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guerre

Qui dit fin d’année, dit en France et pour ceux bien sûr que les mots transportent, rentrée et prix littéraires. On attend les derniers crus comme le beaujolais nouveau et découvre quelques inconnus ou en salue d’autres déjà intronisés. Une cérémonie comme une autre qui permet de connaître ou reconnaître. Il y a ceux qui sont répertoriés et ceux qui finalement sont choisis. Les deux listes sont intéressantes, même si l’une défraie plus les médias que l’autre.C’est dans ces listes, entre autres et dans le temps aussi, que j’ai fait mon marché, les dernières cuvées ayant retenu mon attention pour mon prochain cours de littérature.

A travers extraits et passages choisis nous aborderons les livres dont tout le monde parle et aussi ceux que personne ne connaît encore :

o Alexis Jenni – L’Art français de la guerre (Prix Goncourt – 2011)
Dans cette fresque l’auteur nous entraîne dans une méditation sur la guerre, vécue et vue par la France, le tout sur toile de fond du 20e siècle. Deux histoires se donnent la réplique, celle du narrateur et celle du héro principal, Victorien Salagnon « il m’apprit à peindre, et en échange je lui écrivis son histoire ».

o Delphine de Vigan – Rien ne s’oppose à la nuit (2011)
L’auteur dresse un portrait de sa mère disparue. Elle retrace sa vie, celle qu’elle a connue et imagine l’autre, celle qui lui échappe. Intimiste, courageux et pudique, une magnifique introspection sur la famille, ses secrets et ses blessures.

o David Foenkinos – Les souvenirs (2011)
On le connaît léger et plein d’humour (on pense ici à La délicatesse, Le potentiel érotique de ma femme ou Nos séparations), il se lance cette fois dans un genre plus grave, celui qui convie la mémoire et des réflexions plus existentielles sur la vieillesse, la mort et la famille. Les formules font mouche et le style est toujours enlevé.

o Sylvain Tesson – Dans les forêts de Sibérie (2011)
Imaginez-vous six mois en Sibérie, dans une isba en bois perdue dans l’immensité blanche et le silence. C’est le défi que s’est donné Sylvain Tesson, journaliste-écrivain-voyageur, et le récit de ce livre ou plus exactement journal de bord. On savait le bonheur dans le pré, serait-il dans la neige ?

o Philippe Claudel – L’enquête (2011)
L’auteur aime mener l’enquête et sonder l’humain ; ses autres livres comme Le rapport de Brodeck ou Les âmes grises l’ont prouvé. Cette fois il s’agit de comprendre une étrange épidémie de suicides ou ne serait-ce pas plutôt une autre fable kafkaïenne pour mieux cerner les méandres du Moi, et comprendre le sens de la vie.

o Michel Houellebecq – La carte et le Territoire (Prix Goncourt – 2010)
Chronique mondaine, roman à clefs, polar, l’auteur flirte avec les genres et heureusement nous épargne les dérives charnelles et peu ragoûtantes et dont il est généralement friand. Un livre aux multiples facettes et à la structure parfaitement maîtrisée, qui nous livre de façon parodique un reflet de notre société
(Et vive l’auto-plagiat ! je renvoie à un autre billet de ce blog intitulé Une pléiade d’auteurs pour l’année à venir)

o Frédéric Beigbeder – Un roman français (2009)
Sulfureux, mondain, tape-à-l’œil, le début du livre est fidèle à l’image médiatique du personnage, le reste est un retour en arrière sur son origine bourgeoise, la famille au sens plus large, une époque enfin.

o Olivier Adam – Des vents contraires (2009)
Qui dit absence dit béance, celle que vit un homme Paul Andersen, dont la femme disparaît subitement, sans laisser de traces. Dans la ville de son enfance et dans un décor agité de bord de mer, il tente alors avec ses deux jeunes enfants de refaire surface, de vaincre ses doutes et surmonter son désespoir.
Une adaptation cinématographique vient de sortir en décembre dernier, avec dans le rôle principal Benoît Magimel.

Alliance Française de Chicago – Cours de littérature session Hiver 2012

La seconde partie de Suite Française intitulée Dolce commence quand les Allemands arrivent à Bussy pour occuper le bourg et pour prendre quartier chez l’habitant. Chaque famille est obligée de loger un officier allemand et les Angellier se préparent à recevoir le leur mettant « sous clef les papiers de famille, l’argenterie et les livres ».
Cette partie est composée de vingt-deux chapitres, elle est donc moins longue que la première intitulée Tempête (trente et un chapitres et de nombreuses familles). L’histoire se présente sous forme de deux grands tableaux autour des couples suivants :
• Lucile Angellier et Bruno von Falk
• Madeleine et Benoît Sabarie / (Bonnet)
Tous les autres personnages qui gravitent autour de ces deux couples occupent une position subalterne dans le roman.
L’histoire développée autour du premier couple retiendra notre attention sachant aussi qu’elle rappelle un autre roman très connu de l’époque sur le thème de la résistance face à l’occupation allemande. Il s’agit du Silence de la mer de Vercors.
Devant la menace de l’occupant les dames Angellier, la mère et Lucile, la femme de Gaston Angellier (prisonnier en Allemagne) cachent leur bien, ôtent de leur demeure tout le confort possible ne laissant « dans la pièce que le strict nécessaire : pas une fleur, pas un coussin, pas un tableau ». L’état de guerre entre les habitants et leur futur hôte est donc campé d’entrée.
Chaque début de chapitre or plus exactement première phrase résume parfaitement, dans cette partie comme dans la précédente d’ailleurs, le chapitre à venir (technique de l’auteur). « Chez les Angellier, on mettait sous clef les papiers de famille, l’argenterie et les livres ». L’expression « chez les » suivi d’un nom de famille est chère à Némirovsky et rappelle celle de Tempête « chez les Péricand », « chez les Michaud » etc. Il s’agit de montrer l’histoire de la France en 1941, d’un pays ou plus précisément de la communauté, à travers des destins individuels, celui de personnages que l’auteur nous donne à connaître « Ne jamais oublier que la guerre passera et que toute la partie historique pâlira. Tâcher de faire le plus possible de choses, de débats… qui peuvent intéresser les gens en 1952 ou 2052 » note Irène le 2 juin 1942 en pleine rédaction du roman.

A la différence des familles françaises désignées par leurs noms ou prénoms et à l’exception des portraits de « Bruno von Falk » et «Bonnet » (l’autre officier allemand) l’ennemi est rarement vu en tant qu’individu personnalisé. Il est désigné de façon générale par « les Allemand », « les soldats » ou bien encore « l’officier allemand ». L’occupant est donc appréhendé en tant que masse, puissante et neutre.

Il est néanmoins intéressant et surprenant de constater que les Allemands sont toujours décrits comme de jeunes héros, beaux, jeunes, cultivés et attirants « très jeunes ; ils avaient la peau vermeille, des cheveux d’or ; ils montaient de magnifiques chevaux, gras, bien nourris, aux larges croupes luisantes » ou encore « Les galons d’argent sur leurs uniformes, leurs yeux clairs, leurs têtes blondes, les plaques de métal sur leurs ceinturons brillaient au soleil et donnaient à cet espace poussiéreux devant l’église, enfermé entre de hauts murs une gaieté, un éclat, une vie nouvelle ». Figures irréelles et inaccessibles ils représentent le danger voire le mal sous une apparence attirante et dérangeante car ambiguë.
Au portrait peu élogieux du mari Gaston « cet homme gras et ennuyé, passionné seulement par l’argent, les terres et la politique locale » qui « avait cet aspect de maturité précoce que donne au provincial son existence sédentaire, la nourriture lourde et excellente dont il est gavé, l’abus du vin, l’absence de toute émotion vive et forte » s’oppose dans les yeux de Lucile, subjuguée, celui du bel Allemand, Bruno von Falk «jeune, maigre, avec de belles mains et de grands yeux. Elle remarqua la beauté de ses mains (…) il joua sur le visage sur le visage à la peau vermeille, éventée par le grand air et duveteuse comme un beau fruit d’espalier. La pommette était haute, d’un modèle fort et délicat, la bouche coupante et fière.».

Lucile, mal mariée et épousée seulement pour sa dote, ne reste donc pas insensible au charme et à l’élégance de l’officier allemand. Elle se laisse vite aller à rêver « …il jouait. Elle écouta, baissant le font, mordant nerveusement ses lèvres (…) Lucile resta longtemps immobile, son peine à la main, ses cheveux dénoués sur ces épaules ».

L’attirance va croissante de part et d’autre pour finalement aboutir à une déclaration « Madame, après la guerre je reviendrai (…) Je sonnerai un soir à la porte. Vous m’ouvrirez et vous ne me reconnaîtrez pas, car je serai en vêtements civils. Alors, je dirai : mais je suis…l’officier allemand…vous rappelez-vous ? C’est la paix maintenant, le bonheur, la liberté. Je vous enlève. Tenez, nous partons ensemble. Je vous ferai visiter beaucoup de pays. Moi, je serai un compositeur célèbre, naturellement, vous serez aussi jolie que maintenant… ».

Un long dialogue entre Lucile et Bruno von Falk permet au lecteur d’assister de façon plus intimiste à l’évolution de leur relation. Le chapitre/dialogue consacré à leur histoire est d’ailleurs clef à maints égards :
• Il commence par la lettre des Michaud permettant ensuite de relier par les personnages les deux parties : Tempête et Dolce

• Il donne une description détaillée des deux personnages (se racontant l’un l’autre leur histoire)

• Il apporte une réflexion sur la musique (composition de l’œuvre musicale à rapprocher de la composition du roman lui-même / cf. 5e symphonie de Beethoven et première entrée blog intitulée « Un auteur qui renaît de ses cendres »)

• Il éclaire de nouveau le concept de destin individuel face au destin communautaire (sur lequel repose toute la composition du roman)

• Il permet au lecteur d’assister à la scène amoureuse du couple principal sur lequel repose l’intrigue de Dolce.

• Il se trouve enfin plus ou moins au milieu de cette seconde partie, donc en position charnière.

En lisant Dolce et particulièrement l’histoire de Lucile et Bruno Von Falk on pense à celle de Vercors dans Le silence de la mer. L’auteur Vercors, pseudonyme de Jean Bruller (1902-1991), rédige dans ce court roman un plaidoyer contre la barbarie hitlérienne. Il met en scène une famille française (un oncle et sa nièce) et un officier allemand (Werner von Ebrennac) que la famille est obligée de loger durant l’occupation allemande. Comme le titre du roman l’indique, l’importance est mise sur le silence, implacable de la nièce face à l’officier et ce malgré son amour naissant. Le silence devient l’arme de la résistance et symbolise la dignité de la France face à l’occupation. C’est aussi une étendue calme comme la mer, mais où la tempête des passions humaines peut se déchaîner à tout moment (notez l’expression « se méfier de l’eau qui dort »).

La similarité entre les deux histoires laisse penser qu’Irène Némirovsky avait lu le récit de Vercors, rédigé en octobre 1941 et publié en février 1942, alors qu’elle rédigeait Suite française.

Les rapprochements entre Le silence de la mer et Dolce sont nombreux:

• Un officier allemand est assigné à résidence dans une famille française.

• Les deux officiers font partie de l’élite et leurs noms dénotent déjà leur appartenance à une certaine classe (Werner von Ebrennac/Bruno von Falk).

• Ils sont tous les deux très bien éduqués et maîtrisent parfaitement le français connaissant et appréciant autant la littérature que la culture françaises.

• Ils font preuve de politesse et d’un profond respect envers la famille d’accueil déplorant la guerre et ses conséquences.

• Ils sont jeunes, grands, musclés ; ont de beaux yeux et de grandes mains.

• Toutes les descriptions liées aux Allemands sont élogieuses et empruntes d’un certain romantisme/idéalisme.

• Werner comme Bruno sont musiciens (pianistes) et compositeurs talentueux.

• Ils jouent du piano dans les maisons respectives et par la même impressionnent leurs hôtes.

• Ils fuient le froid et la solitude de leurs chambres pour venir se réfugier auprès du feu familial.

• L’un comme l’autre tombent amoureux de la jeune fille de la maison (Werner de la nièce et Bruno de Lucile).

• La présence des officiers devient obsédante pour la maison entière toute à l’écoute des bruits qui dénoncent leur présence.

• Ils se confient tous les deux et racontent leurs vies en Allemagne.

• Ils partent à la fin pour le front russe, ne laissant guère d’espoir sur leur avenir.

• Le style qui permet de camper l’occupant est similaire « L’Allemand » désignant les personnages avant tout par leur nationalité et les étiquetant d’emblée comme ennemis.

Les différences se jouent autour de la réaction des deux jeunes filles :

• La nièce ne cède jamais aux avances de Werner, ne laissant échapper à la fin de l’histoire qu’un faible « adieu ».

• Il n’y a entre la nièce et Ebrennac pas de dialogue. Werner est seul à parler et le silence l’entoure.

On sait que Némirovsky avait pensé développer et étendre les liens entre la première et la seconde partie de son roman. Elle prévoyait aussi cinq parties à Suite française qui hélas n’en verra que deux, la rédaction s’arrêtant de façon abrupte en juillet 1942 alors que l’auteur est déporté pour le camp d’extermination d’Auschwitz.

« Pour soulever un poids si lourd
Sisyphe, il faudrait ton courage,
Je ne manque pas de cœur à l’ouvrage

Mais le but est long et le temps est court »
Le Vin de solitude – Irène Némirovsky
C’est sur ces quelques vers qu’Irène Némirovsky entame la rédaction de ses notes prises en 1942 alors qu’elle rédige Suite française. Les quatre vers sont tirées du roman Le Vin de solitude et font figure de prémonition au regard de l’œuvre et du destin de l’auteur. Ils renvoient au poème de Baudelaire intitulé Le Guignon (voir plus bas).
Le passage rappelle encore la préface du livre où l’éditeur en quelques lignes relate les derniers jours d’Irène, son arrestation, sa déportation et sa mort le 17 août 1942.

Ces deux hors-texte (préface et notes) éclairent le roman dans la mesure où ils permettent à la fois d’illustrer les pensées de l’auteur et de replacer dans la réalité les événements vécus. Nous avons donc trois dimensions parallèles :
• La partie fictionnelle (le roman)
• La réflexion de l’auteur (les notes et lettres en annexe)
• Les faits réels (la préface)

Notes sur le Mythe antique de Sisyphe et le poème de Baudelaire

Mythe de Sisyphe

Aux enfers, Sisyphe est condamné à rouler éternellement un rocher sur une pente; parvenu au sommet, le rocher retombe et il doit recommencer sans fin. Il y a plusieurs raisons mentionnées pour ce châtiment. Sisyphe avait enchaîné Thanatos (la mort) venu pour l’accompagner aux Enfers, où il avait trompé Hadès et était revenu à la vie, ou encore il avait dénoncé Zeus dans une de ses aventures amoureuses.
Son châtiment peut enfin apparaître comme le symbole de l’esprit humain incapable de s’élever au-dessus de la terre.

Ce mythe a été souvent repris dans les arts (et pour ne citer que les plus célèbres) :

  • en peinture dans le tableau de Titien (XVIe s.)
  • en littérature dans l’Odyssée d’Homère (chant XI) et dans Le mythe de Sisyphe (1942) d’Albert Camus, où il fait du châtiment légendaire de Sisyphe un symbole de la condition humaine, caractérisée par l’absurdité. Mais loin de se révolter, l’homme doit accepter ce sort et Sisyphe devient alors la figure de cet homme réconcilié avec sa condition absurde, ce qui explique la formule célèbre : « Il faut imaginer Sisyphe heureux ».
    Enfin dans Les fleurs du Mal de Charles Baudelaire, et plus précisément dans le poème intitulé « Le guignon » dont s’inspire plus haut Irène Némirovsky.

Le Guignon

Pour soulever un poids si lourd,
Sisyphe, il faudrait ton courage !
Bien qu’on ait du cœur à l’ouvrage,
L’Art est long et le Temps est court.

Loin des sépultures célèbres,
Vers un cimetière isolé,
Mon cœur, comme un tambour voilé,
Va battant des marches funèbres.

-Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l’oubli,
Bien loin des pioches et des sondes ;

Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.

Charles Baudelaire – Les fleurs du Mal

Expl.: Guignon (vieilli) : signifie mauvaise chance persistante (contraire : bonheur, chance)

Un parallélisme s’instaure entre le personnage de Sisyphe et celui de l’artiste. Tous deux sont prisonniers de leur solitude et de leur impuissance. L’artiste, pressé par le temps craint de ne pouvoir aller au bout de son art ou bien de ne trouver de réelle consolation dans l’idée même que l’Art lui survive.
Sisyphe fait preuve dans son épreuve de « courage », d’héroïsme. Il ne se contente pas de subir passivement le châtiment qui lui est imposé ; mais élève bien plutôt l’acte d’expiation à la hauteur d’un acte héroïque.
La pensée de la mort, aussi lourde qu’une pierre, est omniprésente « sépulture », « cimetière », « marches funèbres », « enseveli », « oubli » , « pioches » etc.

Deux sources sont elles-mêmes à la base du poème de Baudelaire, le poème de Henry Longfellow (1807-1882) A Palm of life (Voices of the night, 1839) :
«Art is long Time is fleeting,
And our hearts, though stout and brave,
Still, like muffled drums, are beating
Funeral marches to the grave».

et celui de Thomas Gray (1716-1771) intitulé Elegy written in a country churchyard (1751)
« Full many a gem of purest ray serene,
The dark unfathom’s caves of ocean bear:
Full many a flower is born to blush unseen
And waste its sweetness on the desert air».

L’originalité littéraire crée néanmoins un sens propre à chaque texte et le point de vue de Baudelaire se distingue de ces deux poèmes d’origine. Comme dans les vers écrits par Némirovsky, la réécriture devient nouveauté et créativité.
Chaque écrivain, artiste, se fait donc le reflet de plusieurs œuvres, de sa culture et de sa propre expérience pour créer son unicité.

Dans ses notes enfin Irène Némirovsky montre la « lâcheté » la « peur », « trouille » et la politique de collaboration d’une « certaine classe sociale », la classe dirigeante de l’époque. Elle donne l’exemple « des hommes les plus haïs en France en 1942 : Philippe Henriot et Pierre Laval ». Les Français dirent de Laval que son nom décrivait à lui seul le personnage puisque « Laval » se lit dans les deux sens (Palindrome).
La divergence sociale n’est plus établie qu’entre les riches et les pauvres « Le monde est divisé en possédants et non-possédants » (exemples dans le roman, Les Péricand/Corte et les pauvres rencontrés durant l’exode, comme les voleurs du panier de victuaille).
On relève des différences importantes de niveau de langue dans ses notes. Le style est parfois soutenu, parfois familier et donne ainsi libre cours au naturel de l’auteur qui rédige des notes personnelles non pas dans une optique de publication mais plutôt de références à développer.

La famille Péricand est la première famille dont Irène Némirovsky fait le portrait et également la principale dans le roman.

Les Péricand représentent les valeurs conservatrices, catholiques et anti-républicaines «bien-pensants », « traditions », « hérédité bourgeoise et catholique », « attaches à l’Eglise », « tout leur faisait considérer avec méfiance le gouvernement de la République », « Charlotte Péricand estimait que seul l’esprit masculin pouvait juger sereinement des événements aussi étranges et graves ».
Le métier d’Adrien Péricand épouse parfaitement ses convictions, il est « conservateur d’un des musées nationaux » et son fils aîné, Philippe Péricand, suit la tradition familiale, il est « prêtre ». A l’instar des bonnes familles aristocratiques ou bourgeoises des siècles passés les fils étaient destinés soit à rejoindre l’Eglise soit à rejoindre l’armée. On pense ici au roman de Stendhal Le Rouge et le Noir (le rouge étant le symbole de l’armée et le noir celui de l’Eglise). Le second fils Péricand, Hubert, rêvera de carrière militaire.
La famille Péricand est riche et favorisée par le sort «Ils ne tenaient pas à l’argent, non, mais l’argent tenait à eux, en quelque sorte ! » (Pointe ironique de l’auteur, image qui fait sourire).

Lorsque le récit commence, Charlotte Péricand a « quarante-sept ans et cinq enfants ». « Femme de Dieu (…) à la moralité irréprochable » elle est énergique « toujours prête pour se rendre hors de chez elle », ni jolie, ni laide « peau extrêmement fine fripée par les années », « taches de rousseur parsemaient le nez fort et majestueux », « cheveux bruns et ternes qu’elle perdait par poignées depuis la naissance de son dernier enfant ». Elle a perdu trois autres enfants portés « presque jusqu’au terme de la grossesse».
Charlotte est condescendante avec le peuple, sûre de sa position supérieure et de son élitisme « Mme Péricand était de ces bourgeois qui font confiance au peuple. « pas méchants si on sait les prendre », disait-elle du ton indulgent et un peu attristé qu’elle eût pris pour parler d’une bête en cage ». Bien-pensante elle n’hésite pas à son retour du théâtre « comme elle n’avait pas le temps le reste de la journée, elle le faisait le soir en rentrant du théâtre » à réveiller « en sursaut » une domestique malade pour lui apporter des gargarismes. Elle ne comprend pas alors les remerciements « assez froids » de Madeleine et interprète son comportement comme une marque caractéristique de manque de bonne manière « C’était cela le peuple, jamais satisfait, et plus on se donne du mal pour lui, plus il se montre versatile et ingrat ».
Mme Péricand tient à marquer les distances entre la bourgeoisie et celle du peuple, appréhendant tout rapprochement de classes comme un « signe de mauvais augure », « Ainsi, pendant un naufrage toutes les classes se retrouvent sur le pont ». Elle n’apprécie pas la proximité des domestiques « la femme de chambre Madeleine, emportée par l’inquiétude, s’avança même jusqu’au seuil de la porte » et considère clairement le peuple comme inférieur (plus proche des animaux que des êtres humains) « Je pense, disait-elle, à ses amis (ceux de sa classe sociale), que ces pauvres vieillards infirmes (grand-père Péricand) souffrent d’être touchés par les mains des domestiques ».
Son interaction avec le peuple est toujours de haut en bas (maître/domestique), (œuvres charitables/pauvres).

Quant à Adrien Péricand, c’est « un homme strict » aux « scrupules religieux » un « petit homme potelé, d’allure douce et un peu gauche (…) au visage rose et bien-nourri ».
L’auteur souligne avec ironie les raisons qui déterminent principalement de la fidélité conjugale des époux Péricand « scrupules religieux interdisaient (à Adrien P.) nombre de désirs et le soin de sa réputation le maintenait à l’écart des mauvais lieux ». Non sans humour Irène Némirovsky enchaîne ensuite « Aussi, le plus petit des Péricand n’avait-il que deux ans ».
Son ironie cinglante apparaît encore lorsqu’elle décrit l’état de choc dans lequel se trouve Adrien à l’approche des troupes allemandes « M. Péricand tourna vers sa femme un visage qui reprenait peu à peu ses teintes roses, mais d’un rose mat comme celui des cochons fraîchement abattus ».
Cette métaphore (bourgeois/cochons) a été fréquemment employée pour décrire la bourgeoisie (ex. Jacques Brel « Les bourgeois, c’est comme les cochons, plus ça devient vieux, plus ça devient … »)

Le vieux Péricand que « son grand-âge faisait parfois retomber en enfance » est « infirme », « on l’installa dans son fauteuil roulant. Il est la plupart du temps indifférent au monde qui l’entoure « il ne reprenait toute sa lucidité que lorsqu’il était question de sa fortune ». Sa richesse, considérable, provient essentiellement d’un héritage « C’était un Péricand-Maltête, héritier des Maltête lyonnais ». Il y a très certainement ici un jeu de mots de l’auteur « Maltête » signifiant mauvaise tête (allusion critique aux bourgeois).
Son aspect est repoussant « vieillard qu’on mouche, qu’on habille » ou bien lors de la cérémonie du repas « (serviette nouée autour du cou), Il avait l’habitude de baver quand il voyait apparaître ce qui lui plaisait ».

Cette évocation de la vieillesse campée à travers le personnage d’un vieillard anciennement illustre mais devenu infirme et repoussant n’est pas sans rappeler le passage du bal à la Vaubyessard dans Emma Bovary de Flaubert.
« Cependant, au bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbé sur son assiette remplie et la serviette nouée dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux éraillés et portait une petite queue enroulée d’un ruban noir. C’était le beau-père du marquis, le vieux duc de Laverdière, l’ancien favori du comte d’Artois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil, chez le marquis de Conflans, et qui avait été, disait-on, l’amant de la reine Marie-Antoinette entre MM. De Coigny et de Lauzun. Il avait mené une vie bruyante de débauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevées, avait dévoré sa fortune et effrayé toute sa famille. Un domestique, derrière sa chaise, lui nommait tout haut dans l’oreille, les plats qu’il désignait du doigt en bégayant ; et sans cesse les yeux d’Emma revenaient d’eux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes, comme sur quelque chose d’extraordinaire et d’auguste. Il avait vécu à la Cour et couché dans le lit des reines ! » (Flaubert Emma Bovary, éditions GF 86, p. 83).

Le vieux Péricand est un être déplaisant qui n’hésite pas à manipuler sa famille au gré de ses humeurs « Lorsqu’un plat lui avait déplu ou que les enfants faisaient trop de bruit, il s’éveillait tout à coup de sa torpeur et prononçait d’une voix faible mais distincte : Je léguerai cinq millions à l’œuvre. Il est comparé à « une vieille et roide poupée », il est autoritaire et dominateur. Son but est de « punir, récompenser, décevoir, combler, partager ses biens terrestres selon sa propre volonté. Dominer autrui. Peser sur autrui. Occuper le premier plan ».

L’aîné des enfants, Philippe Péricand, est devenu abbé. On apprend au cours du texte qu’il a été touché par la tuberculose (maladie héréditaire qui a emporté « en bas âge deux sœurs d’Adrien Péricand) mais qu’il a guéri « après deux années à la montagne ». Il a l’apparence d’un « homme robuste » au « teint coloré », aux épais sourcils noirs » avec « un air rustique et sain ». Il enseigne « le catéchisme à des petits paysans du Puy-de-Dôme » se contentant d’une position humble dans l’Eglise. C’est un homme profondément bon, soutenu et guidé par la foi, « un saint comme Philippe », « un excellent prêtre.
Finalement, Il est tué avec une incroyable cruauté par les enfants dont il a la charge. Les enfants soudainement transformés en bêtes sauvages mettent à mort le prêtre « Ils se jetaient sur lui d’un bond silencieux, sauvage et désespéré, l’un d’eux le mordit, le sang jaillit. Mais ils vont me tuer, se dit Philippe avec une sorte de stupeurs. Ils s’accrochaient à lui comme des loups. ». Il trouve enfin la mort « pris par la vase » dans l’étang ou les enfants l’ont jeté « Ce fut ainsi qu’il mourut, dans l’eau jusqu’à la ceinture, la tête rejetée en arrière, l’œil crevé par une pierre ».
Philippe a une forte prémonition lors de sa visite à l’œuvre des Petits Repentis réalisant malgré sa foi et sa compassion « qu’il n’aimait pas ces malheureux enfants », il les compare alors à des « enfants des ténèbres » et « dès qu’il fut en leur présence, l’abbé Péricand éprouva un sentiment étrange d’aversion et presque de peur »), peur qui sera parfaitement justifiée quelques chapitres plus loin.

Hubert, le second fils du couple Péricand, est « un garçon de dix-huit ans », au visage enfantin « joufflu et rose », profondément exalté « rage au cœur » et rebelle « Familles, je vous hais » – Citation de A. Gide (1869-1951), dans Nourritures Terrestres.
Il fait souvent figure de cancre « Hubert qui récoltait les zéros au lycée, qui rongeait ses ongles, Hubert avec ses taches d’encre aux doigts » mais il reste néanmoins le personnage le plus sympathique de la famille Péricand, sa naïveté ou plus exactement candeur étant l’écho de son jeune âge.
Le caractère romantique d’Hubert qui s’identifie en permanence à un héros est relevé dans le vocabulaire employé pour décrire son état d’esprit lorsqu’il apprend l’imminence de l’invasion allemande « son imagination l’emportait », « vivement », répétition de « ils se battraient », « quelle vie excitante, merveilleuse ! », « bondit », « enivré » « farouchement ».
Tout dans son comportement relève de l’excès, de l’outrance, il appréhende la vie comme un roman d’aventures, « La vie était shakespearienne, admirable et tragique ».
Cependant ses tentatives pour s’illustrer à la guerre échouent lamentablement« il était désespéré, il n’avait pas d’arme. Il ne faisait rien » et sa seule victoire sera de découvrir l’amour dans les bras d’Arlette Corail qui le séduit « Il ne faut pas pleurer. Les enfants pleurent. Vous êtes un homme, un homme quand il est malheureux sait ce qu’il peut trouver (…) L’amour… ».
Alors que sa famille le croyait mort et s’apprêtait à lui faire donner une messe ainsi qu’au grand-père et à Philippe, Hubert réapparaît tout guilleret et parfaitement inconscient du drame qui se joue « une mèche dans l’œil, la peau rose et dorée comme un brugnon, sans bagages, sans blessures, (…il) s’avançait en souriant de toutes sa grande bouche épanouie ».

Les jeunes enfants Bernard, Jacqueline et Emmanuel forment un groupe et ne font pas l’objet de grande description physique ou psychologique. On sait que les deux premiers sont « âgés de huit et de neuf ans » qu’ils sont « deux blondins maigres, le nez en l’air ». Quant à Emmanuel c’est encore un bébé, un tout jeune enfant « Le plus petit des Péricand n’avait que deux ans ».

Grand-mère Craquant, mère de Mme Péricand, est une vieille dame « à demi aveugle, obèse », gourmande « très grasse » au « souffle rauque ». La mort de ses petits-enfants semble peu l’affecter et ne lui coupe aucunement l’appétit « Mme Craquant, la serviette, d’une blancheur de neige étalée sur sa vaste poitrine, achevait sa troisième rôtie beurrée mais elle sentait qu’elle la digérerait mal ; l’œil fixe et froid de sa fille la troublait ».

Le chat Albert occupe une place bien définie dans cette famille bourgeoise « un petit chat gris, sans race, qui appartenait aux enfants ».

Un chapitre entier lui est d’ailleurs consacré relatant une chasse nocturne. L’image du chat reflète l’ambigüité de la personne bourgeoise ou simplement humaine qui sous des apparences de docilité cache un fond sauvage et prédateur. Ce chapitre permet aussi de changer la focalisation, de prendre quelque distance par rapport au sujet pour mieux ensuite y retourner (cf. effet de caméra qui s’approche et s’éloigne, vue d’en haut et d’en bas).

Les membres de la famille et leur apparition dans Tempête en Juin par chapitre :

• Chapitre 2: description de Charlotte & Adrien (couple principal), du grand-père de M. Péricand dit « bon papa », et des cinq enfants : Philippe, Hubert, Bernard, Jacqueline et Emmanuel

• Chapitre 4: Portrait plus détaillé de l’abbé Philippe lors de sa visite à l’œuvre des Petits Repentis du XVI

• Chapitre 6: Départ de la famille Péricand pour la Bourgogne

• Chapitre 10: Exode et prise de conscience du rationnement des vivres

• Chapitre 16: Les Péricand chez les deux vieilles demoiselles et fugue d’Hubert

• Chapitre 18: Hubert cherche « à rejoindre la troupe » et rencontre Arlette Corail

• Chapitre 19: Hubert découvre l’amour dans les bras d’Arlette Corail

• Chapitre 20: Le chat Albert et la chambre des enfants

• Chapitre 21: Incendie, fuite de la famille et oubli du grand-père dans l’appartement en flamme

• Chapitre 23: Le grand-père est envoyé à l’hospice puis meurt après avoir dicté son testament au notaire local

• Chapitre 25: Mise à mort de l’abbé Philippe par les trente orphelins de l’œuvre des Petits Repentis

• Chapitre 26: Portrait de Madame Craquant, mère de Charlotte Péricand, messe d’enterrement de Philippe ainsi que du grand-père à Nîmes et retour inopiné d’Hubert que tout le monde croyait mort.

• Chapitre 31: Hiver sous l’occupation et croisement des familles

Le roman s’ouvre sur une alerte et l’image d’une population prise de panique. Les Parisiens se réfugient dans la nuit du 3 au 4 juin 1940 dans les abris fuyant l’imminence du bombardement.
Trois pages qui donnent le ton de l’ouvrage à venir, du thème de la peur, de la fuite, de la soudaine déshumanisation de la population qui se refugie comme un animal traqué dans les caves, le métro, sous la terre « les corps dressés comme des bêtes inquiètes dans les bois quand s’approche la nuit de la chasse ».

Le caractère inhumain et impersonnel du moment vécu est marqué dans le style par l’emploi de génériques «gens » ainsi que par la répétition d’articles et pronoms indéfinis «des », «ceux », «certains », «d’autres », ou bien encore « on ». L’auteur prend ici à témoin le lecteur avec un «on » à valeur de « nous ».
L’individu disparaît dans l’anonymat de la foule et n’est plus défini que par son appartenance à un groupe social « mères, femmes, enfants, malades, mourants, pauvres, riches ». Il n’est plus qu’un son « voix ensommeillée » sans corps distinct, une masse poussée par l’instinct et motivée par la peur. Aucune personne d’ailleurs n’est explicitement nommée (une seule exception, celle d’un prénom « Emile » lors d’un bref dialogue).
L’auteur montre la population dans son ensemble, décrit le lieu, l’atmosphère, bref dresse avec précision un décor de guerre – décor dans lequel évolueront ensuite plusieurs familles individuelles (macrocosme puis microcosme).

L’alerte surprend les Parisiens en pleine nuit, durant leur sommeil mais cette nuit n’est pas vue comme reposante. Référence est faite à la maladie, l’angoisse des mères dont les fils sont au front ou encore aux pleurs des femmes amoureuses séparées de leurs bien-aimés. Tout se passe dans une atmosphère de clair-obscur « A la lumière d’une lampe de poche », « Toutes les lampes s’éteignaient » « lueurs éparses », « on voyait descendre une, deux, trois petites flammes », « reflet pervenche et argent se glissait sur les pavés », « on avait calfeutré les fenêtres afin qu’aucune lumière ne filtrât ». Cela évolue au cours des pages, tout d’abord il fait nuit noire, puis des lampes s’allument et enfin le soleil se lève.
Si la nuit disparaît au fil des phrases, le bruit lui, bien qu’omniprésent dans le texte, va clairement en s’accentuant. C’est un véritable crescendo allant de « soupir », « clameurs », « tempêtes », à « ébranlant le sol », « on entendait battre les unes après les autres les portes refermées », à « ouïe tendue », « éclatement », « explosions », « coups de canon retentissaient », à « chaque vitre tremblait », «pleurs », « bruits de sirènes et de la guerre », « oreille », « bruit », « rumeur sinistre » pour finir par « on entendit enfin un appel très loin ».

La description de la nature printanière, sereine, et du lever de soleil «dans un firmament sans nuages » permet par contraste de mieux souligner le caractère chaotique de l’épisode : « Sous ce ciel de juin doré et transparent, chaque maison, chaque rue était visible. Quant à la Seine, elle semblait concentrer en elle toutes les lueurs éparses et les réfléchir au centuple comme un miroir à facettes » (…) « Le jour allait bientôt paraître ; un reflet pervenche et argent se glissait sur les pavés, sur les parapets des quais, sur les tours de Notre-Dame. » (…) « Au bord de la Seine, chaque peuplier portait une grappe de petits oiseaux bruns qui chantaient de toutes leurs forces ».
Les oiseaux dans le texte peuvent avoir plusieurs interprétations ; ils peuvent représenter les avions ennemis ou bien être, comme des vautours survolant leurs proies, le présage de la mort « Tout en haut planaient les grands oiseaux noirs ».

La guerre est là, menaçante mais n’empêche néanmoins pas la vie quotidienne de continuer. Les femmes accouchent, les mourants meurent sans conscience de ce qui les entoure et la nature semble indifférente à la situation environnante, ne prenant partie ni pour les uns ni pour les autres.
Riches et pauvres sont à la même enseigne, ils subissent un sort identique et partagent la même crainte « Les pauvres n’étaient pas plus craintifs que les riches ».

Nous sommes dans ce texte dans un mode purement descriptif « c’est, « c’était » avec emploi fréquent de l’imparfait.
La description n’est interrompue que par des bribes hachées de dialogues. L’incursion de la voix des personnages commence par une question « C’est l’alerte ? » suivie d’une réponse lacunaire « C’est l’alerte ». Les autres dialogues soulignent le chaos de la situation : « On n’y comprend rien », « Viens, n’aie pas peur, ne pleure pas », « J’ai pas peur », « Tout de même, il suffit d’une fois », « Mais, j’aime mieux pas me casser la gueule dans les escaliers, tu viens Emile ? ».
Le style de l’auteur est soutenu : emploi du subjonctif plus-que-parfait, précision du langage, emploi de personnifications « souffle de la sirène » de métaphores « yeux fanés », comparaison du bruit arrachant le dormeur à son sommeil à une tempête secouant la forêt, à un troupeau martelant le sol ou encore à la mer déchaînée ; comparaison des hommes pendant l’alerte à des animaux traqués par des chasseurs et des nouveaux-nés à des agneaux qui tètent leurs mères.

Note historique

Le 22 juin 1940 est signé l’armistice Franco-allemande à Rethondes. Cet armistice instaure une ligne de démarcation qui sépare la France en deux zones de superficie inégale (zone occupée au Nord et zone libre au Sud). Le gouvernement s’installe a Vichy et Pétain, alors âgé de plus de 80 ans, prend les pleins pouvoirs le 10 juillet 1940. C’est la fin de la 3eme république.

En novembre 1942 l’armée allemande envahit la zone libre.

Un destin romanesque

Auteur à succès de ces dernières années depuis sa redécouverte en 2004 Irène Némirovsky est née en Ukraine le 11 février 1903 dans un milieu juif aisé. Elle émigre en France à l’âge de seize ans lorsque ses parents fuient la révolution d’Octobre. Installée à Paris elle suit des études de lettres à la Sorbonne. Elle commence très jeune à publier des nouvelles avant de percer avec son premier roman David Golder, publié chez Grasset. Le roman frappe alors par sa puissance et sa maturité.

Au total, son oeuvre comporte treize romans, une biographie de Tchekhov et de nombreuses nouvelles.

Juive et persécutée par le gouvernement de Vichy Irène doit s’exiler dès 1940 avec ses deux filles Elisabeth et Denise, alors âgées de cinq et treize ans, ainsi qu’avec son mari Michel Epstein dans un petit village de Saône-et-Loire, Issy-l’Evêque. Bien que convertie au catholicisme, elle est arrêtée et déportée le 13 juillet 1942 à Auschwitz où elle meurt un mois plus tard. Son mari la suit à seulement quelques mois de distance et connaît un sort identique.

Après la guerre elle tombe dans l’oubli et ce jusqu’à la parution à titre posthume de son oeuvre inachevée Suite française. Le roman, comportant deux parties rédigées sur cinq initialement prévues, sommeille dans les papiers d’Irène Némirovsky pendant plus de soixante ans avant d’être découvert par sa fille Denise lorsque celle-ci s’apprête à faire archiver tous les documents de sa mère. Le roman est couronné par le prix Renaudot. Gros succès de librairie il entraîne la reparution de toute l’oeuvre de Némirovsky (déjà publiée ou à l’état d’ébauche) ainsi que de nombreuses biographies.

Romans et nouvelles

Un enfant prodige (1927) Revue Les Œuvres libres
David Golder (1929) éditions Grasset
Le Bal (1930) éditions Grasset
Le Malentendu (1931) éditions Grasset
Les Mouches d’automne (1931) éditions Grasset
L’affaire Gourilov (1933) éditions Grasset
Films parlés (1934) éditions Gallimard
Le Pion sur l’échiquier (1934) éditions Albin Michel
Le Vin de solitude (1935) éditions Albin Michel
Jézabel (1936) éditions Albin Michel
La Proie (1938) éditions Albin Michel
Deux (1939)
Les Chiens et les Loups (1940) éditions Albin Michel
Suite Française (2004) éditions Denoël (rédigé en 1941-1942)
Dimanche et autres nouvelles (2004) éditions Stock
Destinées (2004) éditions Sables
La Vie de Tchéchhov (2005) éditions Albin Michel (rédigé en1946)
Le maître des âmes (2005) éditions Denoël – ce roman a paru en épisodes dans Gringoire à partir du 18 mai 1939 sous le titre Les échelles du Levant
Les Feux de l’automne (2005) éditions Albin Michel (initialement publié en 1957)
Les biens de ce monde (2005) éditions Albin Michel (initialement publié en 1947)
Chaleur de sang (2007) éditions Denoël

Précisons que le français est pour Irène sa langue maternelle autant que le russe, ayant été élevée par une gouvernante française, mademoiselle Rose. Sa langue d’écriture est le français.

Suite française – structure et inspiration

Le roman est constitué de deux parties : Tempête en juin et Dolce ainsi que d’une annexe composée de notes prises par Irène Némirovsky durant la rédaction du roman avec sa correspondance de 1936 à 1945.
L’annexe éclaire la composition de l’œuvre, elle souligne aussi le parallélisme entre la fiction et le moment de l’écriture.

Le roman commence le 4 juin 1940 lorsque les Allemands se préparent à envahir Paris et se déroule jusqu’au 1er juillet 1941 lorsque les Allemands occupant la petite ville de Bussy s’apprêtent à quitter la France pour rejoindre le front russe.

Tempête en juin se présente sous la forme de tableaux racontant la vie de plusieurs familles en fuite (au total trente-et-un chapitres faisant passer le lecteur d’une famille à l’autre). Sorte de microcosme qui permet de mieux cerner le macrocosme de la guerre.
• Les Péricand (Adrien, Charlotte, Philippe, Hubert, Jacqueline, Bernard, Emmanuel et le vieux M. Péricand)
• Les Michaud (Maurice, Jeanne et Jean-Marie)
• M. Corbin et Arlette Corail
• Charles Langelet
• Gabriel Corte et Florence
• Madeleine et Benoît Sabarie

Dolce décrit l’occupation par les Allemands d’une petite ville de province, Bussy. Le quotidien est vu plus particulièrement à travers l’histoire d’amour de Lucile et de Bruno von Falk. Au total vingt-deux chapitres dans lesquels évoluent plusieurs personnages:

• Les Angelliers (Mme Angellier, Lucile et Gaston) – Aristocratie locale
• Les Allemands (Bruno von Falk, Bonnet etc…)
• Madeleine et Benoît Sabarie

Le roman fait de tableaux et de familles rappelle la structure de La vie mode d’emploi de Perec où plusieurs vies se déroulent en parallèle sous les yeux du lecteur (indéniablement, j’ai aussi du mal a quitté Perec…).

Le titre Suite française donné au moment de la publication fait écho à une note de Némirovsky indiquant comme point de référence ou inspiration au roman la cinquième symphonie de Beethoven. Suite française, suite musicale, faisant entendre la voix de la France, des Français, lors de l’occupation allemande. Némirovsky prévoyait d’ailleurs cinq parties dans son roman. Il semble qu’elle ait eu également pour modèle littéraire Guerre et Paixde Tolstoï.

« Fils unique, j’ai longtemps eu un frère ». C’est sur cette phrase laconique et ambiguë que s’ouvre le roman de Philippe Grimbert, Un secret. La première phrase, énigmatique, donne le ton du livre à venir. Il s’agit donc d’un narrateur qui dans son enfance s’imagine un double, compagnon de jeu meilleur et plus fort. L’histoire de la famille semble sans ombre jusqu’au jour où une révélation va éclairer le passé des parents, divulguer des secrets murés dans le silence familial, et par la même ceux d’une époque bouleversée par la guerre.
Le narrateur/auteur puisqu’il avoue porter le nom de Grimbert n’apparaît que sous la forme du « je ». Il se replonge dans ses souvenirs et dans cette « fable » de l’enfance où il s’imaginait un frère, invisible mais doué de toutes les qualités et aptitudes physiques qui lui faisaient à lui si cruellement défaut. Si le double est un héro aux forces décuplées, le narrateur est un enfant ultrasensible, solitaire, faible et mélancolique « Je pleurais sitôt ma lampe éteinte, j’ignorais à qui s’adressaient ces larmes qui traversaient mon oreiller et se perdaient dans la nuit ». On pense ici au jeune Marcel dans La Recherche, profondément émotif et sujet dans toute son enfance aux traumatismes du coucher. Tous deux partagent aussi une constitution physique frêle, presque maladive, ont quasiment le même âge quand s’ouvre le roman, soit une dizaine d’années et éprouvent un amour possessif et excessif pour leur mère.

C’est tout d’abord dans le nom que prend racine le secret de la famille, celui d’une judéité refoulée. Ainsi par la bouche du narrateur confronté aux questions de ses camarades et de son entourage, on apprend que deux lettres ont effacé du nom de famille les traces de l’origine juive de la famille transformant Grinberg en Grimbert « Grinberg sera lavé de ce « n » et de ce « g », ces deux lettres porteuses de mort ». Le baptême aussi est là pour radier une appartenance dangereuse, voire perçue comme honteuse « (mon baptême) un rempart entre la colère du ciel et moi. Si par malheur la foudre devait de nouveau se déchaîner, mon inscription sur les registres de la sacristie me protégerait ».
D’autres Juifs feront ainsi un choix similaire pour échapper à la répression et rester en vie alors que les déportations lors de la seconde guerre mondiale sévissent. L’auteur maintenant reconnu Irène Némirovsky persécutée par le gouvernement de Vichy se convertit avec sa famille au catholicisme – ce qui hélas ne l’empêchera pas d’être arrêtée et déportée le 13 juillet 1942 à Auschwitz où elle meurt un mois plus tard.

Les grands-parents paternels et maternels du narrateur sont tous des émigrés, du côté paternel Joseph et Caroline viennent de Roumanie et du côté maternel André et Martha de Lituanie. Les uns tiennent un commerce que reprendra ensuite le père du narrateur, Maxime, tandis que Martha, couturière, assure seule l’éducation de sa fille Tania et mère du narrateur. André, violoniste désabusé les quitte alors que Tania est encore enfant. La famille du narrateur se compose encore d’un oncle et d’une tante, frère et sœur de Maxime, et de Louise enfin, amie et confidente de toujours. Louise exerce la profession de kinésithérapeute/masseuse et joue volontiers le rôle d’infirmière aussi auprès du jeune narrateur avec lequel elle partage mélancolie et solitude.

Tous les deux beaux, forts et athlétiques, Maxime et Tania semblent faits pour s’entendre et s’aimer. Ainsi le narrateur s’imagine l’idylle de ses parents comme la suite logique d’une attirance réciproque. Tout le second chapitre du livre développe cette première histoire, celle que s’est créée l’enfant au cours du temps et qui sera ensuite balayée après les révélations faites par Louise lorsque le narrateur atteint l’âge de quinze ans. L’attirance des parents, certes immédiate et partagée, remonte en réalité au premier mariage de Maxime. Le jour de ses noces avec Hannah, Maxime est présenté à la belle-sœur de sa femme et en tombe de suite amoureux « Tania est la plus belle femme que Maxime ait jamais vue (…) sa poitrine se déchire (…) l’éclat de cette femme lui brise le cœur » imagine alors le narrateur dans cette seconde histoire réinventée des débuts. Tania, mariée à Robert, le frère de Hannah n’est aussi pas insensible à ce nouveau beau-frère qui « soutient son regard une seconde de trop » mais elle cherche néanmoins à l’éviter après son mariage, mal à l’aise devant le désir qui les pousse l’un vers l’autre. De son mariage Maxime a un fils : Simon, beau, fort et sportif comme lui et dont il est fier. Les années passent, Hannah réalise avec effroi l’attirance de son mari pour Tania « Elle connaît suffisamment son mari pour y lire un désir fou, une fascination qu’il ne songe même pas à dissimuler. Jamais il ne l’a regardée ainsi ». Puis la guerre arrive, stigmatisant de plus en plus les Juifs ; les rafles commencent à sévir et alors que Simon a huit ans la famille décide de se réfugier en zone libre. Maxime et Georges, mari de sa sœur Esther, partent en reconnaissance et arrivent sans encombre à Saint Gaultier, petit village situé en zone libre, où doit bientôt les rejoindre le reste de la famille. Une lettre de Maxime à Hannah lui contant l’arrivée de Tania (dont le mari est parti pour la guerre) la bouleverse et déclenche le drame à venir. Alors qu’Hannah, Simon, Louise et Esther s’apprêtent à franchir la ligne, la police les arrête et contrôle leur identité; Hannah en proie à une jalousie dépressive est prise de folie et montre ses vrais papiers, révélant son identité juive. « Hannah la timide, la mère parfaite, s’est transformée en héroïne tragique, la fragile jeune femme est soudain devenue une Médée, sacrifiant son enfant et sa propre vie sur l’autel de son amour blessé ». Simon et Hannah sont alors déportés et mourront dans les camps.

Note : Selon la légende, Médée, fille du roi de Colchique sur les bords de la mer Noire, joue un rôle crucial dans le cycle des Argonautes. Elle est le type même de la femme fatale, conduite au pire par sa passion pour Jason. Elle l’aide tout d’abord dans la conquête de la Toison d’or et n’hésite pas pour ce faire à tuer son jeune frère en le dépeçant et le faisant jeter à la mer pour que son père arrête sa course et lui rende les hommages dus au mort. En échange de son aide, Jason promet à Médée le mariage, mais après dix ans ensemble il la répudie pour se fiancer à Glauke, la fille de Créon. Folle de rage et de jalousie, Médée tue sa rivale en lui offrant une parure de mariage qui la brûle elle et son père, puis enfin et surtout elle tue par vengeance les deux fils qu’elle a eus avec Jason.
Le personnage de Médée a inspiré de nombreux auteurs ; on pense à Ovide, Sénèque, Euripide mais aussi bien plus tard Corneille, Franz Grillparzer ou encore Anouilh. Elle reste la figure emblématique de la femme abandonnée et de l’héroïne passionnée, être violent et entier, prête à toutes les fureurs meurtrières pour venger son amour bafoué.

La tragédie consumée, Tania et Maxime inéluctablement se retrouvent. Ils se marient puis donnent naissance au narrateur, portrait très éloigné de Simon et d’eux-mêmes puisque dès le début « C’est un enfant fragile qu’il faut arracher à la mort ».
Bouleversé par les révélations de Louise le narrateur refait le chemin de la rencontre de ses parents (chapitre trois et quatre) et comprend que ce double imaginaire de son enfance n’était autre que son frère, Simon, mort quelques années plus tôt et dont il avait un jour retrouvé la peluche au grenier – petit chien en peluche oublié dans le café d’où sa mère et lui seront emmenés. Simon, tel un fantôme, hante l’enfance du narrateur; il s’agit d’un corps à corps funeste dont seul le narrateur pourra sortir vivant (Il tue en quelque sorte le frère pour pouvoir exister). Une fois adulte, le narrateur apprendra le sort final de ces morts : Hannah et Simon gazés à Auschwitz juste après leur arrivée, Robert mort dans un stalag du typhus, les grands-parents tous décimés dans les camps. Dans son histoire personnelle forte et douloureuse le narrateur découvre sa vocation, la philosophie et la psychanalyse « Délivré du fardeau qui pesait sur mes épaules j’en avais fait une force, j’en ferais de même avec ceux qui viendraient à moi ». C’est lui qui bien plus tard libère son père de son secret lui révélant les détails sur la fin de sa première femme et de son fils. Celui-ci ne supportera cependant pas le poids de la culpabilité et la décrépitude de sa femme handicapée après une attaque cérébrale et se suicidera avec elle en se jetant du balcon du salon « pour un ultime plongeon ».

L’épilogue qui suit les cinq chapitres du livre éclaire les motifs et objectifs du narrateur qui l’ont poussé à la rédaction du roman. Alors que le narrateur visite avec sa fille adolescente le parc du château près de chez lui, il découvre un cimetière de chiens, animaux ayant appartenu au propriétaire du château, respectueusement et affectueusement enterrés dans le parc, immortalisés par une inscription et une date. Ironie et paradoxe suprêmes, ce même propriétaire, le comte de Chambrun, était aussi le mari de la fille de Laval, antisémite notoire et responsable de la déportation puis de la mort de milliers de Juifs. Le comte d’ailleurs n’était pas seulement le beau-fils de Laval mais aussi un avocat célèbre et son plus fervent défenseur.
C’est lors de cette visite que germe pour le narrateur/auteur l’idée du livre et la volonté de rendre à son frère ce que l’histoire lui a refusé « Devant ce cimetière, entretenu avec amour par la fille de celui qui avait offert à Simon un aller simple vers le bout du monde, l’idée de ce livre m’est venue (…) ce livre serait sa tombe ».

Le titre intrigue par ses consonances étrangères, Syngué Sabour, deux mots suivis bientôt par une expression qui bien qu’écrite en français n’en reste pas moins hermétique, pierre de patience. Roman couronné en 2008 par le Goncourt, Syngué Sabour nous révèle un auteur encore assez peu connu du grand public, Atiq Rahimi. Originaire de Kaboul en Afghanistan, Rahimi vit et travaille à Paris. L’Afghanistan natal nourrit son œuvre (trois romans au total) où il montre les violences de la guerre et le traumatisme d’une société opprimée. Spécialiste du cinéma et des techniques audiovisuelles il adapte l’un de ses romans Terre et Cendres au cinéma. Le film reçoit un prix au festival de Cannes en 2004.

Après avoir rédigé ses deux premiers romans en persan, Rahimi, fait le choix du français pour Syngué Sabour – langue d’adoption qu’il maîtrise depuis son plus jeune âge.
Syngué Sabour, c’est en persan une pierre magique, pierre de patience, qui recueille tous les maux des hommes qui se confient à elle. La légende veut que lorsqu’elle éclate, elle libère avec elle les hommes de leur détresse.
Ici, c’est un homme, blessé par une balle perdue. Allongé, et totalement absent au monde, il n’est plus qu’un souffle rauque. Sa femme veille à sa survie ; elle le soigne, lui parle sans savoir s’il l’écoute et la comprend. La guerre civile sévit à l’extérieur. Tueries, pillages sont la toile de fond de ce drame intime qui se joue à huit clos. Au fur et à mesure des heures et des jours (scandés par les souffles de l’homme et les quatre-vingt-dix-neuf noms de dieu) la femme parle, laisse échapper toutes les paroles retenues si longtemps, révèle ses secrets les plus intimes. Elle dénonce l’oppression du couple, de la religion et de la société avant que la pierre de patience n’explose à la fin du roman.

Le livre est dédicacé à la poétesse afghane Nadia Anjuman battue à mort par son mari (simples initiales de N. A. dans le roman).
Puis une citation du poète Antonin Artaud (1896-1948) fait figure de préface et annonce le roman à venir « Du corps par le corps avec le corps depuis le corps et jusqu’au corps » – citation tirée du recueil Interjections.

Note : Artaud fait de nombreux séjours en asile psychiatrique et son œuvre d’abord proche du mouvement surréaliste, devient au fur et à mesure de plus en plus hermétique. Ses textes sont fulgurants, ils consument et brûlent par leur violence.
Le corps et son rapport avec le langage sont à la base de l’œuvre d’Artaud qui réfléchit sur le statut du corps et de l’identité. Pour Artaud, le corps est l’instrument par lequel toutes les facettes de la vie se révèlent. La souffrance inhérente à l’existence se manifeste dans le corps et par le corps (notion de corps transfiguré : se réapproprier son corps dans un combat acharné contre dieu – exige d’en finir avec le corps anatomique et sexué – corps dissocié, déchiré). Son œuvre influence de nombreux penseurs dans tous les domaines : philosophie, psychanalyse, peinture, littérature etc. (cf. Beckett, Francis Bacon, Deleuze…)

Enfin sur la page d’introduction et à l’instar d’une pièce de théâtre qui localise la prochaine scène, Rahimi précise « Quelque part en Afghanistan ou ailleurs »
L’histoire se situe en Afghanistan, dans un pays en guerre, mais l’auteur tient à préciser qu’elle pourrait se situer n’importe où ailleurs.

Le style de Rahimi est sobre. Le vocabulaire employé est simple, parfois basique. Son écriture parait dépouillée, parfois sèche, Le laconisme de certaines phrases et les répétitions voulues « La chambre est vide. Vide de tout ornement» font penser à une prière incantatoire. Les phrases courtes et simples cherchent à se graver dans la mémoire.
Il n’y a pas de parties dans le roman, seulement des paragraphes d’une longueur qui varie selon les scènes abordées. L’usage de la ponctuation est propre à l’auteur. Les phrases se réduisent parfois à un simple adjectif « vert » à un adverbe « Lentement » ou un complément circonstanciel « Ou dans le couloir ».
Le langage est parfois choquant « mais aussi souvent poétique (dans les images « Les rayons du soleil, passant à travers les trous du ciel jaune et bleu du rideau, caressent le dos de la femme, ainsi que ses épaules qui oscillent toujours régulièrement, à la même cadence que le passage des grains du chapelet entre ses doigts » ou le rythme du langage :
« Le soleil se couche.
Les armes se réveillent
Ce soir encore on détruit
Ce soir encore on tue
Le matin.
Il pleut.
Il pleut sur la ville et ses ruines.
Il pleut sur les corps et leurs plaies»)
Il n’y a pas de dialogues mais des morceaux de monologues insérés dans le texte. Un narrateur inconnu nous convie à regarder ce qui se déroule dans cette chambre, à entendre ce que la femme dit. Omniscient il nous fait aussi découvrir les pensées de cette femme. « Perdue. Elle grommelle : je n’en peux plus ». Le lecteur/spectateur se positionne donc derrière la caméra ou devant la scène et assiste littéralement à l’acte qui se joue devant lui.
Lorsque la femme sort de la chambre pour rejoindre les petites filles ou pour aller dans la ville, le lecteur reste à l’intérieur, il ne sort pas de cette pièce mais reste prisonnier comme l’homme (Cf. technique théâtrale, épouse parfaitement le sentiment de huit clos).

Tout porte donc à croire que ce roman est écrit pour être joué au théâtre ou bien mis en film. Rappelons que Rahimi est aussi un cinéaste pour qui le visuel est primordial (cf. style de Duras).

Deux personnes occupent le devant de la scène : l’homme et la femme. Ils n’ont pas de noms propres. Le portrait de l’homme est brossé en premier, c’est par lui que tout arrive, il dicte ce qui se passera ensuite puisqu’il est alité, malade et sans voix, obligeant son épouse à s’occuper de lui et le servir.

L’homme était « moustachu » sur la photo, il « porte une barbe » au début du roman. Il semble avoir une cinquantaine d’années, ses cheveux sont « poivre et sel ». Son apparence physique est sévère « yeux noirs (…) il ne rit pas (…) il a l’air de quelqu’un qui refrène son rire ». Bien qu’incapable de se mouvoir ou apparemment inoffensif il donne l’image du prédateur endormi « son nez ressemble de plus en plus au bec d’aigle (…) ses yeux encore plus petits sont enfoncés dans leurs orbites (…) Sous sa peau diaphane, ses veines comme des vers essoufflés s’entrelacent avec les os saillants de sa carcasse ». De son portrait se dégage une atmosphère d’angoisse et de peur. Sa présence se résume à cette image et au bruit de sa respiration lancinante « oscillant au rythme de sa respiration », seul bruit dans une « chambre vide » et par ailleurs silencieuse.

La femme quant à elle est belle, jeune « Ses cheveux noirs, très noirs, et longs, couvrent ses épaules ballantes ». On la découvre prostrée au chevet de son mari « La femme est assise. Les jambes pliées et encastrées dans sa poitrine. La tête blottie entre les genoux ». Une main sur la poitrine de l’homme, une autre proche du Coran « A portée de la main, ouvert à la page de garde et déposée sur un oreiller de velours, un livre, le Coran » elle prie « Elle tient un long chapelet noir. Elle l’égrène ». Son apparence bien que posée et soumise laisse entrevoir le drame à venir, elle a « une étrange inquiétude dans le regard ». Sa jeunesse et ses désirs se perçoivent à « ses lèvres charnues ». Elle est présentée comme fatiguée, « La tête de la femme bouge. Lasse. Elle quitte le creux de ses genoux ou plus loin « abattue ». Elle supplie son mari de lui donner un signe de vie qui puisse la motiver « Au nom d’Allah, fais-moi signe pour me dire que tu sens ma main, que tu vis, que tu reviens à moi, à nous ! Juste un signe, un petit signe pour me donner de la force, de la foi ».
La tension monte, et la femme finit par vociférer ses prières, lancer des cris. Le monologue prend de plus en plus d’importance au fil du texte. Elle remonte ainsi ses souvenirs, celui de sa famille, d’elle-même ensuite, enfant maltraitée par un père tyrannique et cruel, jeune fille mariée contre son gré, épouse délaissée par un mari indifférent à ses désirs, et plus intéressé par les armes que les femmes.
Les mots sont violents, volontairement crus et choquants. Ses secrets éclatent, celui de ses enfants conçus avec un autre homme de peur d’être répudiée par un mari stérile, celui de ses désirs sexuels inavoués et inassouvis.
Les deux petites filles (sans nom également) ne jouent qu’un rôle secondaire dans le récit, tout est axé sur le couple : l’homme, la femme. Les fillettes se trouvent d’emblée hors du champ visuel et ne sont perçues que par leurs pleurs « Une petite fille pleure. Elle n’est pas dans cette pièce. Elle peut être dans la chambre d’à côté. Ou dans le couloir (…) Une deuxième petite fille pleure. Elle semble être plus proche que l’autre, derrière la porte, sans doute ».
La rébellion de la femme d’abord verbale devient peu à peu physique, et elle se livre à la prostitution avec un jeune garçon sous les yeux de son mari alité.
Bien qu’elle parte en guerre contre cet époux détesté (elle l’insulte, le déshonore et se masturbe sous ses yeux, lui jette au visage la vérité sur sa paternité) elle semble quelque part encore l’aimer (elle le soigne, le caresse, profite de son immobilité pour l’embrasser – acte proscrit auparavant) et vainement espérer un signe, une tendresse, une acceptation de sa condition de femme « Ses doigts se perdent d’abord dans la barbe drue, y restent un souffle ou deux. Ils resurgissent ensuite pour s’étendre sur les lèvres, caresser le nez, les yeux, le front, et disparaître de nouveau dans l’épaisseur des cheveux crasseux ».
Son long monologue enfin a une vertu thérapeutique, la parole apaisant et réconfortant.

Au même titre que les personnages, la chambre et la ville (extérieure) en contraste jouent un rôle crucial dans le texte. Le roman commence d’ailleurs par la description précise de la chambre qualifiée de « petite », « rectangulaire », « étouffante », « sans ornement ». Elle est avant tout sombre, sans lumière « Troués ça et là, ils (rideaux) laissent pénétrer les rayons du soleil pour finir sur les rayures éteintes du kilim ». Elle n’a pour seules décorations qu’un tapis, « la photo de l’homme » et « un kandjar » (poignard oriental à longue lame tranchante / symbole précurseur du drame final).
La ville quant à elle est perçue comme « violente » sous « l’explosion d’une bombe ». La guerre est toute proche, à la porte de la maison, juste derrière le mur de la chambre « On riposte. Les répliques lacèrent le silence pesant de midi, font vibrer les vitres » (bataille anonyme, comme gratuite – utilisation du « on » collectif/générique).