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Félix Grandet, maître tonnelier, est le père d’Eugénie. Avare et rusé, il s’enrichit par le commerce, l’usure et la spéculation. Il incarne l’image du nouveau riche, celui qui après la révolution de 1789 et grâce à sa richesse surpasse l’aristocratie et l’église. Grandet n’a de passion que pour le pouvoir et la contemplation de son or. Célèbre pour son avarice, il règne dans sa maison en despote, semant la terreur auprès de sa femme, toujours apeurée, et de sa fille, obéissante et effacée. Autour d’eux gravitent deux familles, les Cruchot, soit le notaire, l’abbé et le neveu ainsi que les Des Grassins, père, mère et fils – microcosme représentatif de la société. Tels des vautours à l’appât du gain, ils traquent la future héritière, abreuvant Eugénie de fausses prévenances et d’une amitié feinte.
Le roman a pour toile de fond la province (en opposition à Paris), plus précisément Saumur en 1819, et commence alors qu’on s’apprête à fêter les vingt-trois ans d’Eugénie. Tout le monde se retrouve pour faire sa cour autour d’un jeu de société. L’atmosphère est morose; la maison sordide, froide et étriquée, à l’image de l’avare qui la possède.
Un coup frappé à la porte annonce la tragédie à venir. Charles Grandet vient d’arriver de Paris. C’est le neveu de Félix Grandet. Beau, à la dernière mode, dandy parisien sûr de lui, il dénote dans l’assemblée provinciale et ravit en l’espace de quelques secondes le cœur de l’innocente Eugénie qui croit « voir en son cousin une créature descendue de quelque région séraphique ».
On apprend très vite la raison de sa venue à Saumur et ce par l’entremise d’une lettre remise à Félix. Charles est envoyé par son père, Guillaume Grandet. Guillaume en faillite a voulu avant de se suicider confier à son frère le destin de son fils chéri.
Charles, lui, ne prend connaissance du contenu de la missive que le lendemain de son arrivée alors que sa jeune cousine, sa tante et Nanon s’évertuent à lui plaire et cherchent -comme faire se peut- à adoucir le régime spartiate de la maison. La scène du petit-déjeuner souligne l’aspect tragi-comique de la situation. Grandiose pour les trois pauvres femmes qui enfreignent toutes les règles habituelles, il n’en reste pas moins très frugal pour Charles tout comme pour le lecteur. Le retour inopiné du Père Grandet, qui mesure d’un regard l’ampleur de la désobéissance ainsi que l’incompréhension du cousin devant l’affolement des trois femmes suscitent le rire. Cette scène rappelle le comique de Molière et le personnage de Grandet fait souvent écho à celui d’Harpagon dans L’avare.
La vue de Charles a l’effet d’une véritable bombe sur Eugénie dont l’existence se résume jusqu’alors aux heures vides et silencieuses passées à « rapetasser des bas, à ravauder la garde-robe de son père » en compagnie de sa mère. Pour la première fois de sa vie elle s’observe, se pose des questions existentielles, doute de sa beauté et de son pouvoir de séduction.
Beauté artistique selon Balzac, Eugénie « grande et forte » a les traits épais. Elle n’est pas franchement jolie mais possède en revanche cette grâce pleine de pureté et de noblesse dont les peintres ou les sculpteurs sont friands.
L’éveil des sentiments amoureux a pour elle l’effet d’une nouvelle naissance « Il lui avait plus surgi d’idées en un quart d’heure qu’elle n’en avait eu depuis qu’elle était au monde » et toute son attention se dirige vers le moyen de plaire à Charles. La pauvreté de celui-ci lui donne la possibilité d’assouvir son besoin de sacrifice. Charles n’a plus rien et Eugénie possède une bourse pleine de pièces d’or remises par son père à chaque fête. Elle lui remet, s’offrant elle-même symboliquement par ce geste. Hésitant tout d’abord Charles finit par accepter. Il lui confie en échange un nécessaire en or, cadeau de sa mère défunte, qui contient les portraits en miniature de ses parents. L’or est donc l’élément qui sert de lien, celui qui soude l’entente d’Eugénie et de Charles (ironie suprême, même les sentiments les plus purs passent par des transactions marchandes ou pécunaires).
Les deux amants, unis par leur secret, profitent des quelques jours avant le départ de Charles pour les Indes où il doit faire fortune, pour se connaître, s’apprécier, pour se promettre enfin amour et mariage au retour de Charles. Quelques jours de bonheur et un baiser furtif scellent la promesse.
Une tempête cependant menace la félicité d’Eugénie et de toute la maisonnée. Selon le rituel familial, Grandet demande une fois par an à sa fille de voir son or pour jouir ainsi du spectacle de son pécule. Le jour redouté arrive et Eugénie avoue à son père ne plus être en possession de ses pièces d’or. La réaction de Grandet est terrible. Fou furieux il punit sa fille au pain et à l’eau, lui interdisant tout contact avec le reste de la famille et le monde extérieur. Eugénie trouve la force de résister dans son amour. Une lutte s’engage entre le père et la fille. Ils montrent un entêtement similaire et finissent par causer la mort de Madame Grandet qui nature soumise et bonne, succombe à la guerre familiale. Elle meurt, de façon aussi angélique qu’elle avait vécu. Sa mort rapproche alors Grandet de sa fille car il ne peut prendre le risque de voir Eugénie réclamer son héritage. Pour qu’elle renonce à ses droits et lui laisse l’usufruit des biens, il faut donc lui pardonner. Il le fait, par pur intérêt.
Le temps passe, Grandet devient gâteux et seul le magnétisme de l’or arrive à raviver son regard vitreux. Il meurt finalement en tentant dans un ultime sacrilège d’arracher au prêtre le crucifix en or. Balzac décrit avec force détails deux agonies aux antipodes l’une de l’autre: la première est angélique, la seconde démoniaque.
Quelques années plus tard, soit sept ans après le départ de Charles, une première lettre arrive. Hélas sa teneur est différente de celle qu’Eugénie escomptait. Charles, dont la bonté n’était que le fruit de son jeune âge et qui tenait en germe les vices de son oncle, a bien vite oublié sa cousine. L’argent l’a corrompu, il est devenu un être cynique, sans aucun scrupule qui s’est prêté à toutes les bassesses imaginables pour faire fortune. De retour des Indes, il cherche à achever son ascension sociale en épousant une demoiselle d’Aubrion qui lui procurera un titre de noblesse. Charles demande donc à Eugénie dans sa lettre de lui renvoyer le nécessaire de sa mère et lui annonce son futur mariage, reléguant aux enfantillages leur promesse initiale.
Eugénie s’effondre. Sa première idée est de se retirer au couvent et d’y enterrer la sainteté de son amour. Elle décide finalement d’aller au bout de son sacrifice et de son obsession « Elle se retirait en elle-même, aimant et se croyant aimée. Depuis sept ans sa passion avait tout envahi ». Elle demande alors au Président de Bonfons, alias le neveu des Cruchot, de se rendre à Paris, d’y régler les dettes de son oncle afin que Charles puisse sans problème épouser Mademoiselle d’Aubrion. Elle accepte ensuite d’épouser le Président à condition que le mariage ne soit pas consommé.
Eugénie fait preuve à la fois de résignation et d’agression dans sa réaction. En effet rien ne la force à épouser qui que ce soit, si ce n’est la volonté de se venger de Charles. En payant ses dettes elle lui révèle sa richesse et l’atteint par sa bonté et son sens de l’honneur, en épousant le Président elle retourne contre lui l’arme même qui la blesse.
Une semaine après son mariage, le Président de Bonfons meurt subitement laissant une veuve de trente trois ans, riche et de nouveau convoitée pour ses millions par les familles nobles mais désargentées de Saumur. Seule figure aimante aux côtés d’Eugénie, sa fidèle servante, la grande Nanon devenue grâce à ses quelques rentes (encore l’argent donc) Madame Cornoiller.
Le roman se termine comme il a commencé. Eugénie de tous cotés est cernée pour son or et continue de mener une vie triste et monotone dans « La maison de Saumur, maison sans soleil, sans chaleur, sans cesse ombragée, mélancolique (…), à l’image de sa vie ».