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  • Bonjour Benjamin, je suis heureuse de vous accueillir aujourd’hui dans le cadre de l’AF pour cette conversation.
    Vous êtes Français, originaire de Bordeaux, où vous avez grandi. Après des études de lettres modernes et de philosophie à la Sorbonne et à l’École normale supérieure, vous êtes devenu lecteur de français à Amherst College dans le Massachusetts. C’est là que vous êtes tombé amoureux des états Unis et vous avez décidé de vous y installer en 2010. 
    Vous êtes docteur de l’université Yale et professeur associé à l’université Ohio State où vous enseignez la littérature française du 18e siècle et la création littéraire. Vous êtes aussi directeur du Centre d’excellence de l’université Ohio State dont le but consiste à promouvoir la culture française et francophone aux États-Unis. 
    C’est en qualité d’écrivain que nous vous recevons aujourd’hui car vous avez publié huit livres en France et aux États-Unis, parmi lesquels Père et Fils (Gallimard, 2011), American Pandemonium (Gallimard, 2016), L’Amérique posthume (Classique Garnier, 2019), Les paradoxes de la postérité(Minuit, 2019) et L’île de la Sentinelle qui vient de paraître chez Gallimard en février 2022. 

    Comme le titre l’indique, votre roman porte sur l’Île de la sentinelle, située dans l’océan Indien (baie du Bengale) et peuplée par une des dernières tribus indigènes entièrement coupées du monde moderne ainsi que sur la vie de deux amis Krish et Markus. Krish, d’origine indienne et Markus, jeune Américain fortuné et brillant, font connaissance lors de leurs études à Yale et partagent rapidement la même fascination pour l’île interdite, fascination qui s­era le nœud de l’intrigue. 
    Qu’est-ce qui vous a fait prendre la plume sur ce sujet ? Pourquoi l’île de la Sentinelle ? 

Ce qui m’a fasciné dans l’île de la Sentinelle, c’est sa position à la fin de ce qu’on peut appeler l’âge des grandes découvertes. Au 16e siècle commence l’entreprise occidentale de découverte du monde qui produit le recensement de plus en plus exhaustif de la planète. Petit à petit la mention « terra incognita » disparaît des cartes ; petit à petit le désir de voyager disparaît aussi car à mesure qu’on découvre le monde, le désir de découvrir de nouveaux espaces se réduit. Et ce qui arrive tout à la fin de ce très long processus d’arpentage, de découverte du monde, c’est l’île de la Sentinelle…le dernier espace sur la planète qui conserve une très grande quantité de mystères. 
On sait très peu de choses sur l’île de la Sentinelle, sur son organisation géographique, sur ce qui se trouve sur l’île elle-même. Juste une poignée d’anthropologues ont pu s’y rendre dans les dernières décennies. L’île la Sentinelle est maintenant absolument interdite. Il y a un cordon de sécurité maintenu en permanence par la marine indienne pour empêcher les incursions étrangères. Et bien entendu, ce qui la rend fascinante, c’est son peuple, dont rien ou presque n’est connu. On sait des Sentinelles essentiellement ce qu’on ignore : leur langue, leurs croyances religieuses. On sait juste une chose avec certitude, c’est que les Sentinelles ne veulent pas de notre présence. Ils le montrent d’une manière éloquente en repoussant la venue de tous les étrangers. Ce qui m’a fasciné dans cette île, c’est sa dimension de dernier territoire de l’aventure humaine quand le reste du monde a été arpenté, parcouru, connu, identifié. Comme je le disais dans un passage, tout peut être observé de nos jours par l’intermédiaire de Google Maps et grâce aux moyens techniques dont nous disposons. Il reste cependant ce fragment ; il ne reste justement à notre époque plus que lui. C’est ce qui rend à mon sens cet espace fascinant. 

  •  Vous avez dû, j’imagine, faire beaucoup de recherches, comment avez-vous procédé pour apprendre tout ce qu’on découvre en vous lisant ? 

Je me suis appuyé sur ma formation universitaire et j’ai pris cette île et son peuple comme objet intellectuel à étudier. Même si j’ai dit à l’instant que très peu de choses sont connues au sujet des Sentinelles ; quand on creuse un petit peu on se rend compte qu’en vérité, il y a eu des spécialistes qui se sont intéressés à eux d’assez prêt et il existe des ouvrages anthropologiques écrits à partir des années 1990. Pour une brève période le gouvernement indien a autorisé des missions régulières sur l’île de la Sentinelle afin d’essayer d’établir un contact avec son peuple. C’est ainsi qu’un contact a été établi avec des tribus de l’Archipel des Andamans : les Onges et les Jarawas. Je me suis intéressé à cette île par l’intermédiaire de ces ouvrages anthropologiques sérieux, je pense notamment aux ouvrages de Triloknath Pandit. Ce qui m’a également fasciné, c’est la représentation des Sentinelles dans le monde, dans les médias – il s’agit là d’une approche plus populaire où on les représente en les caricaturant, les stéréotypant. Je me suis donc emparé de tous les documents qui existent et me suis inspiré des travaux sérieux sur le sujet afin de dépasser cette représentation caricaturale des sentinelles comme peuple soi-disant barbare, sauvage, voire cannibale. 

  • Vous êtes-vous rendu vous-même dans les Andamans pour connaître ces peuples que vous évoquez : les Onges et les Jarawas ? 

Non, je n’ai eu ni l’occasion ni le besoin de m’y rendre. Je dirais qu’il y a une grande facilité à s’imprégner d’images, de couleurs, de sensations, notamment par l’intermédiaire de toutes les photos qu’on peut trouver sur Internet. Ce qui aussi m’a permis de ne pas éprouver le besoin de me rendre sur place, c’est un documentaire absolument magnifique intitulé « Nous sommes l’humanité » du journaliste, Alexandre Dereims. Ce documentaire m’a beaucoup influencé et je le mentionne à la fin du roman. Dereims a eu l’occasion de se rendre dans les Andamans, dans la réserve des Jarawas, une tribu à laquelle personne n’a normalement accès. Il a réussi à contourner l’interdiction et est arrivé à les rencontrer, à leur donner la parole. Ce documentaire m’a apporté beaucoup d’images et de contenus que j’ai pu ensuite réinvestir dans le livre. Et de toutes façons, il est impossible de s’approcher de l’île de la Sentinelle, c’est interdit et tout à fait illégal. Aller chez eux, c’est aussi les mettre en danger car nous sommes porteurs de microbes qui pourraient facilement détruire cette population dont on ne connaît pas le chiffre exact, quelques dizaines…deux cents personnes peut-être. 

  • Vous évoquez l’histoire de John Chau, jeune évangéliste américain qui a enfreint l’interdiction et est allé sur l’île pour y porter la bonne parole ; il souhaitait évangéliser les Sentinelles. Cela s’est très mal fini et vous relatez dans votre roman cet événement tragique survenu en novembre 2018, pouvez-vous nous en dire plus ?

Oui, effectivement j’en parle dans une section du livre. Le roman est construit de telle sorte qu’il y a dans les deux premières parties une alternance entre les chapitres qui sont consacrés à l’histoire de Krish et Markus (les deux personnages centraux) et ceux consacrés à ces rencontres épisodiques entre l’occident et les Sentinelles. L’un des chapitres les plus développés du livre parle de ce missionnaire que vous évoquiez : John Chau. Très jeune, à l’âge de dix-sept ans seulement, au retour d’un voyage au Mexique où il avait participé à la construction d’une école dans une mission évangélique, John Chau s’est mis en tête d’aller sur l’île de la Sentinelle pour apporter la bonne parole à ces derniers. Toute son existence s’est construite autour de ce but. Étudiant dans une université évangélique d’Oklahoma, il s’est formé à la médecine en urgence ainsi qu’aux techniques permettant de prendre contact avec des peuples qui n’ont jamais été contactés. Après plusieurs voyages de repérages, il s’est rendu en 2018 sur l’Archipel des Andamans, avec l’objectif d’aller sur l’île de la Sentinelle. Objectif qu’il est finalement arrivé à remplir. Il a fait un premier séjour très bref sur l’île, les Sentinelles lui ayant fait signe clairement qu’il n’était pas le bienvenu ; puis il est retourné une deuxième fois et a failli se faire tuer. Enfin, la troisième fois, il s’est effectivement fait tuer par les Sentinelles. Cette histoire a eu une importance dans la genèse du roman pour différentes raisons. J’avais plus ou moins renoncé à écrire ce texte, puis l’histoire tragique de John Allen Chau a relancé mon intérêt pour ce peuple. C’est donc l’évènement déterminant qui a enclenché la genèse du texte. La rédaction a commencé en janvier 2019 et j’ai fini le livre en 2021. 

  • Donc si je comprends bien, le projet d’écrire sur les Sentinelles était là avant 2019, vous ne saviez pas exactement comment le faire et c’est cette tragédie qui vous a fait revenir sur ce projet initial ? 

Oui, j’ai tendance à beaucoup échouer quand j’écris. Mes livres ont tendance à parler d’aventures mais selon moi l’écriture elle-même est une aventure. Et une aventure, très souvent, cela échoue, il y a des arrêts, des moments catastrophiques. J’avais fait plusieurs tentatives pour écrire ce roman mais n’avais jamais trouvé la bonne approche pour le faire. Cette histoire m’a interpellé et montré qu’il existait des gens dans le monde qui pouvaient éprouver une fascination au point de se mettre en danger pour elle et en l’occurrence risquer leur vie pour fouler la grève de cette île interdite. 

  • Dans votre roman on découvre deux histoires qui s’emboîtent, d’un chapitre à l’autre, et finissent par se rejoindre pour bientôt n’en faire qu’une : 
    L’histoire de Krish et de Markus – c’est la partie fictionnelle dans laquelle il est question non seulement de montrer leur relation ambiguë entre amour-haine mais aussi de résoudre un mystère – mystère qui ne nous sera révélé qu’à l’issue du roman, et
    L’histoire de l’île de la sentinelle, depuis ses origines il y a 60 mille ans – un récit donc de faits historiques montrant les stéréotypes, le racisme, la violence à laquelle elle est exposée au cours du temps. 
  • Pourquoi avez-vous choisi ce modèle d’emboîtement des deux narrations ? Est-ce justement lorsque vous êtes revenus sur l’histoire de John Chau que vous avez fait ce choix d’alternance ? 

A l’origine mon intention était de faire un récit emboîté, c’est à dire avoir une première partie purement fictionnelle puis inclure ensuite un long passage sur les moments de contacts entre l’occident et l’île de la Sentinelle. Mais je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup à dire et que cela ferait exploser la structure de mon roman car l’interruption de la partie fictionnelle serait trop longue.  J’ai alors lu un texte qui m’a beaucoup influencé, d’un de mes romanciers préférés, l’auteur japonais Haruki Murakami. Dans La fin du monde, un de ses romans préférés d’ailleurs, il y a un phénomène d’alternance entre deux histoires : une ancrée dans la réalité référentielle de Tokyo et une autre plus dans la tradition du réalisme magique nippon dont Murakami est l’un des exemples parfaits. Ce phénomène d’alternance m’a donné l’idée d’adopter quelque chose de similaire, de jouer sur l’alternance entre les deux parties du récit : la partie fictionnelle et la partie documentaire que vous évoquiez.

  • Krish, étudiant en anthropologie, écrit sa thèse, Markus, étudiant en littérature rédige un mémoire sur Joseph Conrad et entame en parallèle l’écriture d’une fiction sur l’île de la sentinelle.  Sans oublier que le roman que nous lisons, nous lecteurs, est celui de Krish, (à la fois personnage principal et narrateur) qui âgé, malade et au seuil de la mort prend la plus plume pour nous conter son histoire. 
    On comprend que l’acte d’écriture tient une part importante dans le roman. Pourquoi avoir voulu créer cet effet d’écho de l’écriture, cet effet de miroir ? L’écriture/la littérature serait-elle un moyen de s’ancrer dans le réel, de lutter contre l’évanescence et la finitude ?

Il y a effectivement une réflexion aussi sur l’écriture du roman ; je dirais que tout écrivain à notre époque écrit après Proust et après cet immense roman qui réfléchit sur l’acte même de l’écriture. Cette dimension post moderne du roman qui réfléchit à sa propre écriture m’a intéressé. Un personnage, Markus, écrit un roman qui s’appelle L’île de la Sentinelle. C’est un roman raté ; Markus est un écrivain raté. Il essaie de produire une œuvre mais, par dilettantisme ou par faiblesse, il n’y parvient jamais réellement. Il y a cette angoisse de ma part de réfléchir sur l’acte même de l’écriture du roman dans le roman, d’essayer de dépasser le spectre de l’échec du roman. J’espère que L’île de la Sentinelle arrive à transcender l’échec de L’île de la sentinelle fictive dont il est question dans le livre. 

  • Vous ouvrez chaque partie du roman (et il y en a trois) par une citation de Joseph Conrad. Conrad est aussi l’auteur sur lequel écrit Markus, cet écrivain raté que nous évoquions, car c’est le sujet de sa thèse de littérature à Yale. Pourquoi avoir choisi Conrad ? Est-ce pour son contact avec les populations lointaines ou parce qu’il évoque les profondeurs et les ambiguïtés de l’âme humaine ?  

Les deux. A vrai dire, la raison précise pour laquelle j’ai inclus ainsi l’œuvre de Conrad est liée à un article magnifique du journaliste Adam Goodheart The last island of the savages. Ce journaliste américain y raconte sa propre tentative au début des années 2000 pour essayer de se rendre sur l’île de la Sentinelle. Dans ce texte, il se place lui-même sous l’égide de Joseph Conrad. L’allusion à Conrad dans cet article m’a amené à relire l’œuvre de cet auteur, bien sûr Au cœur des ténèbres mais aussi Lord Jim, qui est à mon sens son grand roman. Conrad réfléchit sur l’humanité en train de disparaître, sur cette humanité des marges, hors de l’occident, qui est menacée et risque d’être détruite par ce dernier. Il s’agit de l’un des grands auteurs occidentaux ayant critiqué de manière explicite et féroce la colonisation et son impact sur les populations qui en étaient victimes. Il anticipe donc tous les mouvements de mondialisation qui n’ont fait que se confirmer par la suite au cours du 20e. Mais c’est aussi un écrivain qui est profondément archaïque ; il est préoccupé par des notions qui n’ont plus de valeurs dans l’occident actuel : la fidélité, la promesse, le respect de la parole donnée et la manière dont un individu peut décider de vouloir disparaître parce qu’il n’a pas réussi à tenir sa propre parole.  Tous ces thèmes sont devenus importants dans le roman et il y a bien ici résonnance entre les thèmes évoqués dans L’île de la Sentinelle et l’œuvre magnifique de Joseph Conrad. 

  • Si Conrad illustre chaque partie du roman et si certains de vos thèmes sont communs, on pense également en vous lisant à l’œuvre de Claude Lévi-Strauss – notamment lorsqu’il est question des tribus qui vivent sur les Andamans. 
    Tristes Tropiques ou de façon plus général le travail de Lévi-Strauss a -t-il exercé une influence sur votre écriture ? 

Oui, une influence réelle en effet. J’ai relu Tristes Tropiques à l’occasion de l’écriture de ce roman. Ce qui est magnifique chez Lévi-Strauss, c’est le talent litteraire authentique de ce très grand anthropologue. C’est non seulement un des grands intellectuels du 20e siècle, mais aussi un authentique écrivain. Les pages de Lévi-Strauss consacrées aux Nambikwaras et à son expérience du Brésil sont absolument splendides. Ce qui est très réussi dans l’œuvre de Lévi-Strauss, c’est cette dualité entre récit de soi et œuvre anthropologique. D’une certaine manière cela recoupe la dualité dont il est question dans mon livre puisque le personnage principal, Krish, d’origine indienne, est lui-même anthropologue. 
Il y a effectivement une forte influence de Lévi-Strauss dans mon texte, et notamment quand Krish se rend dans la tribu des Jarawas. Dans cette tribu, il réfléchit aux croyances religieuses de ce peuple ; j’ai voulu retrouver dans mon roman cette alternance Lévi-Straussienne entre récit et observations anthropologiques, creuser la réflexion sur ce peuple et sur ses croyances religieuses. 

  • Les deux amis se rencontrent à l’université Yale et sont rapidement liés par leur appartenance à la fraternité de Saint Andrew. Vous décrivez le monde des fraternités américaines, ses codes et rituels puis quand Krish termine sa thèse le processus de candidature pour obtenir un poste universitaire. Krish, comme vous, est émigré et fait des États-Unis son pays d’adoption. Il semblerait qu’il y ait donc dans votre roman un matériau autobiographique important ? 

C ‘est juste. Un écrivain parle bien des choses qu’il connaît bien. Le travail de l’écrivain c’est de reconnaître ce qui dans sa propre expérience autobiographique a une dimension potentiellement romanesque. J’ai également voulu traiter de sujets qui n’avaient pas forcément beaucoup d’existence dans la littérature française actuelle. Les Etats-Unis de mon roman ne sont pas ceux que l’on connaît. Je parle d’une petite ville, New Haven, sur la côte Est, puis du Midwest. Vous savez, lorsque le roman français parle des Etats-Unis, il ne s’empare pas du Midwest. J’ai donc essayé de saisir dans ma propre expérience autobiographique ce qui pouvait avoir un intérêt plus général, et aussi peut-être ce qui était sous représenté dans la production littéraire actuelle française. 

  • Vous nous parlez des années Trump, du milieu universitaire ; votre personnage, narrateur, est émigré comme vous l’êtes, est-ce que ce regard distancé d’émigré aux Etats-Unis vous a aidé ? 

L’île de la Sentinelle est effectivement aussi un roman sur l’exil, sur la difficulté à se faire une place dans un pays qui n’est pas le sien à l’origine. Mais Krish n’est pas n’importe quel exilé car, à ma différence, c’est un exilé venant d’un pays plus pauvre. Il est Indien et appartient à une minorité, dans son propre regard comme dans le regard d’autrui. J’ai voulu explorer cette difficulté inhérente à trouver sa place dans un pays qui n’est pas le sien et qui ne prévoit pas nécessairement une place pour vous lorsque vous n’appartenez pas à la bonne catégorie sociale ou ethnique. 

  • On sent d’ailleurs dans le livre à maintes reprises que Krish semble souffrir du syndrome de l’imposteur, puisqu’il n’est pas du même niveau social et économique que ses camarades de Yale….

Oui, le personnage vient d’un milieu social très humble. Il commence à faire ses études à Columbia puis il fait sa thèse en anthropologie à l’université de Yale et par la force des choses il se retrouve dans un milieu social et économique qui n’a absolument rien à voir avec celui de ses origines. C’est cette confrontation entre ces deux mondes qui m’a intéressé. L’autre personnage principal du roman, Markus, appartient à la différence de Krish à l’élite américaine dans ce qu’elle a de plus classique. Son père est d’origine suédoise, sa mère est américaine. Elle vient d’une famille très fortunée installée à New York. Le livre raconte aussi ce contact entre deux mondes qui se retrouvent à dialoguer l’un avec l’autre alors que rien ne les y destinait. 

  • Je vais lire maintenant une citation tirée du Voyage en Orient de Lamartine « Je n’ai presque jamais rencontré un lieu et une chose dont la première vue ne fût pour moi comme un souvenir. Avons-nous vécu deux fois ou mille fois ? (..) Avons-nous dans notre imagination, la puissance de pressentir et de voir avant que nous voyions réellement ? Questions insolubles ! ». Vous semblez avoir parfaitement illustré ces propos dans L’île de la Sentinelle, pouvez-vous nous expliquer en quoi ?

C’est un beau passage que je ne connaissais pas et je comprends pourquoi vous l’avez choisi. Effectivement un des thèmes qui traverse le roman est celui du « déjà-vu », celui d’une intuition, non rationnelle et non démontrable par des preuves. Mais le roman c’est aussi cela : un espace où on peut se permettre d’explorer une pensée qui n’est pas toujours une pensée rationnelle, argumentée comme dans une œuvre universitaire. Dans ce roman, il est question du thème du « déjà-vu » comme expérience de familiarité soudaine, le signe d’une connaissance anticipée de ce qui va nous arriver à l’avenir. Peut-être avons-nous tous une connaissance intuitive de ce qui va arriver à des moments fondamentaux de notre vie, en particulier lorsque cela touche aux ruptures qui vont la traverser. L’île de la Sentinelle explore cette intuition.

  • Markus souffre de façon pathologique de « déjà-vus », de ces impressions de souvenirs dans le présent.  Est-ce aussi une façon de montrer la complexité entre le passé et le présent ? De montrer tel que Bergson le disait que seul le présent existe, qu’il n’y a pas de passé, ni de futur. Avez-vous souhaité aller dans cette direction ?

Oui, il y a quelque chose de cet ordre. Je l’ai peut-être d’avantage exploré d’une manière intuitive que d’une manière purement rationnelle. Il y a certains passages qui illustrent cette conception du temps comme s’il y avait des couches de temps toutes simultanées les unes avec les autres ; comme s’il n’y avait jamais véritablement de passé, mais juste une simultanéité de tous les évènements. Au moment où les personnages arrivent sur l’île de la Sentinelle, il y a un passage très bref où il est question de la co-présence de plusieurs temporalités : la temporalité d’une catastrophe qui s’est produite dans les années 80, la temporalité d’un passé beaucoup plus ancien qui remonte aux premières interactions entre les occidentaux et le peuple de l’île et enfin celui du moment présent où les personnages arrivent sur l’île. Il y a des thèmes qu’un écrivain injecte d’une manière volontaire, consciente, rationnelle et ceux qui traversent son livre mais qui relèvent davantage de l’inconscient…quelque chose qui est développé presque à l’insu du romancier lui-même. C’est pour cela que très souvent les critiques sont plus intelligents que les romanciers, c’est pour cela que Proust lui-même disait dans Contre Sainte-Beuve : « Chaque jour, j’attache moins de prix à l’intelligence ». D’une certaine manière, l’art du roman est aussi l’exploration de cette autre forme de rationalité, qui n’est pas une rationalité consciente mais qui consiste à mettre ensemble des thèmes qui échappent au romancier lui-même et qu’il appartient à autrui de reconstruire, reconnecter, interpréter. Et pour effectuer ce travail de reconstruction, je suis finalement très mal placé. C’est plutôt aux exégètes, aux lecteurs tout simplement de faire sens de ce qui dans le texte s’inscrit d’une manière spontanée et inconsciente. 

  • Pour rester sur le « déjà-vu/jamais-vu », vous semblez faire dire ou croire à vos personnages que tout est déjà écrit que toutes nos actions futures sont déjà déterminées ? Est-ce votre point de vue ? N’est-ce pas un peu pessimiste ? 

C’est sans doute l’une des plus grandes questions philosophiques : est-ce qu’il y a de la destinée ou est-ce qu’il y a de la liberté ? Dans un de mes premiers romans intitulé Anna Ivanovna, cette question déjà me préoccupait. Est-ce que finalement on a un destin ou bien est-ce qu’il n’y a que du hasard, ce que j’appelais dans le livre, en citant Marc Aurèle, « des atomes qui se heurtent dans le vide ». D’une certaine manière, c’est la grande question qu’on se pose tous. J’y reviens dans L’Ile de la Sentinelle. Ma conviction personnelle, c’est qu’on peut établir une forme de dialectique entre destinée et hasard/liberté. Je pense qu’il y a des évènements auxquels on ne coupera pas, ni vous, ni moi – des évènements qui sont écrits et impossibles à éviter. Tout ce qui existe pour nous, c’est juste du hasard et de la liberté dans les interstices, entre ces grandes ruptures qui vont intervenir dans notre vie. Il y a une présence dans le roman assez subtile mais latente, sous-jacente, du bouddhisme. Dans le bouddhisme, il y a quelque chose qu’on appelle le karma, quelque chose qui prédétermine dans notre existence des moments de souffrance, des moments de catastrophes individuelles qui vont se produire et qui sont la conséquence d’une très ancienne causalité qui ne remonte même pas à notre existence actuelle mais aux existences passées. Étant bouddhiste moi-même, c’est cette conception là que je retiens. 

  • Autre thème central dans le roman : la filiation ou la transmission – ces réflexions sur la filiation tiennent une place importante dans votre œuvre car elles sont aussi au cœur d’un autre de vos récits : Père et fils. On la voit ici dans la relation entre Markus et Joakim, ainsi qu’avec Krish et son désir de paternité. Quelle est l’importance de la filiation dans votre roman ? Y a -t-il une analogie avec l’île ?

Je suis d’accord avec vous, la filiation est importante dans le livre. On a deux personnages en miroir : Krish et Markus qui ont un rapport distinct à la filiation. Krish est quelqu’un qui a perdu ses parents dans un attentat terroriste – attentat qui s’est réellement produit en Inde en 2008 – c’est un être sans famille. Markus, quant à lui, est un personnage qui a trop de filiation et qui d’une certaine manière est écrasé par le modèle d’un père extraordinairement brillant qui a réussi à créer une véritable fortune ex nihilo dans le monde de l’art. J’ai voulu travailler en miroir entre ce personnage sans famille et ce personnage qui au contraire essaie de s’inventer lui-même en dépit de sa famille et en dehors de l’orbite paternelle qu’il n’arrive pas à fuir puisqu’il finit par travailler pour lui et devenir ce que son père avait souhaité qu’il devienne.  

  • Je vais lire une citation du roman : « Les Sentinelles tenaient le flambeau, vous comprenez, de tout ce qui est envoûtant mais vous échappe, de tout ce qui laisse entrevoir des merveilles mais ne se réalise jamais. (…) Pour nous tous il fallait qu’ils survivent car ils gardaient, intact et fragile, quelque chose de la beauté du monde et comme la promesse qu’un jour nous fussions pardonnés. » 
    En lisant ce passage, je ne peux m’empêcher d’y entendre un écho à Marguerite Yourcenar qui fait dire à l’empereur Hadrien dans Les Mémoires d’Hadrien : « Je me sentais responsable de la beauté du monde». Selon vous, sommes-nous responsables de cette beauté et avons-nous le devoir de préserver le mystère de l’île de la Sentinelle ?

La beauté dont Hadrien se sentait responsable, c’était la beauté de son empire, celle de la civilisation romaine. Pour nous, deux millénaires plus tard, les données du problème ont changé, elles se sont même inversées : il ne s’agit plus de défendre la civilisation contre la barbarie, mais de protéger la nature contre l’excès de civilisation. À cet égard, L’île de la Sentinelle est aussi un roman sur cette capacité de destruction qui est inhérente au désir. Lorsque le désir est satisfait, son objet est détruit. On peut avoir très envie d’aller sur l’île de la Sentinelle, de pénétrer ce mystère, mais c’est alors faire disparaître les raisons pour lesquelles on était attiré par cet espace. Le mystère disparaît, on connaît les Sentinelles et on risque de les mettre en danger et de les anéantir. Le roman nous invite à sanctuariser ces derniers espaces qui nous échappent, qu’on ne contrôle pas, sur lesquels on n’a pas de main mise, dont nous ne nous sommes pas rendus « comme maîtres et possesseurs » comme le disait Descartes. Parce qu’on risque alors d’être tout seul avec nous-mêmes, ce qui est vraiment très triste. Les Sentinelles maintiennent quelque chose de l’ordre de la beauté du monde, de la diversité, de l’inconnu, ce que justement nous sommes dans l’occident en train de détruire de manière systématique. 

  • Question du public : Est-ce qu’on pourrait imaginer une suite à ce roman ?

Hélas non, car le roman se termine sur un épilogue qui est projeté dans un avenir lointain et qui imagine que les Sentinelles auront disparu. Les microbes, les maladies, les hasards auront provoqué la disparition de l’île de la Sentinelle. 
À la fin du texte l’île de la Sentinelle est muséifiée, elle devient un espace de remémoration du peuple des Sentinelles et de ceux des Andamans en général. La possibilité d’une suite n’existe donc pas et le roman est véritablement clos. 

  • Mais s’il n’y a pas de suite, en revanche je crois savoir qu’une traduction est prévue…

Oui, je l’espère. Nous y travaillons actuellement puisque le roman vient de paraître en février. Mon traducteur et ami, Alan Singerman, sera le traducteur en anglais. Rien n’est encore concrétisé mais je ne manquerai pas de vous en faire part le moment venu si jamais le livre est traduit. 

  • Nous l’espérons. Merci Benjamin pour ce très beau roman et pour cet entretien ! 


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Confusion et amalgame

Tout le monde connaît, tout le monde en a entendu parler et tout le monde a son propre mot à dire, pourtant la confusion est fréquente, à bien des niveaux.

Académie française ? Ah, oui, j’ai adoré la dernière pièce de Molière….Une farce ? non, juste un amalgame fréquent avec le fameux théâtre de la Comédie Française qui se trouve tout proche, juste de l’autre côté du Louvre et à l’entrée du Palais Royal.
L’adjectif entraîne les esprits vers d’autres horizons et on ose à peine rectifier, marmonnant de façon évasive qu’effectivement les représentations sont toutes de qualité et qu’il est bien agréable d’y entendre Molière ou Shakespeare.

Le lieu aussi renforce les associations, Paris et ses académies, mais laquelle ? Parle-t-on du système éducatif français ? De celle de Paris, à la différence de celle de Créteil ou Nantes. Encore raté.

Mille et une académies

Il faut avouer qu’entre les mille et une académies qui sillonnent la France et l’étranger et on peut s’y perdre. Un retour aux sources n’est donc pas inutile.

Tout commence dans les jardins d’Akadêmos, près d’Athènes, nous sommes en 387 av. J. C. Platon et ses élèves se retrouvent pour disserter philosophie. L’Academia est née et le temps se charge ensuite de prospérer le nom qui devient le symbole d’intellectuels et d’érudits détenant le (un) savoir et ayant pour vocation de le diffuser.

En 1635 naît ainsi la fameuse Académie française, créée par le cardinal de Richelieu. Elle se donne pour but la défense de la langue française ; elle entérine l’usage, dans une volonté de démocratisation du français face au latin, et travaille à la rédaction d’un dictionnaire. La première édition du dictionnaire paraît en 1694.

Rapidement l’Académie élit domicile dans l’ancien collège des Quatre-Nations, quai de Conti, bâtiment érigée par l’architecte de Versailles, Louis le Vau,  et qui devient par la suite le palais de l’Institut.

Le palais abrite l’Institut de France qui lui-même n’est pas avare d’académies puisque il en regroupe cinq au total; La plus ancienne et réputée : l’Académie française, l’Académie des inscriptions et belles-lettres, l’Académie des sciences, l’Académie des beaux-arts et enfin l’Académie des sciences morales et politiques.
Toutes ont leur rituel, leur mode de fonctionnement et leur mission.

Une seule déchaîne les passions : L’Académie française

Mais celles dont la presse tend à parler, voire critiquer, celle qui même loin de la France, déchaîne souvent les passions est bien l’Académie française, fer de lance de la langue française et ambassadrice de la culture française.

Quarante membres y siègent, en théorie, trente-huit en pratique actuellement et une fois intronisés ils n’en sortent plus qu’avec les éloges funèbres. Œuvrant selon la devise initiale de Richelieu pour l’immortalité de la langue ils sont devenus « les immortels», un raccourci qui s’explique par le respect des traditions et la volonté de s’inscrire dans l’histoire mais dont la consonance mégalomane, pour ne pas dire bouffonne, finit plus par évoquer le mausolée que la pérennité.

Fidèles aux symboles, les « immortels » portent l’uniforme de rigueur, soit l’habit vert ou plus exactement le costume foncé avec les parements de rameaux d’olivier vert et or. Bicorne, cape et épée complètent le tableau. Peu de place est laissé dans la tenue vestimentaire de chaque membre à l’expression de sa personnalité (l’épée seule permet une touche d’identité). La représentation est avant tout celle de l’unité, de la pompe, du prestige et bien sûr du passé.

Les femmes « sous la coupole »

Pourtant l’Académie a changé avec le temps et notamment depuis 1980 où une femme, Marguerite Yourcenar, pour la première fois depuis sa création est reçue sous la coupole. « Sous la coupole », est d’ailleurs devenue l’expression consacrée de l’Académie. On entend par là l’hémicycle de la chapelle du collège des Quatre-Nations où se tiennent discours, hommages et remises de prix. Le lieu revêt avec le temps une dimension sacrée et presque secrète puisqu’il n’est pas ouvert au grand public et que seuls quelques élus y pénètrent : ses membres, les lauréats des prix ou encore des visiteurs sous réserve d’invitation lors de la réception d’un nouveau membre ou durant la séance publique annuelle.

Une femme donc, enfin ! Et après plus de trois cents ans, il était temps. Marguerite Yourcenar est reconnue pour l’ensemble de son œuvre mais surtout pour son chef d’œuvre Les mémoires d’Hadrien – qui mérite pour le moins d’être accueilli au panthéon des lettres (le roman que j’emmènerais sur un île déserte si….).

Depuis, quelques autres femmes se sont vues ouvrir les portes de l’Académie, l’historienne Hélène Carrère-d’Encausse en 1990 – elle reprend ensuite la fonction de Secrétaire perpétuel en 1999 –  quelques autres femmes de lettres, Assia Djebar ou femmes politiques, Simone Veil – pour les plus connues. Le pourcentage reste cependant bien modeste, 15% de femmes actuellement, 1% au total, l’Académie resterait-elle un club réservé aux hommes ?
Je me contenterai de formuler la question et laisserai le futur prouver du contraire.

Un mythe qui soulève des questions

Mais que fait l’Académie ? L’institution a t-elle d’autres fonctions en dehors de celle de mythe sacré ? Vestige ou organe actif? Idéologie figée dans ses peurs et aveuglée par une grandeur passée ou symbole de modernité face à l’évolution de la langue ?

Le mythe tout d’abord ramène à deux concepts: celui de magie (quelque chose de plus grand et qui nous dépasse) et de fascination (qui va avec). En effet, on raille, on se rallie ; on en est, on n’en est pas – mais on reste rarement neutre. D’aucuns décrieront le lieu comme le bastion sclérosé de la bourgeoisie (Bernanos entre autres), d’autres essaieront sans relâche toute leur vie d’y entrer sans jamais parvenir à leur fin (Zola, tenace, essuiera semble-t-il 17 refus) et certains, tel Victor Hugo, se verront enfin acceptés après plusieurs tentatives infructueuses dans le cercle restreint des élus. Parmi les célèbres « immortels », 726 à ce jour (la plupart morts, Ô ironie) on compte des écrivains, des politiques,  des historiens, des hommes d’église, des militaires, des scientifiques,  des ethnologues – La palette est large et couvre tous les arts.

Mission de l’Académie française

Fidèle à sa mission d’origine, l’Académie continue son travail sur la langue, afin de l’enrichir, de l’adapter aux nouvelles réalités et de la rendre accessible à tous. Elle accueille les mots nouveaux, enregistre ce qui est passé dans le langage courant et donc installé dans l’usage commun ; elle étend le sens de mots déjà existants, en supprime ou propose d’autres pour suivre l’évolution de la langue et la pourvoir de mots justes sachant exprimer ce que les sciences ou les techniques inventent. En bref, elle pense, codifie, normalise et recommande.

Les résultats de ces efforts servent notamment à la préparation de la prochaine édition du dictionnaire. Il s’agira de la 9e, la dernière datant de 1935. La gestation alors aura mis plus d’un demi-siècle. « Tout vient à point à qui sait attendre » dit le vieil adage.

Protectrice entre autres de «l’invasion anglaise», l’Académie a donné à la langue quelques équivalents français aux mots étrangers. Certains ont eu plus de succès que d’autres, pour exemple courriel  qui remplace sans trop de peine ni contrainte l’anglais email, ou encore numérique qui supplante au quotidien digital. Elle suggère aussi, et de façon plus ou moins suivie, des synonymes tels que le français marque ou étiquette pour l’anglais label, des expressions comme retour en arrière pour flashback ou en plein air pour outdoor. Elle accepte cependant les mots passés dans les mœurs et d’origine variée tels que Ersatz (allemand), best-seller (anglais), nouba (arabe), gourou (hindi), patio (espagnol) ou encore pacha (turc).

Je renvoie pour plus d’exemples et d’explication au site de l’Académie française : http://www.academie-francaise.fr (informatif, à jour et agréable à lire).

Plusieurs intervenants participent au travail de l’Académie française

Pour ce travail de longue haleine, l’Académie a recours à plusieurs intervenants, ses membres tout d’abord, organisés en différentes commissions internes, au support extérieur et ponctuel d’experts et de passionnés mais surtout à son service du dictionnaire. Cet organisme composé d’une dizaine de spécialistes de la langue travaille, rédige et soumet le fruit de ses recherches aux membres de l’Académie qui chaque jeudi se réunissent afin de valider les acquis. Organe de communication, le service du dictionnaire répond aussi aux courriers des lecteurs et entretient un contact direct avec le public.

Séance publique annuelle, le 5 décembre dernier…

L’Académie se veut le soutien des arts, accorde des bourses et décerne chaque année des prix à quelques dizaines de lauréats en honneur de leur contribution à la diffusion de la langue et de la culture françaises. Les prix couvrent la littérature, la francophonie, le roman, la poésie, la philosophie, le cinéma, le théâtre, la biographie historique, etc. Ils sont remis lors de la séance publique annuelle, le premier jeudi de décembre.

La garde républicaine accompagne en ce jour solennel l’arrivée des membres de l’Académie qui viennent rejoindre dans le silence d’une audience debout et silencieuse leurs fauteuils situés sous la coupole. Trois discours ensuite sont tenus, celui de remise des prix aux lauréats avec quelques lignes dédiées à leurs œuvres, le discours du Secrétaire perpétuel sur la langue française et enfin celui de rigueur sur la Vertu fait par un membre désigné pour l’exercice.

L’expérience dure environ deux heures et demie. Elle est impressionnante et hors du temps. On y assiste comme à une messe, si ce n’est avec conviction, pour le moins avec respect. Les propos résonnent, font écho aux siècles qui les ont précédés. Les mots prennent de l’ampleur; l’ovale de la coupole sacralise le moment et ajoute à l’émotion des lauréats primés ainsi qu’à celui des invités.

Election d’un nouvel Académicien et honneur à la francophonie

Depuis cet événement hors du commun, l’Académie a élu un nouveau membre. Il remplace au fauteuil Numéro 2 l’auteur d’origine argentine Hector Bianciotti, mort en juin 2012.

Jeune (tout est relatif bien-sûr), d’origine haïtienne et de nationalité canadienne, l’écrivain Dany Laferrière rejoint le groupe des « immortels ». Connu notamment pour son très beau roman L’énigme du retour (prix Médicis 2009) et sans doute un peu moins (des Académiciens et Académiciennes) pour Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (bien que le titre soit plus accrocheur, avouons-le ), Laferrière apporte par sa francophonie et son parcours international un vent frais sous la coupole.

On espère quelques intéressantes suggestions linguistiques qui viendront enrichir la langue de Voltaire et reflèteront mieux ce que le français se doit d’être, soit le représentant d’une langue parlée par des millions de personnes, la plupart hors de l’hexagone et loin de la poussière du quai Conti.

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Das ordentliche Leben der Marlen Haushofer, ou peut-être La vie rangée de Marlen Haushofer, si nous traduisions en français, est le livre d’une autre Marlene, homonyme presque parfait, sans l’ajout moins radical du “e” final.

Deux femmes se rencontrent, se parlent et se font écho. La seconde retrouve dans la première des brides d’un passé encore frais, en elle tout d’abord, bien que plus jeune, mais surtout dans les femmes qui l’ont précédée.

Car pour toute femme dans l’Autriche du milieu du 20e siècle puis de l’après guerre il fait bon trouver son rang, n’en pas déroger, vivre dans l’apparence du calme et le respect de la famille.

Sous la férule d’une société bourgeoise et masculine certaines finissent par se briser, ne supportant plus le poids de la pression ou du refoulement.

Représentative d’un genre féminin et aussi d’une époque, Haushofer rappelle d’autres portraits de femmes et mères d’écrivains connus comme celles de Handke ou Bernhard. Marlene Krisper esquisse des destins différents, elle souligne cependant des ressemblances parfois troublantes que le lecteur peut ensuite librement interpréter.

Un petit livre qui gagne à être lu quand on cherche à mieux connaître Haushofer. On y traite de sa vie, de son temps et de son oeuvre, relevant la trame qui lie ses personnages féminins, leur profonde difficulté existentielle, leur solitude viscérale et inadéquation à vivre dans un monde régis par les hommes.

A lire en allemand Das ordentliche Leben der Marlen Haushofer de Marlene Krisper.

Le Rapport de Brodeckse présente comme une fable à l’atmosphère kafkaïenne. Le lecteur est plongé dans un village d’outre-Rhin, de quelques quatre cent âmes, sans emplacement déterminé et sans nom. De mystérieux et terribles événements se sont passés dans le passé et Brodeck, narrateur et héro principal, raconte. On mène l’enquête au rythme de la lecture et apprend vite à discerner les personnages par leur rôle ou statut social. Il y a le maire, l’instituteur, l’aubergiste, le voisin, le curé, et une auberge nommée « das Schloss » où s’est déroulé l’Ereigniës, ce drame à l’origine du récit.Brodeck, plus instruit que ses concitoyens, occupe au village des fonctions proches de celles d’un garde champêtre, il écrit les rapports sur la nature, « la flore et la faune ». Au regard des autres, il est celui qui a le pouvoir des mots « tu sais écrire, tu sais les mots, et comment on les utilise, et comment aussi ils peuvent dire les choses ». Pour purger le mal de la conscience collective, l’absoudre en quelque sorte, on l’enjoint sous la menace de prendre la plume et de raconter: « Tu vas raconter l’histoire, tu seras le scribe » « Il faudra vraiment tout dire afin que celui qui lira le Rapport comprenne et pardonne ».

C’est à l’écriture que revient le rôle d’exorciste, elle seule peut mener vers le salut ou le pardon. Car la mémoire et la conscience sont les attributs qui différencient au mieux l’homme de l’animal, l’individu des porcs d’Orschwir, le maire du village, ces « fauves sans cœur et sans esprit », pour lesquels seul le ventre compte, et qui « ne songent qu’à une chose, tout le temps, c’est de pouvoir le remplir ».

Brodeck rédige son rapport, ou plus précisément ses deux rapports ; celui que tout le monde veut lire, pour ensuite mieux détruire, ainsi qu’un autre en parallèle qui fera l’objet de ce roman et qui dira la honte, la vérité cachée.

Un jour « toute en douceur et teintes blondes » car Brodeck se souvient de la date, le 13 mai, un étranger arrive au village. Son costume est étrange, son allure bouffonne, et il est flanqué d’un cheval qu’il appelle Monsieur Socrate ainsi que d’un âne, Mademoiselle Julie.
Depuis que la guerre a pris fin, un an auparavant (entendons la seconde guerre mondiale), c’est le premier visiteur à venir au village. Personne ne sait d’où il vient, qui il est et pourquoi soudain il est là. Personnage énigmatique on l’appelle vite l’Anderer (l’autre) ou on le surnomme dans le dialecte local tantôt «Vollaugä » (yeux pleins), « De Murmelnër » (Le murmurant), « Mondlich » (lunaire), « Gekamdörhin » (celui qui est venu de là-bas), ou bien encore « de Gewisshor » (le savant). Personne ne l’aime, tout le monde le craint sauf Brodeck qui d’emblée se retrouve en lui « Parfois même, je dois l’avouer, j’avais l’impression que lui, c’était un peu moi. ».
Erudit, poli, toujours gentil, l’Anderer écoute et sourit plus qu’il ne parle. Il rappelle le Saint ou le prophète, et son destin semble prédéterminé « Parfois en le regardant, j’avais songé à quelque figure de saint. C’est très curieux la sainteté. Lorsqu’on la rencontre, on la prend souvent pour autre chose, pour tout autre chose, de l’indifférence, de la moquerie, de la conspiration, de la froideur ou de l’insolence, du mépris peut-être. On se trompe, et alors on s’emporte. On commet le pire. C’est sans doute pour cela que les saints finissent toujours en martyrs ». Ou peut-être s’agit-il d’un messie, venu pour racheter le monde en perdition, « un dernier envoyé de Dieu avant qu’il ne ferme boutique et ne jette les clés » comme le souligne amèrement le curé.

L’homme d’église, Peiper, a perdu la foi à force d’avoir entendu tout ce « chargement putride » de confessions. Il boit pour oublier, pour ne plus penser. Tous d’ailleurs au village ont recours à l’alcool pour faire taire leur peur ou leur conscience.

L’Anderer arrive dans ce village coupé du monde, mort à toute croyance, et révèle à chacun ce qui se cache en lui. Il écoute, récolte les confessions, celle de Brodeck notamment, fait des croquis, esquisse les portraits de tous les habitants et finalement organise une réception où il montre ses œuvres. Miroirs de l’âme, soudain mise a nue, ces portraits, où chaque citoyen se reconnaît dans sa vraie nature, signeront son arrêt de mort et le village entier ourdira alors une macabre mise à mort.

Le style du roman est riche en descriptions et la structure est captivante, faite de permanents retours en arrière, d’histoires dans l’histoire. Il y a le temps de la narration, soit celui d’après l’écriture du rapport, mais aussi les coulées dans la mémoire qui font revivre à Brodeck et découvrir au lecteur le fameux Ereigniës (scène de mise à mort), l’arrivée de l’étranger, la vie au village, la guerre, ses études à la capitale, sa jeune enfance, ses amours avec Emilia, les camps et d’autres secrets bien gardés au fond de l’inconscient collectif.

En remontant le temps, des lambeaux de souvenirs, lui reviennent. Ceux de sa petite enfance lorsqu’orphelin, âgé seulement de quatre ou cinq ans, la vieille Fédorine, déjà « tavelée comme une nèfle oubliée trois saisons dans le cellier », le recueille sur son chemin. Ensemble, ils traversent des montagnes, des pays et des langues, sur une charrette de fortune avant d’arriver au village qui leur donne une cabane. Ceux ensuite du jeune homme parti étudier à la ville grâce aux cotisations des villageois. On assiste à la montée de la violence et de l’antisémitisme et à la fuite de Brodeck vers le village un matin en compagnie d’Emilia, la jeune fille rencontrée à la ville, qu’il prend pour femme. La haine déborde la ville et rattrape le village bientôt sommé de désigner ses traites. Dénoncé comme étranger « Fremdër », sacrifié pour sauver les autres, Brodeck est déporté dans un camp de concentration.

Six jours de voyage marquent sa lente descente en enfer. Six jours traumatiques ou les plus faibles meurent, ou le choix aussi s’impose entre les futurs morts et futurs survivants, car par delà les aptitudes physiques de survie il y aura celles de la conscience et de l’acceptation ou non de l’humiliation. Dans le camp, les nazis appliquent minutieusement leur politique d’humiliation et de deshumanisation en réduisant chaque homme à un animal. Qui veut survivre doit oublier qu’il est un homme, et être prêt à se plier à tous les déshonneurs.
Brodeck n’a qu’une seule pensée, celle de survivre, pour rentrer et retrouver sa femme à laquelle il a fait la promesse de revenir. Il accepte donc tout, de n’être rien, de ne plus avoir ni langage ni dignité. Il devient tout d’abord le « scheizeman » (l’homme merde), chargé de vider à mains nues les latrines du camp, puis le « chien Brodeck » qui rampe, marche à quatre pattes, aboie, lape, se laisse mener en laisse, et dort dans une niche.

L’évocation des camps et l’idée de l’individu ravalé à une masse informe « des ombres pareilles les unes aux autres » ne sont pas sans rappeler le témoignage de Primo Levi sur l’holocauste et notamment Se questo è un uomo (Si c’est un homme), l’œuvre également d’un autre auteur déporté dans les camps, Jorge Semprun. Semprun décrit dans l’expérience concentrationnaire l’au-delà ou plus exactement la traversée de la mort (je renvoie à un autre billet sur cet auteur dans ce blog, Jorge Semprun « Adieu vive clarté… »).
A ce propos enfin, il est intéressant de noter que Philippe Claudel vient d’être élu il y a peu par l’Académie Goncourt au couvert de Semprun, mort le 7 juin 2011. Le choix n’est pas neutre.

« Depuis le camp, je sais qu’il y a davantage de loups que d’agneaux » dit Brodeck. L’expérience des autres, certes, de lui-même aussi, pris dans l’engrenage de la peur et du besoin. Car la question morale dans le roman est toujours présente et personne n’y échappe. Comment réagit-on dans une situation extrême, acculé à ses limites, face au mal ? Et le pardon est-il possible ?

Plusieurs souvenirs harcèlent Brodeck. Certains traduisent bien l’ambigüité du mal, comme l’épisode du wagon et de l’eau dérobée à la jeune mère et son nourrisson, celui aussi de cette jeune aryenne qui berçant avec amour son enfant dans ses bras regarde chaque matin au camp avec jouissance la pendaison de la victime du jour. L’amour et l’innocence se mêlent à la haine et la perversité et si les loups torturent Emilia, sa femme, la rendent folle à jamais ; c’est néanmoins la beauté qui au final l’emporte dans le regard de Poupchette, l’enfant « née de l’horreur».

Brodeck finit par quitter le village, avec sa femme, sa fille et la fidèle Fédorine. Le lecteur, lui, quitte le roman avec l’impression d’avoir traversé une œuvre grave, terriblement humaine, et toujours profondément actuelle.

Pesanteur ou légèreté, un choix entre deux possibles, celui que doivent faire les personnages de Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être. Y a-t-il antinomie entre les deux concepts, et où se situe la valeur morale ? Le roman joue en permanence sur l’ambigüité des notions, et les pôles opposés tels que le bien et le mal, le corps et l’âme. Quelques pages d’introduction rappellent le concept nietzschéen de l’éternel retour et dressent le décor dans lequel évolueront les personnages. Nous n’avons qu’une vie, comment savoir alors si le chemin choisit est le bon, puisqu’il ne nous sera jamais donné de vérifier les autres – toutes ces voies que la vie nous proposaient et que nous avons intentionnellement, ou non, laissé de côté, décidé de ne pas prendre.

Plusieurs couples, un notamment, formé par Tomas et Tereza tisse une histoire d’amour, de fidélité, d’infidélités surtout, et de jalousie. Le tout se déroule sur fond de communisme à l’époque où Prague subit le joug soviétique. 1968, les chars russes avancent ; un système de répression s’instaure et force chacun à choisir son camp, celui des partisans ou celui des réprimés. La neutralité n’existe plus.

Le roman raconte l’insouciance, dans la rencontre de Tereza, la jeune serveuse de province et de Tomas, le chirurgien praguois promu à une belle carrière, dans leur amour ; la frivolité aussi dans les aventures érotiques de ce dernier (ou serait-ce une forme de philosophie libertine afin de mieux s’emparer le monde à travers le corps des femmes ?); il raconte encore la responsabilité dans leur désir de former un couple durable, et le courage dans la volonté de ne pas céder au régime. Rien n’est donné pour acquis, tout se conquiert et l’on passe du lourd au léger et inversement sans que les frontières soient toujours claires.

« Es muss sein » (il le faut), le motif de la phrase de Beethoven, dans le mouvement du dernier quatuor opus 135, devient l’expression favorite de Tomas pour expliquer ce qui le pousse de l’un à l’autre, de sa femme à ses nombreuses maîtresses, « weil einmal ist auch keinmal » (une fois ne compte pas) ainsi que d’un vague engagement politique à une décision ferme qui déterminera son avenir. Jeune chirurgien brillant, il devient laveur de vitres puis enfin conducteur de camions dans un village de campagne.

Si au pays des soviets rien n’est l’œuvre du hasard – l’œil de la police secrète est partout – c’est pourtant grâce à lui ou plus exactement à six hasards consécutifs, savamment orchestrés par le destin, que l’histoire d’amour de Tereza et Tomas voit le jour. La liberté, seule, ensuite dicte leur conduite.

Kundera, Tchèque de naissance, a opté pour la France et la nationalité française ; il n’en reste pas moins baigné depuis l’enfance dans un monde très empreint de culture germanique. L’allemand est souvent utilisé comme référence dans le texte, à travers ses philosophes, ses musiciens, son histoire. Selon l’auteur, l’allemand est « une langue de mots lourds ». Elle épouse ou corrobore la dualité et la contradiction apparente que le roman s’engage à démontrer. Si les mots pèsent lourds ou ont du poids, ils ont donc un impact, de la force et aussi de la valeur. Ce qui alors, de prime abord, pouvait apparaître comme un jugement purement négatif se transforme en positif. Car au fond la pesanteur n’est-elle pas ce qui retient, ce qui empêche l’évaporation – voire la dissipation, du sens et de la vie ?

Une autre métaphore s’impose à mes yeux, celle de la Beauté, avant l’Amour même peut-être. Car la beauté illustre le mieux ces deux concepts ; elle est légère et pesante à la fois « Ô Beauté, monstre énorme, effrayant, ingénu! » disait Baudelaire « Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ? ».

L’insoutenable Légèreté de l’être a été salué par le public à sa sortie, traduit ensuite dans des dizaines de langues, et enfin a été rendu célèbre par le film du même nom avec Juliette Binoche, alors toute jeune, dans le rôle de Tereza. C’est aussi, avant d’être un magnifique titre et donc une promesse tacite au lecteur, un beau roman et un excellent début de lecture pour les prémisses d’une année à peine née. Sous des aspects de simplicité ou devrais-je dire légèreté, il engage à réfléchir et repenser ce qui nous détermine, nous donne du poids, et en conséquence nous soutient.

Quelques citations glanées au fil de la lecture :

« Ne pouvoir vivre qu’une vie, c’est comme ne pas vivre du tout »

« Le but de l’acte d’amour n’était pas la volupté mais le sommeil qui lui succédait ».

« L’amour ne se manifeste pas par le désir de faire l’amour (ce désir s’applique à une innombrable multitude de femmes) mais par le désir du sommeil partagé (ce désir-là ne concerne qu’une seule femme) »

« Ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est qu’il porte son destin comme Atlas portait sur ses épaules la voûte du ciel »

« Pour qu’un amour soit inoubliable, il faut que les hasards s’y rejoignent dès le premier instant comme les oiseaux sur les épaules de saint François d’Assise ».

« La transformation de la musique en bruit est un processus planétaire qui fait entrer humanité dans la phase historique de la laideur totale »

« Les régimes criminels n’ont pas été façonnés par des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d’avoir découvert l’unique voie du paradis »

« Il faisait des choses auxquelles il n’attachait aucune importance, et c’était beau »

« L’histoire est aussi légère que la vie de l’individu, insoutenablement légère, légère comme un duvet, comme une poussière qui s’envole, comme une chose qui va disparaître demain »

« Avant d’être oubliés, nous serons changés en kitsch. Le kitsch, c’est la station de correspondance entre l’être et l’oubli »

Into Great Silence, le titre anglais du documentaire de Philip Groening, cerne sans doute mieux les presque trois heures de projection que ne le fait le titre allemand d’origine Die grosse Stille ou bien les titres français Le grand silence, italien Il grande silencio ou espagnol El gran silencio – tous si proches de la structure allemande. Car il ne s’agit pas seulement de silence mais bien plutôt de l’expérience qui consiste à tomber dans ce silence. Into great silence montre ainsi un cheminement plus qu’un simple constat. Il faut épouser le rythme monotone de la vie des Chartreux, ordre cartésien fondé par Saint Bruno en 1084, pour comprendre et se laisser prendre, pour tomber enfin dans ce puits de silence et d’apparent néant qui seul ouvre, selon les moines, les portes de l’infini et la voie vers Dieu.

L’expérience est cathartique, purifiante et si la longueur du « film », son côté lénifiant, peut aisément faire sombrer par moments dans le sommeil (mea culpa) ; le son des cloches est là pour rappeler le spectateur à la réalité, tout comme les moines à la prière. Elles ponctuent le silence, scandent le rythme des journées.

C’est en 1984 que Groening demande l’autorisation de filmer la vie au monastère de la Grande Chartreuse, situé dans les Alpes françaises (entre Grenoble et Chambéry). Seize ans plus tard – soit une durée à l’image du temps monastique – les moines répondent au réalisateur et l’autorisent à passer six mois parmi eux. Sans moyens techniques sophistiqués, sans éclairage supplémentaire, muni d’une simple caméra Groening se fond dans le lieu et capture la monotonie du temps, l’ascétisme d’un ordre, où le vital est réduit au minimum ; il montre l’esthétisme enfin d’une vie dépouillée et arrachée aux contingences de son époque.

Tout est lent, répétitif, sans passion si ce n’est celle qui justement doit jaillir au final de cette complète abnégation. Les cloches appellent à la prochaine prière, ânonnée, déclamée sur un son de voix monocorde, toujours semblable et sans excès. L’image enfin se fige sur un moine agenouillé; te temps de la prise de vue épouse celui de son recueillement -plusieurs minutes donc de contemplation, de médiation pure.

Une chose cependant m’a surprise, le peu de références faites à l’étude. On assiste à la répétition mécanique des tâches journalières, à la prière; on respire au rythme du silence et des longues séances de méditation ; on écoute les quelques échanges anodins durant la promenade hebdomadaire et suit le travail dédié aux besoins de la communauté. Rappelons que cette communauté est autonome et subvient à ses propres besoins. C’est là entre autres qu’est toujours concoctée par les moines eux-mêmes et selon une recette légendaire la liqueur du même nom Chartreuse (composée d’une centaine de plantes différentes et macérées selon un processus complexe, la recette est précieusement gardée par l’ordre, seul détenteur du secret de sa conception).
Cependant on cerne au cours du documentaire assez peu le rôle que joue (penserait-on du moins) l’étude des textes, des penseurs et des idées.

Les moines, à leur entrée dans l’ordre des Chartreux, s’engagent à ne pas quitter le monastère et à garder un silence total. Les exceptions à cette règle sont très peu nombreuses : une promenade par semaine (recréation communautaire) et une visite annuelle de la famille proche. Une fois par semaine ils partent donc en promenade dans la nature environnante, discutent de leur foi, de leur quotidien. L’échappée est d’autant plus marquante que le paysage coupe le souffle de beauté, tranche dans son exubérance avec la sobriété et le dénuement du monastère. Hautes montagnes encaissées, bruit enivrant d’une nature saturée de couleurs, de sons et d’odeurs, pépiement des oiseaux, bruissement des arbres, du vent, changement des saisons ; la vie s’immisce à l’intérieur des murs – elle agit par contraste.

Regarder Into Great Silence n’est pas une expérience commune. On ne regarde pas un film ou même un documentaire, mais on entre bien plutôt l’espace de quelques heures au monastère, on vit le silence – au point de se sentir parfois mal à l’aise (le silence est intimidant, car il pousse à la réflexion, à l’introspection). On cède alors à un rythme inconnu, à une perception du temps, abstraite car si loin de notre monde moderne, avide d’actions, de vitesse et de bruit. Avec ou sans croyance religieuse, on perçoit la notion de sacré, de sublime. L’expérience est fascinante, à maints aspects.

Les minutes passent ou les heures, les jours ou les années et le sourire de ces hommes, simples, silencieux et heureux nous reste, comme une image poétique et esthétique d’un temps suspendu.

Evoquer Balzac, c’est d’abord faire référence à l’ampleur de son œuvre. Entre 1820 et 1848 il rédige 95 romans et en prévoit 48 autres. Certains seront entamés mais laissés à l’état d’ébauche puisqu’il meurt d’épuisement en 1850, à l’âge de 51ans .
Douze volumes en La pléiade, les chiffres défilent et étourdissent.
Le projet balzacien repris sous le titre de La Comédie humaine (en hommage probablement à Dante) est grandiose, sa visée encyclopédique.

Balzac imagine trois grandes parties :
 les études de mœurs : de loin la partie la plus dense et classifiée en scènes diverses : scènes de la vie privée, de la vie de province, de la vie parisienne, de la vie politique, de la vie militaire et de la vie de campagne

 les études philosophiques (partie peu développée)

 les études analytiques (n’ayant que deux romans)

Architecte grandiose Balzac, à partir de 1834, a l’idée de faire reparaître ses personnages de roman en roman, tissant ainsi une chaîne et développant un sentiment d’unité dans son édifice romanesque. D’autres suivront le maître ; Zola notamment dans Les Rougon-Macquart.
Tout voir, tout montrer, tout décrire, tout dominer, tout expliquer – et recréer ainsi une société, celle de son temps ; c’est le but qu’il se donne dans La comédie humaine.

Quand on pense au génie artistique sous l’angle de la création monstrueuse et dévorante, l’image de Balzac s’impose. Son parcours est unique dans l’histoire des lettres et son ambition mégalomaniaque liée à sa fin tragique me rappelle personnellement cette histoire fantastique d’Alphonse Daudet intitulée La légende de l’homme à la cervelle d’or (extraite des Lettres de mon Moulin).

Selon la légende un garçon naît avec une tête démesurément grande. Enfant, il trébuche, se blesse mais en guise de sang ce sont quelques gouttes d’or qui perlent de son crâne. Sa famille réalise alors que son cerveau est en or et les parents les premiers réclament leur dû avant que le jeune homme ne parte et se lance dans le monde. Les autres bientôt le sollicitent puisqu’il est riche et n’a qu’à extraire de sa tête l’or massif qui s’y trouve. Après une vie dissolue, le jeune homme prend peur, freine ses folies, s’isole mais tombe hélas amoureux d’une coquette qui lui extorque ses dernières richesses. De santé précaire, elle meurt et il dépense tout ce qui lui reste pour l’enterrer pompeusement. Enfin, à moitié dément et «décervelé », il aperçoit une paire de jolies bottines dans la vitrine d’un magasin. Il veut les acheter pour son amante, dont il a déjà oublié la mort. Il entre dans le magasin et tombe bientôt ensanglanté et sans vie après avoir essayé de gratter les dernières parcelles d’or de son crâne.

Daudet termine son récit sur ces quelques lignes moralisatrices « Il y a de par le monde de pauvres gens qui sont condamnés à vivre avec leur cerveau, et payent en bel or fin, avec leur moelle et leur substance, les moindres choses de la vie. C’est pour eux une douleur de chaque jour ; et puis, quand ils sont las de souffrir… ».

La mort tragique d’Antinoüs est précédée de signes avant-coureurs qu’Hadrien ne sait déchiffrer sur le moment. Ce n’est malheureusement que trop tard qu’il comprend la souffrance du jeune homme et ses futurs projets de suicide.

• Attitude insolite d’Antinoüs :
Antinoüs connaît des moments de solitude ou bien d’exaltation suivis de pleurs inexpliqués « Il allait et venait silencieusement dans la pièce » puis « Sa gaieté presque stridente ne se démentit pas un instant, à peine soutenue d’une coupe de vin grec (…) la sauvage gaîté persista. Mais, au matin, il m’arriva de toucher par hasard à un visage glacé de larmes. Je lui demandai avec impatience la raison de ces pleurs ; il répondit humblement en s’excusant sur la fatigue ».
Un autre jour, il fait à Hadrien l’étrange promesse de revenir lui faire signe et de le renseigner sur la mort s’il venait à disparaître le premier.

• Foudre qui tue l’homme et le faon sur le mont Cassius:
La révélation d’Antinoüs se fait sur le mont Cassius, lors d’une cérémonie de sacrifice et lorsque la foudre tue d’un seul coup l’homme et le faon que celui-ci s’apprêtait à sacrifier. Il réalise alors que la mort peut « devenir une dernière forme de service, un dernier don, et le seul qui restât». Sa terrible décision semble, comme nous l’avons vu auparavant, motivée par sa crainte de la vieillesse et sa peur devant la fin ou la décroissance du sentiment amoureux.

• Sacrifice du faucon d’Antinoüs selon les rites de la magicienne de Canope:
En hommage à Hadrien Antinoüs offre de sacrifier sa bête préférée, le faucon qu’il a élevé de sa propre main et auquel il est très attaché. L’oiseau est endormi puis noyé dans l’eau du Nil. Les années de la victime sont sensées s’ajouter à celle de la personne pour laquelle il est sacrifié et lui porter bonheur. Hadrien ne croit pas à ces sorcelleries, il accepte cependant la proposition du jeune homme par tendresse et respect pour celui-ci comprenant l’importance que ce geste revêt à ses yeux.
Le sacrifice de l’oiseau annonce directement celui d’Antinoüs.

Enfin, le jour de l’anniversaire de la mort d’Osiris « dieu des agonies », le vieux Chabrias, soudain alarmé par le comportement étrange du jeune homme et sa disparition soudaine, alerte Hadrien. Ils se mettent à sa recherche et découvrent vite les vestiges de rites annonciateurs du sacrifice humain. Descendus sur la berge du fleuve, ils l’aperçoivent alors « couché au fond, déjà enlisé par la boue du fleuve ».

La douleur d’Hadrien est immédiate et foudroyante.
Pouvoir, ambition, statut social, tout s’écroule soudain devant l’ampleur de la catastrophe et de la perte ne laissant plus qu’un homme vulnérable et profondément blessé « Tout croulait ; tout parut s’éteindre. Le Zeus Olympien, le Maître de Tout, le Sauveur du Monde s’effondrèrent, et il n’y eut plus qu’un homme à cheveux gris sanglotant sur le pont d’une barque ».