
Their strange immortal speech

William Hamilton Hayne (1856–1929)

Sleep and his half brother death par John William Waterhouse, peintre britannique, 1849-1917 (collection privée)

La maladie et l’approche de la mort entraînent une réflexion de l’empereur sur sa vie, ses actes et ses conséquences « je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître avant de mourir ». Pour ce faire Hadrien dit avoir recourt à trois moyens : « l’étude de soi » (et principe même de l’introspection qu’il poursuit dans sa lettre à Marc), « l’observation des hommes » et enfin « les livres » – chaque méthode n’étant pas sans risques et dangers.
Cependant, c’est avec lucidité et honnêteté qu’Hadrien refait le parcours des années passées et remet en cause sa condition d’homme de pouvoir et de demi-dieu. Comment ne pas d’ailleurs se sentir un homme tout simplement face à l’expérience de la finitude et de la maladie ? « Il est difficile de rester empereur en face d’un médecin, et difficile aussi de garder sa qualité d’homme ».

Homme d’action proche du peuple, Hadrien au cours de sa vie se distingue par son amour de la simplicité et de la frugalité, si loin de l’excès romain en usage « Manger un fruit, c’est faire entrer en soi un bel objet vivant, étranger, nourri et favorisé comme nous par la terre ; c’est consommer un sacrifice ou nous nous préférons aux choses ». Simple mais néanmoins toujours emprunt de sensualité il précise avoir été «sobre avec volupté ».

La dichotomie entre le corps et l’esprit est toujours présente dans le texte, face à la maladie (esprit pris au piège d’un corps) mais aussi face à l’amour « ce jeu mystérieux qui va de l’amour d’un corps à l’amour d’une personne », où « chaque parcelle d’un corps se charge pour nous d’autant de significations bouleversantes que les trais d’un visage (…), qu’un seul être (…) nous hante comme une musique et nous tourmente comme un problème ; qu’il passe de la périphérie de notre univers à son centre, nous devienne enfin plus indispensable que nous-mêmes, et l’étonnant prodige a lieu, où je vois bien davantage un envahissement de la chair par l’esprit qu’un simple jeu de la chair ». Envahissement ou envoûtement qu’Hadrien explorera dans sa relation à Antinoüs, passion pleinement révélée par la mort sacrificielle et prématurée de ce dernier en l’honneur d’Hadrien.

C’est par la voix même de l’empereur Hadrien que Yourcenar décide de commencer son roman Les mémoires d’Hadrien reprenant une de ses poésies «Animula vagula blandula ». Cette poésie servira également d’épitaphe à l’empereur.
« Animula vagula, blandula,
Hospes comesque corporis,
Quae nunc abibis in loca
Pallidula, rigida, nudula,
Nec, ut soles, dabis iocos »
P. Aelius Hadrianus, Imp.
Yourcenar nous livre sa traduction à la fin du roman du roman « Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs, et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois.».

Marguerite Yourcenar est née Marguerite de Crayencour, le 8 juin 1903 à Bruxelles (Belgique). Sa mère meurt des suites d’une fièvre puerpérale et Marguerite est élevée par des nourrices et bonnes alors que son père voyage à travers le monde. L’anagramme Yourcenar deviendra son nom officiel lorsqu’elle prend la nationalité américaine en 1947.
A l’instar de son père, aristocrate cultivé et grand lecteur, Marguerite lit sans relâche et découvre très jeune des livres qui scandalisent l’entourage de la famille : Huysmans, Tolstoï, d’Annunzio, Romain Rolland etc. Elle étudie l’anglais, le latin, le grec et l’italien. Une grande complicité se noue à l’adolescence entre le père et la fille, complicité qui les unira jusqu’à la mort de celui-ci. Ils ont coutume de lire ensemble, à haute voix « tout Shakespeare, tout Tolstoï pas mal de Dostoïevski : Virgile en latin, Homère en grec ». Marguerite commence à écrire à seize ans, c’est à cette époque qu’elle décide de devenir écrivain. Elle voyage beaucoup et ces « projets de la vingtième année », comme elle les nommait, alimenteront toute son œuvre à venir.
Après quelques années de voyages, notamment en Italie, Autriche et Grèce mais aussi quelques années de dissipation, dans l’alcool, les relations amoureuses avec hommes et surtout femmes, Marguerite se met à écrire et traduire (Elle traduira entre autres Les Vagues de Virginia Woolf). En 1937 elle fait la connaissance de la grande passion de sa vie : Grace Frick, une Américaine de son âge. Elles entament de nombreux voyages ensemble et s’installent finalement aux Etats-Unis où elles vivront jusqu’à la mort de Grace en 1979 et celle de Marguerite le 17 décembre 1987 à quatre-vingt-quatre ans. Notons que Grace traduira en anglais Les Mémoires d’Hadrien.

Les principaux romans et nouvelles de Yourcenar sont : Les mémoires d’Hadrien, Alexis ou le traité du vain combat le coup de grâce, L’œuvre au noir, Anna, Soror, Un homme obscur une belle matinée. Yourcenar est reçue à l’Académie française en janvier 1981. C’est la première femme académicienne. Double voire triple victoire sachant que Yourcenar est aussi une lesbienne affichée et a fait le choix de la nationalité Américaine.

Les Mémoires d’Hadrien sont le fruit d’un long mûrissement. La genèse du livre date des années vingt puisque Yourcenar en commence à vingt-six ans la rédaction. Elle s’y remettra ensuite en 1949 soit à l’âge de quarante-six ans. Elle redécouvre au milieu de vieux papiers dans une valise qui lui arrive de Suisse aux Etats-Unis où elle réside avec son amie Grace Frick (sur l’île des Monts-Déserts) quelques feuillets jaunis, dactylographiés, commençant par « Mon cher Marc ». Depuis 1937, elle n’avait plus travaillé à ce projet trop vaste, dont le ton ne lui avait pas paru « juste » à l’époque. C’est alors la symbiose complète avec son personnage et trois ans lui permettront de donner naissance aux Mémoires d’Hadrien. Questionnée lors d’un entretien Yourcenar déclarait s’être imprégnée « complètement du sujet jusqu’à ce qu’il sorte de terre, comme une plante soigneusement arrosée ». Finalement publié en décembre 1951, le succès du livre passe toute attente.

Le livre est l’autobiographie fictive de l’empereur Hadrien rédigée sous forme de monologue (aucun dialogue dans le roman).
Hadrien, vieux, malade et solitaire, fait le bilan de sa vie et se confie dans une longue lettre à son petit fils adoptif Marc Aurèle passant en revue ses souvenirs, bonheurs, plaisirs, passions, rêves, défaites et erreurs.
L’homme apparaît alors comme un homme d’état (empereur), un homme d’action, un administrateur, un poète, un architecte, un protecteur des arts et des lettres, un voyageur, un amant passionné ou bien encore comme un homme religieux.

Hadrien est une figure complexe aux multiples facettes que l’auteur a su rendre humaine et vivante. Profondeur, humanisme et intemporalité caractérisent cette œuvre.

Note historique : Hadrien est né en 76 à Italica en Bétique (Espagne). Il est mort en 138 dans sa demeure. Il succède à son père adoptif Trajan en 117. Parmi ses constructions les plus connues on compte :
• le temple de Vénus et de Rome
• le Panthéon
• son propre mausolée – aujourd’hui château saint Ange
• le mur d’Hadrien
• les arènes de Nîmes
• le pont du Gard

La visite de la villa Adriana à Tibur (Tivoli) sera le point de départ ou l’« étincelle » qui poussera Yourcenar dans sa vingtième année à entamer une œuvre sur l’empereur Hadrien.

Note littéraire : Héritage classique et référence à l’Antiquité dans Les mémoires d’Hadrien, que partagent d’autres auteurs du 20e siècle tels que :
• Camus Le mythe de Sisyphe (1942) et Caligula (1934)
• Sartre Les mouches (1943)
• Cocteau Orphée (1926) Antigone (1928) et La machine infernale (1938)
• Giraudoux Amphitryon 38 (1929) La guerre de Troie n’aura pas lieu (1935) et Electre (1937)
• Anouilh Eurydice (1941) Antigone (1944)
• Supervielle Orphée (1946)