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Proust

Image«Between the folds», le documentaire de l’Américaine Vanessa Gould, sorti en 2008 révèle le monde connu et méconnu de l’origami. Nous sommes loin ici des cocottes en papier que chacun sait plus ou moins faire et expérimente joyeusement en famille. Le papier devient statue, forme géométrique complexe, objet aux mille facettes – un mélange unique de technique et d’émotion.

Plusieurs artistes prennent la parole, parlent de leur découverte de l’origami, de leur fascination et de leur travail incessant pour dompter un art qui semble sans limite. Un pli, puis un autre, des centaines pour les plus experts et la surface s’incarne sous nos yeux.

Le papier prend corps et âme. Il devient sens.

Le documentaire est bref. Il ne dure que 55 minutes et semble ne faire qu’aborder le sujet pour mieux nous le laisser découvrir. On ressort de ce film avec l’envie de créer, de se perdre « entre les plis ». Car c’est bien là que la magie opère, dans cette recherche par l’art d’un moment de grâce et d’un au-delà, situé « entre » les plis.

La tasse de thé de Proust distille son parfum car l’origami aussi est un monde qui se déplie, se multiplie –  une délicieuse mise en abyme qui nous transporte dans l’espace et le temps.

Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature 2006, publie en 2008 Le musée de l’Innocence.Le roman qui se déroule à Istanbul entre 1975 et 1984 conte l’amour fou entre Kemal, jeune homme riche et cultivé de l’aristocratie stambouliote, et sa cousine éloignée, Füsun. Après de tragiques événements le héros se lance à la recherche du passé et consacre le reste de sa vie à ériger un musée à la mémoire de son amante. Il collectionne alors avec frénésie objets et reliques en relation avec son histoire d’amour.

Dans cette fable Pamuk se penche sur les paradoxes de la société turque, les contradictions entre le monde moderne et traditionnel, notamment en ce qui concerne l’amour et la liberté sexuelle. La ville d’Istanbul devient un personnage à part entière, entraînant le lecteur dans les méandres de l’âme humaine.

Nous explorerons dans ce cours les thèmes de l’obsession passionnelle, de la possession, du désir, ainsi que de la force du souvenir et du temps. Pamuk s’inscrit ici dans la lignée d’autres auteurs tels que Proust et son idée de temps retrouvé – analogies que nous ne manquerons pas d’étudier dans notre analyse de l’œuvre.

Alliance Française de Chicago – Cours de littérature session Hiver 2011-2012

Charlotte et ses deux petits-enfants se retrouvent les soirs d’été après dîner sur le balcon du petit appartement de Saranza, en Russie ; elle leur raconte alors des souvenirs de son enfance française, tissu d’anecdotes, de lectures, de songes, de stéréotypes et de faits disparates qui font ressurgir un monde évanoui, l’« univers englouti » de l’atlantide française. « La France de notre grand-mère telle une Atlantide brumeuse, sortait des flots ». Ce thème de l’Atlantide française deviendra un motif récurrent dans le roman. Rappelons que selon Platon l’Atlantide (Altantis) est une île fabuleuse qui aurait existée il y a environ neuf mille ans dans l’océan Atlantique et qui aurait été engloutie à la suite d’un cataclysme.

C’est ici un pays de pure fantaisie, celui d’un créateur: Aliocha et d’une messagère: Charlotte, un produit de l’imagination enfantine. Le balcon de l’appartement est un lieu entre ciel et terre, un endroit flottant, propice à l’envol vers d’autres mondes « balcon suspendu ». Il est vu comme un « balcon volant » à l’exemple du tapis volant dans les contes de fée ou bien encore d’une machine à voyager dans le temps « le balcon tanguait légèrement, se dérobant sous nos pieds, se mettant à planer ». La brève référence à Jules Verne dans les livres évoqués par Charlotte donne le ton et permet de mieux comprendre les lectures qui alimentent l’imaginaire des enfants.
Lieu et atmosphère sont décrits en demi-teinte « brume », « ombre », tout est solennel et empreint de silence « nous nous taisions ». La répétition de « ciel », « étoiles » contribue à créer un monde magique. Charlotte est alors comme une fée qui éveille le narrateur à la beauté de la langue française. Tous les sens sont en éveil: vue « soleil […] étoiles, ciel », odorat « senteurs fortes », toucher « brise » et ouïe à travers le récit de la grand-mère (synesthésie ou association de sensations relevant de domaines perceptifs différents). Le style est poétique « un soleil de cuivre brûlant frôla l’horizon, resta un moment indécis, puis plongea rapidement » et l’emploi du passé simple souligne le caractère littéraire du récit.

Charlotte est perdue dans ses pensées « son regard fondait dans la transparence du ciel » et le français est pour elle comme une tour d’ivoire qui lui permet d’échapper à la banalité de la vie. Elle voyage en pensées, revit ses souvenirs idéalisés alors qu’elle reprise « un chemisier étalé sur ses genoux ». De façon similaire, les mots « Bartavelle et ortolans truffés rôtis » proférés par la sœur du narrateur permettront à celui-ci de transcender le temps et l’espace et de le propulser comme par magie à Cherbourg.

Paris apparaît ainsi en 1910 lors de l’inondation. Qui dit Atlantide dit « eau », l’exemple est donc particulièrement bien choisi puisqu’il traite de l’inondation de Paris et tout le vocabulaire employé renvoie au domaine marin « vagues », « marée », « rivières », « eaux » ; « lacs » et « flots ». Le silence qui règne sur le balcon répond au silence de Paris inondée (image associée à la vue de la steppe – rapprochement commun entre étendue de la steppe russe et surface de la mer).

L’Atlantide française est un mélange d’éléments hétérogènes, de stéréotypes, puisés essentiellement dans la rêverie collective du peuple russe : Paris, art, amour, vin, fromage, tour Eiffel etc. « Tous ces innombrables vins formaient, selon Charlotte, d’infinies combinaisons avec les fromages […] Nous découvrions que le repas, oui, la simple absorption de nourriture, pouvait devenir une mise en scène, une liturgie, un art ».
La France apparaît dans les livres, lors des récitations et lectures de Charlotte. C’est un monde littéraire. Il y a une idée de salut par la littérature et par le maniement d’une langue, le français – La clef qui ouvre la porte de l’Atlantide étant la langue française.
L’Atlantide connaît son propre temps, indépendant du cours de l’histoire. Sa chronologie n’a rien à voir avec la réalité, ex. déluge de Paris au printemps de 1910 apparaît dans le roman comme étant concomitant à la visite du tsar en 1896. La chronologie suit le hasard des remémorations de Charlotte. Il s’agit pour l’auteur d’une initiation (par étapes). Le choix des événements relatés par Charlotte est très subjectif, disparate: histoire de Neuilly (ville natale de Charlotte), visite du tsar et de la tsarine à Paris, mort du président Félix Faure, inondation de Paris, construction de la tour Eiffel, assassinat de Louis d’Orléans par Jean Sans Peur, et le bruit des armes des anarchistes dans les rues de Paris. Les histoires bien réelles aussi et d’importance assurément comme l’Affaire Dreyfus (dans les années 1894-1899) restent en marge du récit de Charlotte.

Pour les enfants l’image précède toujours la perception des mots « Soudain nous nous rendîmes compte que quelqu’un parlait déjà depuis un moment. Notre grand-mère nous parlait ! » Peut-être est-ce simplement parce que cette histoire a déjà été entendue un autre soir ou bien alors parce que, dans le monde magique de l’enfance, l’imagination triomphe toujours. La représentation qu’ils ont de l’Atlantide française est d’ailleurs parfois assez comique. Ainsi Aliocha voit Neuilly en village russe avec des isbas « Neuilly-Sur-Seine était composée d’une douzaine de maisons en rondins. De vraies isbas avec des toits recouverts de minces lattes argentées par les intempéries d’hiver, avec des fenêtres dans des cadres en bois joliment ciselés, des haies sur lesquelles séchait le linge ». Tout le folklore russe est présent « isbas », « télègues », « babouchkas ». Proust y est même imaginé en dandy Russe jouant au tennis « au milieu des isbas »
Ceci dit, que le jeune narrateur essaie de comprendre l’Atlantide française à travers sa réalité russe est un processus normal lié à toute découverte, la première étape de la connaissance étant toujours la comparaison avec ce qu’on a déjà rencontré « La réalité russe transparaissait souvent sous la fragile patine de nos vocables français ».

Mais la francité d’Aliocha provoque chez lui des sentiments contradictoires, elle est à la fois constructive et destructive (Référence plus tard à son adolescence et au rejet de la culture française).
Enfin Aliocha-Makine perd son idéal d’enfance à la découverte de la vraie France (faite de désillusions). Une fois à Paris, déçu, il se retourne vers une autre Atlantide, russe, cette fois « C’est en France que je faillis oublier totalement la France de Charlotte…. » (Paradoxe développé tout au long de la quatrième partie du roman, partie entièrement située en France).

La vision de la France comme de la Russie est faussée.
Les différences culturelles entre les deux pays sont soulignées en permanence et dans tous les domaines : politique, gastronomie, mode, amour etc. La France est clairement idéalisée alors que la Russie paraît très réelle (ébauche en noir et blanc dont Makine lui-même n’est pas dupe).
Notons en conclusion que rêver de la France correspond à une ancienne tradition russe et qu’au 19e siècle la langue française est la langue de l’éducation en Russie, une marque d’appartenance à la haute société ex. Tolstoï, Dostoïevski etc.

Un « roman total »

Annie Ernaux puise dans tous les registres de l’intime pour rédiger son œuvre mais reste hantée par un projet de plus grande envergure, couronnant sa quête d’écrivain, écrire « une sorte de destin de femme », étalé sur plusieurs décennies « quelque chose comme Une vie de Maupassant qui ferait ressentir le passage du temps en elle et hors d’elle, dans l’Histoire » (p.158).

Après avoir donné voix à la mère, au père, à l’amant, à son moi le plus secret elle réalise enfin en 2007 le livre de la mémoire Les années. Le projet est titanesque -elle le qualifie elle-même de « roman total » (p.158) – et fut longtemps appréhendé « Elle a peur de se perdre dans la multiplicité des objets de la réalité à saisir. Et comment pourrait-elle organiser cette mémoire accumulée d’événements, de faits divers, de milliers de journées qui la conduisent jusqu’à aujourd’hui. » (p. 159).
On peut ici avancer quelques hypothèses sur les motifs qui ont finalement rendu ce projet faisable. Je pense essentiellement à la maladie, qui touche l’auteur et qu’elle évoque dans le texte « un cancer qui semblait s’éveiller dans le sein de toutes les femmes de son âge et qu’il lui paru presque normal d’avoir parce que les choses qui font le plus peur finissent par arriver » (p. 235). La maladie lui fait prendre conscience de sa finitude et crée un sentiment d’urgence jusque là inconnu (Sorte de déclencheur qui permettra le passage à l’acte).

Elle refait alors le trajet d’une vie dans le temps, vie constituée de strates différentes, à l’image de ces fragments qui constituent le texte.

Au début du roman le personnage/narrateur est très diffus, difficile voire impossible à saisir (cf. premières pages du « roman »). Cette disparition du personnage rend parfois la lecture ardue. Le lecteur est bombardé de faits et d’idées apparemment sans lien. Par ailleurs Il n’a pas la possibilité de se rattacher à une intrigue romanesque pour guider ses pas et avance à tâtons d’un événement à l’autre sans saisir la trame principale. Néanmoins au fil des pages le personnage finit par s’imposer et révéler au lecteur son objectif. La fillette floue de la photo, balbutiante et somme toute encore assez indifférente à son époque, devient une jeune femme puis une femme d’âge mûr qui ressent le temps et s’interroge sur l’histoire, la sienne et celle de ses contemporains.

Les retours en arrière au rythme des années sont perçus comme une « série d’Abymes » (p.204) et plongent le lecteur dans le vertige du temps, à la fois celui de la France, d’une génération, et d’un individu.

Note explicative : La mise en abyme est un procédé qui consiste à plonger dans l’infini – image dans une image, principe du miroir qui se reflète à l’infini, du récit dans le récit, ou de la peinture dans la peinture. Gide crée l’expression (commentaire sur le principe du blason) et formalise ainsi un procédé déjà très utilisé dans les arts. La technique permet de s’interroger sur le principe même de la représentation. On pense entre autres à Paul Claudel dans L’Echange mettant en abyme le théâtre (personnage sur la scène qui joue une actrice en train de décrire le théâtre) mais aussi au Nouveau Roman (Claude Simon, Nathalie Sarraute etc.)

Ernaux emploie la métaphore filée de la lumière pour expliquer l’objectif de son livre, sa volonté de mettre à jour, de comprendre et saisir le passé « L’image qu’elle a de son livre, tel qu’il n’existe pas encore (…) une coulée de lumière et d’ombre sur des visages » (p. 179) ou bien « (…) une nouvelle fois ressuscités du temps dans un linceul de lumière » (p. 217) ou encore « elle voudrait saisir la lumière que baigne les visages désormais invisibles, des nappes chargées de nourritures évanouies, cette lumière qui était déjà là dans les récits des dimanches d’enfance et n’a cessé de se déposer sur les choses aussitôt vécues, une lumière antérieure » (p. 241)
La métaphore renvoie parfaitement à la méthode utilisée pour progresser dans le livre, soit l’usage de la photographie : jeu d’ombre et de lumière « les quatre visages rapprochés sont partagés chacun en une zone sombre et une zone lumineuse par le soleil qui vient de la gauche ». (p. 200).

Influence proustienne

Aborder la démarche d’Ernaux dans Les années c’est avant tout faire référence à Proust qu’elle cite à maintes reprises dans son texte. Mais le rapprochement va bien au delà de ces simples références à l’auteur.

Comme Proust, la mémoire dans Les années permet de reconstruire le souvenir (collectif et intime), de sauver les morceaux épars du passé et ainsi d’abolir le temps. Le temps est un temps retrouvé, fixé par l’écriture, car l’histoire dans Les années comme dans A la recherche du temps perdu, est celle d’une vocation littéraire (narrateur qui à la fin prend conscience de son objectif et qui se met à écrire).

L’écriture œuvre contre l’oubli, elle permet de résister au temps et elle restitue l’être, insaisissable par définition. Il y a aussi un effet purificateur lié à la mémoire car celle-ci décante l’essentiel du moment retrouvé.
La mémoire crée la base d’une vie plus réelle qui défie le temps et relie à l’éternité (durée bergsonienne et non temps mathématique – Thème commun de la littérature ou en général de l’art appréhendé en tant que mode d’accès à une dimension sublime).
Sur les thèmes de mémoire, d’écriture et de création Andreï Makine affirme d’ailleurs:
«L’homme qui se souvient est déjà créateur. Quand vous vous souvenez, vous vivez déjà les événements de façon extraordinaire, car vous sélectionnez les moments importants. Vous êtes déjà un écrivain virtuel ».

Ernaux enfin conclut son « roman » (devrais-je dire son projet) par une phrase digne de Proust « Sauver quelque chose du temps où on se sera plus jamais ». La fin fait écho au début du livre, apportant la solution au problème posé « Toutes les images disparaîtront » (même emploi du futur, atypique sachant que presque tout le roman se joue à l’imparfait mêmes paragraphes fragmentés, hachés ; semblable défilée d’images arbitraires épousant l’inconscient du personnage/narrateur).

Thèmes ou filtres de lecture choisis pour guider notre analyse

• Temps et mémoire – E.S.
• Histoire collective et histoire intime – E. M.
• Usage de la photographie – B.V.
• Repas de fête – L.T.
• Regard sur plusieurs décennies – J.S.
• Analyse du langage – J. W.
• Point de vue féministe – ID