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autofiction

Image« Cet élan de moi vers elle, hésitant et inabouti » résume en quelques mots la quête sensible et l’hommage pudique que rend Delphine de Vigan dans Rien ne s’oppose à la nuit, à sa mère, Lucile, qui à 61 ans fait le choix de « mourir vivante » en mettant fin à ses jours.

La mère – la mort, un seul thème et la clef de voûte d’un roman familial, lourd de secrets et de non-dits. Au fil du texte, le lecteur mène l’enquête et reconstruit la vie de Lucile, enfant, jeune fille, femme puis grand-mère. Il participe aussi fasciné à l’élaboration du livre. Car l’écriture est personnage à part entière, on assiste aux interrogations de l’auteur, à ses balbutiements, puis à ses choix finalement. Qui dit faire resurgir le passé, donner matière à qui n’est plus, à ce qui n’a jamais été vécu, dit création et fiction. Il s’agit donc bien d’un roman largement autobiographique ou plutôt d’une autofiction avec pour toile de fond la mère, tragiquement disparue. La vérité sera celle de l’auteur ou encore du lecteur qui en lisant le roman se forgera sa propre histoire. Les faits sont loin, liés à des dates, des événements mais soumis à l’arbitraire de la mémoire et du temps.

La mère – la mort, bien d’autres en littérature se sont frottés à l’exercice. On pense à l’émotion post mortem cliniquement observée au quotidien dans Journal d’un deuil de Barthes, à l’hymne à l’amour et à l’enfance perdue dans Le livre de ma mère d’Albert Cohen ou encore à la recherche par-delà le parent, de la personne dans son entier, complexe et insaisissable, dans La femme d’Annie Ernaux.
Le drame est le même, l’expérience cependant toujours unique. L’écrivain offre alors au défunt « un cercueil de papier » pour reprendre les mots de De Vigan et ceux aussi magnifiques de Philippe Forest dans L’enfant Eternel. Donner à lire à jamais, faire vivre l’absence, dire au revoir par les mots et en entourer ceux que nous aimons et qui ne sont plus.

«Ecrire sur ma mère, autour d’elle, à partir d’elle », autant de prépositions que de tentatives pour cerner un personnage énigmatique, saisissant de beauté, troublant dans ces dérives psychologiques. Lucile, c’est d’abord cette splendide couverture qu’on a du mal à quitter des yeux, un profil de femme vêtue de noir, le regard perdu au loin, nonchalante, une cigarette à la main. On distingue à peine le reste de la tablée familiale, le patriarche au fond, pris sur le vif et dont le doigt énergiquement tendu vers le haut ponctue la conversation. La photo s’impose au lecteur avant même qu’il ouvre le livre. Elle symbolise bien aussi la vie de Lucile, qui très jeune sert de modèle pour des magazines de mode. L’image crée d’emblée un sentiment d’ambiguïté, car elle joue sur les concepts de présence et d’absence, de révélation et de secret. Lucile a disparu dans le temps et l’espace, sa photo perdure et nous invite à l’admirer, à vouloir percer son secret.

Le regard enfin se décline dans tous ceux que l’auteur porte sur les siens, parfois bienveillants, parfois surpris ; aucun cependant ne porte de jugement.

Le mythe familial commence avec Georges, le grand-père. Il est autoritaire, fantasque ; sa femme, Liane, est chaleureuse et originale. Les maternités s’enchaînent, la famille grandit et connaît son lot de joie et de désespoir. Deux enfants meurent par accident, un autre se suicide, le dernier né souffre de trisomie –  autant de drames qui écartèlent la fratrie et déstabilisent à jamais les moins forts. Neuf enfants, plusieurs petits-enfants, une « belle famille », une famille comme les autres en apparence, dans laquelle les secrets sont bien gardés. Ils ne s’échappent que dans les moments de crise, sous la plume de Lucile par exemple où l’inceste est évoquée, ou encore dans l’enregistrement sonore de Georges retraçant sa vie. Au fil des pages on fait allusion à des abus sexuels répétés, à un engagement pour le moins douteux pendant la deuxième guerre mondiale, à la maladie et plus précisément à la folie qui se transmet de génération en génération. Et pourtant, le mutisme familial reste entier.

Sous des aspects de réussite sociale et de splendeur, l’édifice se lézarde. De la clarté visible en surface émane une profondeur noire, comme cette « lumière secrète venue du noir » dont parle Pierre Soulages pour qualifier ses toiles. Ce noir que rappelle aussi le titre du livre, extrait d’une chanson d’Alain Bashung « Ozez Joséphine ». Rien ne s’oppose à la nuit, rien ne met fin à la nuit ou rien ne lui résiste – les ténèbres continuent.

Le livre se termine cependant sur une note d’optimisme, celle d’une quête aboutie et de retrouvailles longuement souhaitées. Il commence par la phrase laconique, aux accents surréalistes : « Ma mère était bleue » et s’achève sur « Aujourd’hui, je suis capable d’admirer son courage » –  le courage de celle qui toute sa vie a su lutter contre ses démons, de celle qui comme Baudelaire avait la nostalgie d’un pays qu’elle ignorait.

Sans aucun doute le meilleur livre de De Vigan paru à ce jour, splendide.

Biographie, autofiction, roman, essai et polar, sont prévus pour cette année au programme du groupe de lecture de l’Alliance Française. Une brochette d’auteurs à découvrir au cours de l’été :
·       Amélie Nothomb – Tuer le père (2011)
Vingtième roman de l’auteur à succès de Stupeur et tremblements et Hygiène de l’assassin.
Elle y parle de paternité, de magie mais aussi de trahison.
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·       Delphine de Vigan – Rien ne s’oppose à la nuit (2011)
L’auteur dresse un portrait de sa mère disparue. Elle retrace sa vie, celle qu’elle a connue et imagine l’autre, celle qui lui échappe. Intimiste, courageux et pudique, une magnifique introspection sur la famille, ses secrets et ses blessures.
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·        Françoise Héritier – Le sel de la vie (2012)
« Il y a une forme de légèreté et de grâce dans le simple fait d’exister, au-delà des occupations, au-delà des sentiments forts, au-delà des engagements, et c’est de cela que j’ai voulu rendre compte. De ce petit plus qui nous est donné à tous : le sel de la vie. »
Françoise Héritier est anthropologue, professeur au Collège de France et écrivain.
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·      Georges Perec – Les choses  (Prix Renaudot 1965)
Réflexion sur l’idée du bonheur dans la société moderne à travers la vie quotidienne d’un jeune couple d’aujourd’hui, issu des classes moyennes. Quelle idée se font-ils du bonheur ? Pourquoi leur reste-t-il inaccessible ?
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·        Philippe Forest – L’enfant Eternel  (Prix Femina 1997)
« J’ai fait de ma fille un être de papier, j’ai tous les soirs transformée mon bureau en théâtre d’encre où se jouaient encore ses aventures inventées ».
Un père face à la mort de son enfant, livre d’amour et de deuil d’un auteur reconnu de l’autofiction.
·       Simone Veil – Une vie (2007)
C’est l’histoire d’un personnage au destin exceptionnel. Simone Veil accepte de se raconter dans une autobiographie, où le lecteur la découvre à la fois engagée, libre, véhémente et sereine.
·        Fred Vargas – Sans feu ni lieu(2006)
Fred Vargas est l’une des plus grandes représentantes du polar français actuel.
Le lecteur suit l’enquête de Kehlweiler, dit l’Allemand, et de ses trois assistants sur le meurtre de deux femmes.
Alliance Française de Chicago – groupe de lecture 2012-2013
Une conférence s’est tenue à New York University sur l’autofiction, plusieurs écrivains et universitaires français et américains ont discuté du concept créé en 1977 par Serge Doubrovsky pour catégoriser les textes sur l’écriture du moi.

Le débat a soulevé plusieurs réflexions critiques sur la définition même du néologisme, selon son auteur et à travers le temps, le contenu et les limites de l’autofiction, ainsi que l’impact et les rapports qu’entretient ce genre avec d’autres formes telles que l’autobiographie, le récit autobiographique, le roman autobiographique, les mémoires, le journal ou encore le roman intime.

Selon Doubrovsky Il s’agit d’une « fiction d’événements et de faits strictement réels » qui confie le « langage d’une aventure à l’aventure du langage ». Dans l’autofiction, l’auteur, le narrateur et le héros partagent la même identité et ce que le « je » dit est pure vérité. L’initiative des mots crée la fiction, et celle-ci permet de recréer la réalité ou la vérité en venant combler les possibles trous de la mémoire.

A la fois proche de l’Existentialisme et du Nouveau Roman, l’autofiction évolue au cours des décennies ; elle remplit selon les uns ou les autres, des fonctions diverses et cultive au final le mystère. Concept séducteur valorisant l’expérience, concept décrié pour son côté parfois qualifié de narcissique, concept flou et ambigüe, il n’en est pas moins un mode d’écriture qui a sa place dans la littérature et ce, avant même que l’expression ne soit réellement consacrée. On pense à Rousseau, Colette, Perec, Thomas Bernhard, Jorge Semprun et bien d’autres. Certains auteurs se déclarent clairement dans leurs écrits comme auteur-héros-narrateur (pour exemple et pour ne citer que les intervenants de cette conférence, Francisco Goldman dans Say her name ou Daniel Mendelsohn dans The Lost), d’autres en revanche ne se nomment pas directement alors que tout cependant dans leur texte renvoie à l’auteur (pour exemple Catherine Cusset dans Confessions d’une radine ou Jouir, Camille Laurens dans Dans ces bras-là).

Par ailleurs et pour souligner la complexité associée au concept, une œuvre peut emprunter à la vie d’un auteur, nourrir sa fiction, sans pour autant être de l’autofiction. On pense à Proust dans La recherche du temps perdu et aussi à Duras car si celle-ci se sert à l’évidence des éléments de sa vie pour écrire Un barrage contre le pacifique, cette œuvre s’apparente au genre du roman et non à l’autofiction. On note en revanche que L’amant se rapproche du genre autobiographique, voire autofictionnel.

Qui dit autofiction ou écriture du moi dit témoignage et partage d’une expérience personnelle avec le lecteur, elle dépasse cependant le vécu ou les émotions personnelles de son propre auteur, dépersonnalise en quelque sorte, pour atteindre une dimension universelle. Quand Philippe Forest relate dans L’enfant éternel ou Toute la nuit son drame de père face à la mort de son enfant, il déborde le particulier et touche l’universel.

En écrivant sa vie, on écrit celle des autres, et le « je » devient «tu », elle », « il », « nous » ou « vous ». Annie Ernaux, qui pourtant se déclare fermement contre la classification de son œuvre dans l’autofiction, semble paradoxalement remplir au mieux les critères de l’autofiction. Chez elle, «le moi est palimpseste », le « je impersonnel » et les fragments de sa vie servent de miroirs pour mieux réfléchir celles des autres, la nôtre. Elle se sert d’elle-même comme d’un champ d’expérimentation, le seul qui lui est donné de si bien maîtriser.

On est donc très loin dans cette optique d’une quête identitaire ou d’une simple plongée narcissique révélant des thèmes jugés trop intimes pour être divulgués au public. De plus et comme le soulignait si justement lors de la conférence Daniel Mendelsohn, il est difficile voire impossible pour chacun de juger du degré d’intimité d’un thème. Pour les uns, parler de leur vie sexuelle sera nettement moins intime que de parler de toute autre inclination intellectuelle (pour exemple peut-être Catherine Millet dans La Vie sexuelle de Catherine M.). L’intime n’a pas une définition seulement générale ou générique mais bien plutôt une définition propre à chacun.
Ce reproche pourtant stigmatise parfois l’autofiction dans un genre qui « a mauvais genre ».

En conséquence certains écrivains repoussent le titre, jugé dénigrant ; des éditeurs jouent, selon le public qu’ils recherchent, sur l’ambiguïté du terme et utilisent ou non le label à des fins commerciales.

Après toutes ces réflexions sur l’origine du terme, son évolution et son continu, il semble qu’une question persiste, celle de savoir si l’autofiction a une raison spécifique, une sorte de raison d’être dans la démarche d’écriture. Pourquoi l’autofiction ?

La première qui me vient à l’esprit est la relation de proximité créée avec le lecteur, cette connivence qui s’instaure à travers le ou plutôt « un » vécu. De celle-ci découlent ensuite toute une palette de sentiments comme l’émotion, l’identification, la compréhension. L’autofiction enfin épouse peut-être au mieux notre époque, où l’emphase est mise sur le particulier. On tend à l’universel ou à rejoindre la masse à travers l’expérience individualisée et non l’inverse.

Mais c’est sur une citation de Simone de Beauvoir tentant d’appréhender l’essence de la littérature que je terminerai ce billet, elle est extraite des Mémoires d’une jeune fille rangée, texte apparenté au genre du récit autobiographique….là, je ne suis pas mécontente de brouiller toutes les pistes en employant pour conclure ces remarques sur l’autofiction, les mots de « mémoires » et de « récit autobiographique »….Mais voici la citation de Beauvoir : « La littérature permet de se venger de la réalité en l’asservissant à la fiction ». A méditer…

Et surtout pour tous les férus de l’autofiction, je vous conseille de flâner sur le site créé, entre autres, par Isabelle Grell et Philippe Forest : http://www.autofiction.org. C’est excellent, et certaines photos de la conférence sont déjà sur le site. J’espère y lire bientôt les interventions de tous les participants évoqués plus haut et de ceux que je n’ai pas cités.

Photo représentant le tableau de l’artiste surréaliste Dorothea Tanning, intitulé Birthday 1942 et mentionné par Michele Bacholle-Boskovic lors de la conférence comme étant un des tableaux preférés d’Annie Ernaux.