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Marguerite Duras

Le ravissement de Lol V. Stein, un titre énigmatique et plein de poésie qui coule sous la langue, s’envole plutôt et ensorcelle avant même qu’on l’ouvre. Il paraît en 1964 alors que Duras est déjà connue mais elle le sera encore plus avec L’amant en 1984 qui lui vaut enfin le Goncourt et la célébration mondiale. Lol V. Stein s’inscrit parmi une quarantaine de livres, pièces de théâtre et scénarios.
Un titre qui en dit long ou qui noie avant même qu’on se soit mouillé à l’histoire.
Le ravissement renvoie à l’extase bien sûr, l’enchantement mais aussi à la capture et l’envoûtement – il rappelle celui des saints…Lol, un nom palindrome, qui garde son mystère, qu’on le lise de droite ou de gauche, rond encerclé par deux L, gardiens vigilants qui l’empêchent de jamais en sortir, Lol, estropiée de son « a » pour Lola ou serait-ce Dolores (la souffrante) ? V. une abréviation plus radicale pour Valérie (la valeureuse) et Stein, un nom germanique, signifiant la pierre sur laquelle tombe et se referme l’intrigue. Le ravissement de Lol V. Stein, Lol est-elle celle qui est ravie ou plutôt la ravisseuse ? La structure syntaxique permet déjà de douter.

Par ailleurs avons-nous à faire à un roman, un essai, une biographie ou bien un long poème ? Rien de plus incertain malgré un début relativement traditionnel « Lol V. Stein est née ici, à S. Tahla, et elle y a vécu une grande partie de sa jeunesse ». « Ici », celui du narrateur, est S. Tahla, un endroit imaginaire, abrégé lui aussi et donc avare d’information. Il évoque un endroit balnéaire, un lieu de plaisance, vague, volontairement trouble. Le « je » de la narration est également incertain, il oscille entre l’auteur contant un récit biographique et un personnage prénommé Jacques Hold. « Hold » est celui qui retient, tente de retenir, celui qui surtout après l’auteur/narrateur prend le relai de l’histoire à raconter « Trente-six ans, je fais partie du corps médical. Il n’y a qu’un an que je suis arrive à S. Tahla. »

Selon Duras, le personnage de Lol est inspiré d’une rencontre, bien réelle, dans un asile psychiatrique, d’une femme qu’elle a suivie l’espace de quelques promenades. De là serait partie l’histoire de ce personnage auquel elle donne finalement le prénom de Lol, en pensant à l’actrice et dramaturge française Loleh Belon qu’elle admirait et voyait si bien dans le rôle.

Le livre est d’apparence facile. Le vocabulaire est simple, le style épuré. Les phrases sont courtes, presque décharnées, grattées à l’os pour ne garder que l’essentiel, une sorte de « substantifique moelle ». Derrière une apparente simplicité se révèle néanmoins une complexité que l’histoire suggère déjà.

Il s’agit d’une jeune fille, Lol V. Stein, délaissée par son fiancé Michael Richardson un soir de bal à T. Beach. Richardson a le coup de foudre pour une femme inconnue, plus âgée, d’aspect assez commun, Anne-Marie Stretter « Il était devenu différent. Tout le monde pouvait le voir. Voir qu’il n’était plus celui qu’on croyait ». Après le bal, il quitte Lol, sans explication, pour suivre Anne-Marie Stretter et le nouveau couple disparaît à jamais de l’histoire. Richardson dont la biographie est à peine évoquée, est un personnage mineur et pourtant clef puisqu’il est le déclencheur d’un séisme qui le dépasse.

Lol, fragile et blessée, ploie sous la douleur. Elle tombe dans un état de prostration et frôle la folie. Quelques années plus tard, elle paraît remise, épouse un musicien, Jean Bedford. Elle déménage pour T. Bridge (la ville de passage, ou encore le pont comme la signification du mot semble l’indiquer qui lui permet de passer de l’autre côté, de se retrouver) et a trois enfants. Elle revient finalement dix ans plus tard s’établir a S. Tahla, récupère la maison familiale et « réintroduit le même ordre glacé » qui caractérisait sa demeure de U. Bridge. Elle redécouvre le plaisir de sortir et se lance chaque jour dans de longues promenades. C’est au cours de l’une de ces sorties, qu’elle croit reconnaître dans un couple son amie d’enfance Tatiana Karl qui fut le témoin de sa jeunesse mais aussi de la fameuse soirée de bal où son destin a basculé. Tatiana est mariée à un médecin, Pierre Breugner et a un amant, Jacques Hold. Le couple adultère se retrouve régulièrement à l’Hôtel des Bois – lieu où on apprend que Lol retrouvait auparavant son fiancé.

Lol décide de renouer avec Tatiana, se fait inviter et subjugue par son étrangeté Jacques Hold – vite pris d’amour pour la jeune femme « Je désire comme un assoiffé boire le lait brumeux et insipide de la parole qui sort de Lol V. Stein ». Auréolée de mystère, du halo de pureté qui semble émaner d’elle « Elle est blanche, d’une blancheur nue », elle joue de son charme, de celui aussi qu’elle éprouve instantanément pour Jacques. Lol envoûte et étonne son entourage – le lecteur également qui peine parfois à suivre son raisonnement. Alors que l’attirance est immédiate et réciproque entre Lol et Jacques, Lol demande à celui-ci de garder Tatiana comme maîtresse et, allongée dans le champ de seigle qui fait face à l’hôtel, elle se cantonne d’épier les retrouvailles érotiques des deux amants. Jacques réalise vite ce qui se passe « Lorsque je suis allé à la fenêtre de la chambre de l’Hôtel des Bois où j’attendais Tatiana Karl (…) et que j’ai cru voir (…) une femme, dont la blondeur cendrée à travers les tiges du seigle ne pouvait pas me tromper, j’ai éprouvé (…) une émotion très violente dont je n’ai pas su tout de suite la vraie nature, entre le doute et l’épouvante, l’horreur et la folie, la tentation de crier gare, de secourir, de repousser pour toujours ou de me prendre pour toujours, pour toute Lol V. Stein, d’amour ». Il accepte tacitement les règles imposées par Lol – celles de vivre sa/leur passion dans les bras de Tatiana- devenue alors le véhicule, le paravent ou encore le filtre de leur amour. Manière de se protéger, de vivre par procuration et par le regard, une sensation sinon trop forte, voire trop dangereuse. Faire l’amour à Tatiana revient alors pour Jacques à faire l’amour à Lol « Il cache le visage de Tatiana Karl sous les draps et ainsi il a son corps décapité sous la main, à son aise entière».

Lol est insaisissable « cette femme vous fuit dans les mains comme l’eau » dit Jacques. Serait-elle une sirène ou simplement une presque-noyée dont la survie ne tient qu’aux lieux évoquant les stations balnéaires ou la mer : T. Beach », « S. Tahla », « U bridge » ? Celle qui a T. Beach lors du bal subit son destin, fait maintenant subir, elle choisit, impose, décide et au final manipule. Une seule fois, elle se donne à Jacques, dans le train qui les mène à l’endroit du bal – pèlerinage imposé, sorte de retour sur le lieu du crime qui permet de revivre, de se réapproprier son passé et par la même de l’effacer. Il n’en demeure pas moins que les visites à l’Hôtel se poursuivent alors que Jacques Hold, envoûté, ravi ou disons plutôt sous l’effet du ravissement, reconnaît son impuissance à faire marche arrière « J’ai trop d’amour pour cette forme dans le champ, désormais, trop d’amour, c’est fini ».

Le psychanalyste Jacques Lacan, fasciné par Le ravissement de Lol V. Stein, aurait dit « Duras ne doit pas savoir ce qu’elle écrit, sinon elle se perdrait et ce serait la catastrophe ».

Les niveaux d’ interprétation sont effectivement nombreux, on peut s’arrêter sur une simple histoire d’amour déçu, de difficultés à accéder au bonheur, de voyeurisme, ou bien y voir les possibles gouffres de la conscience, les chemins labyrinthiques de l’âme humaine, particulièrement quand un sentiment aussi violent que l’amour soudain l’investit.
Le texte n’est pas très long, le vocabulaire est facile, les phrases sont généralement courtes ; le livre semble cependant être plein de codes que l’on déchiffre à chaque relecture. La beauté jaillit de la mélodie des mots, des répétitions qui rythment les paragraphes, des inversions inattendues, de la structure souvent elliptique du texte, de l’étonnement enfin ressenti devant l’intensité des propos « de son corps infirme de l’autre elle crie, elle attend en vain, elle crie en vain » et devant l’agrandissement de ce qui souvent au premier abord paraît banal « Jacques Hold – Virginité de Lol prononçant ce nom! (…) Pour la première fois mon nom prononcé ne nomme pas ».

Le ravissement de Lol V. Stein, un livre donc à la hauteur de ce que Duras dans un entretien tentera d’expliquer par le concept de livre libre « Ce que je reproche aux livres en général, c’est qu’ils ne sont pas libres. Ce sont des livres charmants, sans prolongement, sans nuit, sans silence. Autrement dit, sans véritable auteur. Des livres de jour, de passe-temps, de voyage. Mais pas des livres qui s’inscrivent dans la pensée et qui disent le deuil noir de toute une vie, le lieu commun de toute pensée ».