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Monthly Archives: January 2010

Figure majeure du XXe siècle Georges Pérec est né en mars 1936 de parents juifs polonais. Son père meurt à la guerre en 1940 et sa mère en déportation en 1943. Il est élevé par sa tante. Pérec remporte le prix Renaudot en 1965 avec son premier roman Les Choses. Il devient membre de l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature potentielle) en 1967. Il s’adonne à une écriture de la contrainte, les deux exemples les plus frappants étant La disparition, roman qui omet la lettre E et Les Revenentes où cette fois la même voyelle s’octroie l’exclusivité.

Pérec est également attiré par le théâtre, la radio et le cinéma ; il rédige pièces, scénarios, dialogues, traductions et collabore avec diverses peintres et musiciens. En 1978 il obtient le prix Médicis pour La vie mode d’emploi au sous titre éloquent de « romans » (pluriel alors que le singulier serait attendu). L’œuvre raconte un nombre remarquable d’histoires, décrit la vie de centaines de personnages, traverse plusieurs époques et est le fruit de dix années d’écriture.
Pérec meurt en mars 1982 d’un cancer alors qu’il rédigeait 53 jours, fiction policière publiée à titre posthume.

Le livre La vie mode d’emploi est dédicacé à Raymond Queneau, figure majeure de l’OuLiPo. L’accent est ensuite mis sur le regard et l’observation avec la citation de jules Vernes « Regarde de tous tes yeux, regarde ».
Le roman retrace la vie d’un immeuble parisien situé au 11 de la rue Simon-Crubellier dans le 17e arrondissement (rue imaginaire) entre 1875 et 1975. Il montre ses habitants, leur vie, leurs appartements « immeuble éventré montrant à nu les fissures de son passé, l’écroulement de son présent, cet entassement sans suite d’histoires grandioses ou dérisoires, frivoles ou pitoyables » (Chapitre XXVIII).
L’histoire centrale se déroule autour de trois personnages, Bartlebooth, Winckler et Valène alors que le livre se perd en digressions les plus variées et jongle joyeusement avec recettes de cuisine, entrées de dictionnaire, collages, dessins, extraits de journaux, lettres, régimes alimentaires etc. (véritable fourre-tout, inventaire loufoque et ludique).

Bartlebooth, personnage excentrique, possède une immense fortune et se donne pour but de réaliser le projet suivant :

• s’initier pendant dix ans à la technique de l’aquarelle auprès du peintre Valène
• parcourir le monde pendant vingt ans accompagné de son serviteur Smautf et peindre cinq cent ports de mer, envoyer ensuite les aquarelles à Winckler pour qu’il les colle sur une plaque de bois et les découpe en des puzzles de sept cent cinquante pièces chacun
• reconstituer ensuite pendant les vingt années suivantes, à raison d’un puzzle tous les quinze jours toutes les aquarelles
• décoller enfin toutes les marines de leur support, les transporter à l’endroit où elles ont été peintes et les plonger dans une solution détersive d’où ne ressort plus qu’une feuille blanche et vierge.
Les trois personnages meurent tous avant d’avoir mené à bien ce projet, Winckler tout d’abord, Bartlebooth ensuite alors qu’il n’en est qu’à son quatre cent trente neuvième puzzle puis enfin Valène.

Le début du roman ne fait guère penser à une fiction romanesque, on serait plus enclin à penser qu’il s’agit là d’un essai scientifique ou d’une réflexion théorique sur le thème du puzzle ou du jeu.
L’auteur se lance d’entrée dans une réflexion sur la technique du puzzle et plus précisément sur la place du joueur (Métaphore possible de l’homme) ainsi qui sur celle du faiseur de puzzle (Dieu/puissance supérieure qui commande et détermine chaque geste des hommes). Perec fait preuve ici d’un certain fatalisme puisque, selon lui, rien ne semble complètement libre.

« Fils unique, j’ai longtemps eu un frère ». C’est sur cette phrase laconique et ambiguë que s’ouvre le roman de Philippe Grimbert, Un secret. La première phrase, énigmatique, donne le ton du livre à venir. Il s’agit donc d’un narrateur qui dans son enfance s’imagine un double, compagnon de jeu meilleur et plus fort. L’histoire de la famille semble sans ombre jusqu’au jour où une révélation va éclairer le passé des parents, divulguer des secrets murés dans le silence familial, et par la même ceux d’une époque bouleversée par la guerre.
Le narrateur/auteur puisqu’il avoue porter le nom de Grimbert n’apparaît que sous la forme du « je ». Il se replonge dans ses souvenirs et dans cette « fable » de l’enfance où il s’imaginait un frère, invisible mais doué de toutes les qualités et aptitudes physiques qui lui faisaient à lui si cruellement défaut. Si le double est un héro aux forces décuplées, le narrateur est un enfant ultrasensible, solitaire, faible et mélancolique « Je pleurais sitôt ma lampe éteinte, j’ignorais à qui s’adressaient ces larmes qui traversaient mon oreiller et se perdaient dans la nuit ». On pense ici au jeune Marcel dans La Recherche, profondément émotif et sujet dans toute son enfance aux traumatismes du coucher. Tous deux partagent aussi une constitution physique frêle, presque maladive, ont quasiment le même âge quand s’ouvre le roman, soit une dizaine d’années et éprouvent un amour possessif et excessif pour leur mère.

C’est tout d’abord dans le nom que prend racine le secret de la famille, celui d’une judéité refoulée. Ainsi par la bouche du narrateur confronté aux questions de ses camarades et de son entourage, on apprend que deux lettres ont effacé du nom de famille les traces de l’origine juive de la famille transformant Grinberg en Grimbert « Grinberg sera lavé de ce « n » et de ce « g », ces deux lettres porteuses de mort ». Le baptême aussi est là pour radier une appartenance dangereuse, voire perçue comme honteuse « (mon baptême) un rempart entre la colère du ciel et moi. Si par malheur la foudre devait de nouveau se déchaîner, mon inscription sur les registres de la sacristie me protégerait ».
D’autres Juifs feront ainsi un choix similaire pour échapper à la répression et rester en vie alors que les déportations lors de la seconde guerre mondiale sévissent. L’auteur maintenant reconnu Irène Némirovsky persécutée par le gouvernement de Vichy se convertit avec sa famille au catholicisme – ce qui hélas ne l’empêchera pas d’être arrêtée et déportée le 13 juillet 1942 à Auschwitz où elle meurt un mois plus tard.

Les grands-parents paternels et maternels du narrateur sont tous des émigrés, du côté paternel Joseph et Caroline viennent de Roumanie et du côté maternel André et Martha de Lituanie. Les uns tiennent un commerce que reprendra ensuite le père du narrateur, Maxime, tandis que Martha, couturière, assure seule l’éducation de sa fille Tania et mère du narrateur. André, violoniste désabusé les quitte alors que Tania est encore enfant. La famille du narrateur se compose encore d’un oncle et d’une tante, frère et sœur de Maxime, et de Louise enfin, amie et confidente de toujours. Louise exerce la profession de kinésithérapeute/masseuse et joue volontiers le rôle d’infirmière aussi auprès du jeune narrateur avec lequel elle partage mélancolie et solitude.

Tous les deux beaux, forts et athlétiques, Maxime et Tania semblent faits pour s’entendre et s’aimer. Ainsi le narrateur s’imagine l’idylle de ses parents comme la suite logique d’une attirance réciproque. Tout le second chapitre du livre développe cette première histoire, celle que s’est créée l’enfant au cours du temps et qui sera ensuite balayée après les révélations faites par Louise lorsque le narrateur atteint l’âge de quinze ans. L’attirance des parents, certes immédiate et partagée, remonte en réalité au premier mariage de Maxime. Le jour de ses noces avec Hannah, Maxime est présenté à la belle-sœur de sa femme et en tombe de suite amoureux « Tania est la plus belle femme que Maxime ait jamais vue (…) sa poitrine se déchire (…) l’éclat de cette femme lui brise le cœur » imagine alors le narrateur dans cette seconde histoire réinventée des débuts. Tania, mariée à Robert, le frère de Hannah n’est aussi pas insensible à ce nouveau beau-frère qui « soutient son regard une seconde de trop » mais elle cherche néanmoins à l’éviter après son mariage, mal à l’aise devant le désir qui les pousse l’un vers l’autre. De son mariage Maxime a un fils : Simon, beau, fort et sportif comme lui et dont il est fier. Les années passent, Hannah réalise avec effroi l’attirance de son mari pour Tania « Elle connaît suffisamment son mari pour y lire un désir fou, une fascination qu’il ne songe même pas à dissimuler. Jamais il ne l’a regardée ainsi ». Puis la guerre arrive, stigmatisant de plus en plus les Juifs ; les rafles commencent à sévir et alors que Simon a huit ans la famille décide de se réfugier en zone libre. Maxime et Georges, mari de sa sœur Esther, partent en reconnaissance et arrivent sans encombre à Saint Gaultier, petit village situé en zone libre, où doit bientôt les rejoindre le reste de la famille. Une lettre de Maxime à Hannah lui contant l’arrivée de Tania (dont le mari est parti pour la guerre) la bouleverse et déclenche le drame à venir. Alors qu’Hannah, Simon, Louise et Esther s’apprêtent à franchir la ligne, la police les arrête et contrôle leur identité; Hannah en proie à une jalousie dépressive est prise de folie et montre ses vrais papiers, révélant son identité juive. « Hannah la timide, la mère parfaite, s’est transformée en héroïne tragique, la fragile jeune femme est soudain devenue une Médée, sacrifiant son enfant et sa propre vie sur l’autel de son amour blessé ». Simon et Hannah sont alors déportés et mourront dans les camps.

Note : Selon la légende, Médée, fille du roi de Colchique sur les bords de la mer Noire, joue un rôle crucial dans le cycle des Argonautes. Elle est le type même de la femme fatale, conduite au pire par sa passion pour Jason. Elle l’aide tout d’abord dans la conquête de la Toison d’or et n’hésite pas pour ce faire à tuer son jeune frère en le dépeçant et le faisant jeter à la mer pour que son père arrête sa course et lui rende les hommages dus au mort. En échange de son aide, Jason promet à Médée le mariage, mais après dix ans ensemble il la répudie pour se fiancer à Glauke, la fille de Créon. Folle de rage et de jalousie, Médée tue sa rivale en lui offrant une parure de mariage qui la brûle elle et son père, puis enfin et surtout elle tue par vengeance les deux fils qu’elle a eus avec Jason.
Le personnage de Médée a inspiré de nombreux auteurs ; on pense à Ovide, Sénèque, Euripide mais aussi bien plus tard Corneille, Franz Grillparzer ou encore Anouilh. Elle reste la figure emblématique de la femme abandonnée et de l’héroïne passionnée, être violent et entier, prête à toutes les fureurs meurtrières pour venger son amour bafoué.

La tragédie consumée, Tania et Maxime inéluctablement se retrouvent. Ils se marient puis donnent naissance au narrateur, portrait très éloigné de Simon et d’eux-mêmes puisque dès le début « C’est un enfant fragile qu’il faut arracher à la mort ».
Bouleversé par les révélations de Louise le narrateur refait le chemin de la rencontre de ses parents (chapitre trois et quatre) et comprend que ce double imaginaire de son enfance n’était autre que son frère, Simon, mort quelques années plus tôt et dont il avait un jour retrouvé la peluche au grenier – petit chien en peluche oublié dans le café d’où sa mère et lui seront emmenés. Simon, tel un fantôme, hante l’enfance du narrateur; il s’agit d’un corps à corps funeste dont seul le narrateur pourra sortir vivant (Il tue en quelque sorte le frère pour pouvoir exister). Une fois adulte, le narrateur apprendra le sort final de ces morts : Hannah et Simon gazés à Auschwitz juste après leur arrivée, Robert mort dans un stalag du typhus, les grands-parents tous décimés dans les camps. Dans son histoire personnelle forte et douloureuse le narrateur découvre sa vocation, la philosophie et la psychanalyse « Délivré du fardeau qui pesait sur mes épaules j’en avais fait une force, j’en ferais de même avec ceux qui viendraient à moi ». C’est lui qui bien plus tard libère son père de son secret lui révélant les détails sur la fin de sa première femme et de son fils. Celui-ci ne supportera cependant pas le poids de la culpabilité et la décrépitude de sa femme handicapée après une attaque cérébrale et se suicidera avec elle en se jetant du balcon du salon « pour un ultime plongeon ».

L’épilogue qui suit les cinq chapitres du livre éclaire les motifs et objectifs du narrateur qui l’ont poussé à la rédaction du roman. Alors que le narrateur visite avec sa fille adolescente le parc du château près de chez lui, il découvre un cimetière de chiens, animaux ayant appartenu au propriétaire du château, respectueusement et affectueusement enterrés dans le parc, immortalisés par une inscription et une date. Ironie et paradoxe suprêmes, ce même propriétaire, le comte de Chambrun, était aussi le mari de la fille de Laval, antisémite notoire et responsable de la déportation puis de la mort de milliers de Juifs. Le comte d’ailleurs n’était pas seulement le beau-fils de Laval mais aussi un avocat célèbre et son plus fervent défenseur.
C’est lors de cette visite que germe pour le narrateur/auteur l’idée du livre et la volonté de rendre à son frère ce que l’histoire lui a refusé « Devant ce cimetière, entretenu avec amour par la fille de celui qui avait offert à Simon un aller simple vers le bout du monde, l’idée de ce livre m’est venue (…) ce livre serait sa tombe ».

Les échos aux autres romans d’Ernaux sont fréquents dans Les années. Allusions à d’autres récits, roman dans le roman, ils établissent le lien entre les différentes époques que traverse le narrateur « elle », ce double flou de l’auteur. Chaque passage sélectionné plus bas reprend un thème développé plus amplement dans l’œuvre d’Ernaux et se propose de donner un éclairage supplémentaire sur ces pans de roman à peine évoqués et qui pourtant contribuent à tisser la trame du livre. Les incursions dans l’histoire individuelle voire intime du narrateur brossent au long des pages le portrait du personnage central, ballotté par son temps et l’Histoire d’une époque.

Une femme et Les armoires vides:
Une femme traite de la maladie puis de la mort de la mère, Les armoires vides du mal-être de l’auteur et de sa déchirure sociale.

La première image décrite dans Les années reprend le portrait de la mère, campée dans Une femme et dans Les armoires vides. L’image est volontairement choquante, celle d’une femme saisie au moment où elle urine derrière le café dont elle est la gérante « la femme accroupie qui urinait en plein jour derrière un baraquement servant de café, en bordure des ruines, à Yvetot, après la guerre, se reculottait debout, jupe relevée, et s’en retournait au café ». (p. 11)

Aparté : Yvetot, petite ville de Normandie, non loin de Rouen, rappelle Flaubert dans Madame Bovary. C’est là qu’est commandée l’exubérante pièce montée servie à la noce d’Emma et de Charles.

« Cette dame majestueuse, atteinte d’Alzheimer, vêtue d’une blouse à fleurs comme les autres pensionnaires de la maison de retraite, mais elle, avec un châle bleu sur les épaules, arpentant sans arrêt les couloirs, hautainement, comme la duchesse de Guermantes au bois de Boulogne »(p. 12)

« Elle traîne (…) veillant à ne pas transgresser la rigoureuse loi maternelle de l’heure (« quand je dis telle heure, c’est telle heure, pas une minute de plus »). (p.56) – On note notamment l’utilisation assez fréquente du discours direct pour introduire les propos des parents « Si tu avais eu faim pendant la guerre tu serais moins difficile ». (p. 64)

« On préférait ne pas parler des maladies nouvellement apparues qui n’avaient pas de remèdes. Celle au nom germanique, Alzheimer, qui hagardisait les vieux et leur faisait oublier les noms, les visages » (p. 153)

« Les moments importants de son existence actuelle sont les rencontres avec son amant l’après-midi dans une chambre d’hôtel rue Danielle-Casanova et les visites à sa mère à l’hôpital, en long séjour » (p. 158)

Une passion simple et Se perdre :
Les deux romans sont sur le thème de la relation amoureuse et de la sexualité.
« Le latin, l’anglais, le russe apprit en six mois pour un soviétique et il n’en restait que da svidania, ya tebia lioubliou karacho » (transcription du russe pour au revoir, je t’aime, merci).

« Les moments importants de son existence actuelle sont les rencontres avec son amant l’après-midi dans une chambre d’hôtel rue Danielle-Casanova (…) elle somnole après l’amour, imbriquée dans son corps massif à lui, avec le bruit des voitures en fond» (p. 157)

La honte
Sur la violence familiale et le milieu social

« La scène entre ses parents, le dimanche avant l’examen d’entrée en sixième, au cours de laquelle son père a voulu supprimer sa mère en l’entraînant dans la cave près du billot ou la serpe était fichée » (p.58).

L’événement :
Sur le thème de l’avortement clandestin subi par le narrateur/auteur

« Faute d’avoir eu peur à temps dans la pinède ou sur le sable de la Costa Brava, le temps s’arrêtait devant un fond de culotte toujours blanc depuis des jours. Il fallait faire passer d’une façon – en Suisse pour les riches – ou d’une autre – dans la cuisine d’une femme inconnue sans spécialité, sortant une sonde bouillie d’un fait-tout ». (p. 82).

« On avait été si seule avec la sonde et le sang en jet sur les draps » (p. 111)

« Dans quelques mois, l’assassinat de Kennedy à Dallas la laissera plus indifférente que la mort de Marilyn Monroe l’été d’avant, parce que ses règles ne seront pas venues depuis huit semaines. ». (p.89)

La place :
Sur la mort soudaine du père

« Dans l’insoutenable de la mémoire, il y a l’image de son père à l’agonie, du cadavre habillé du costume qu’il n’avait porté qu’une seule fois, son mariage à elle, descendu dans un sac plastique de la chambre au rez-de-chaussée par l’escalier trop exigu pour le passage d’un cercueil » (p. 122).

La femme gelée
Sur la femme dans le couple et la difficulté d’être à deux au quotidien

« Au moment même où elle fait ce constat, elle sait qu’elle n’est pas prête à renoncer à tout ce qui ne figure pas dans ce journal intime, cette vie ensemble, cette intimité partagée dans un même endroit, l’appartement qu’elle a hâte de retrouver, les cours finis, le sommeil à deux, le grésillement du rasoir électrique le matin, le conte des Trois Petits Cochons le soir, cette répétition qu’elle croit détester et qui l’attache » (p. 100)

« Dans ce huis clos l’air libre, momentanément débarrassée du souci multiforme dont son agenda porte les traces elliptiques – changer draps, commander rôti, conseil de classe, etc. – et de ce fait livrée à une conscience exacerbée, elle n’arrive pas (..) à se déprendre de sa douleur conjugale, boule d’impuissance, de ressentiment et de délaissement » (p.141)

L’usage de la photographie
Sur la photographie, les relations sexuelles et la maladie (cancer).

»C’est une sensation (…) qui l’a conduite au travers des années, à être ici, dans ce lit avec cet homme jeune (…) se retrouvant à cinquante-huit ans près d’un homme de vingt-neuf ans » (p. 205)

« Dans cet entre-deux d’une naissance certaine et de sa mort possible, la rencontre d’un homme plus jeune dont la douceur et le goût pour tout ce qui fait rêver, les livres, la musique, le cinéma, l’attirent – hasard miraculeux qui lui offre l’occasion de triompher de la mort par l’amour et l’érotisme » (p. 235)

L’occupation
Sur la jalousie amoureuse

« Une jalousie vis-à-vis de la nouvelle compagne d’âge mûr du jeune homme, comme si elle avait besoin d’occuper le temps libéré par la retraite – ou de redevenir jeune grâce a une souffrance amoureuse qu’il ne lui avait jamais procurée lorsqu’ils étaient ensemble, jalousie qu’elle a entretenue a la manière d’un travail pendant des semaines, jusqu’à ne plus vouloir qu’une chose, en être débarrassée » (p. 234)

Le carnet de bord ou les notes éparses prises par Yourcenar pendant et après la rédaction d’Hadrien permettent d’expliquer son objectif « je me suis plu à faire et à refaire ce portrait d’un homme presque sage », sa démarche, son souci de véracité dans le texte et son cheminement d’écriture. La qualité des notes s’apparentent au style du roman, même pureté de phrases, emploi de subjonctifs, et de phrases pivots – charnières sur lesquelles s’enchâssent le texte.

On comprend alors les motivations qui l’ont poussée à délaisser son texte alors qu’elle n’avait que vingt-six ans pour le reprendre ensuite à quarante ans passés « j’étais trop jeune. Il est des livres qu’on ne doit pas oser avant d’avoir dépassé quarante ans (…) il m’a fallu ces années pour apprendre à calculer exactement les distances entre l’empereur et moi ». Seule phrase qui selon Yourcenar subsiste à la rédaction initiale « Je commence à apercevoir le profil de ma mort ». La technique imaginée à l’époque reste la même, une lettre à la première personne et sans aucun dialogue ; les mémoires d’un homme vieillissant au passé riche en couleurs, assagi par les années, contemplatif et serein devant la mort qui approche. Les dialogues sont évincés au profit d’un long monologue.

Il s’agit là de mémoires donc introspectives et non d’un journal, pris sur le vif, puisque selon Yourcenar un homme d’action ne tient pas de journal – activité trop contemplative « Ceux qui auraient préféré un journal d’Hadrien à des Mémoires d’Hadrien oublient que l’homme d’action tient rarement de journal : c’est presque toujours plus tard, du fond d’une période d’inactivité, qu’il se souvient, note, et le plus souvent s’étonne ».

Le roman s’impose par sa psychologie alliée à une démarche historique permanente « Un pied dans l’érudition, un autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensées à l’intérieur de quelqu’un ». L’histoire ne prend sens que dans un temps retrouvé, seul à même de cristalliser et fixer les événements, capable de prendre possession d’un monde extérieur »– Référence directe à Proust pour qui le temps ne prend sens qu’à travers le processus de réappropriation (symbole de l’art par excellence).

D’autres auteurs se sont frottés à cet exercice et ont fourni une entrée romanesque dans l’histoire ou ont donné une approche historique au roman. L’exemple le plus proche est probablement celui de Flaubert dans Salammbô, qui eut l’idée de ressusciter un épisode peu connu de l’histoire de Carthage. Par ses recherches, son souci de l’exactitude documentaire (encore plus flagrant dans Bouvard et Pécuchet avec la lecture de milliers de livres avant la rédaction du roman), sa vive imagination et la pureté de son style (rappelons le zèle employé par l’auteur pour peaufiner son texte), Flaubert a su rendre l’atmosphère du temps, d’une ville au carrefour de la civilisation et de la barbarie, avec tous ses contrastes.

Quelques mots enfin dignes d’être relevés dans ces notes sur le personnage central après Hadrien, Antinoüs, amant de l’empereur, visage emblématique en esthétique, reproduits à l’excès au cours du temps « portraits d’Antinoüs : ils abondent, et vont de l’incomparable au médiocre (…) exemple, unique dans l’antiquité, de survivance et de multiplication dans la pierre d’un visage qui ne fut ni celui d’un homme d’Etat ni celui d’un philosophe, mais simplement qui fut aimé ».

Camée d’après la gemme de Marlborough représentant Antinoüs (Italie par un graveur inconnu de la seconde moitié du 18e siècle) – St Petersburg, Musée de l’Hermitage

« De tous les objets encore présents aujourd’hui à la surface de la terre, c’est le seul dont on puisse présumer avec quelque certitude qu’il a souvent été tenu entre les mains d’Hadrien ».
Enfin je terminerai par le rappel des vers de John Keats extraits de Ode on a Grecian Urn en écho au passage de Yourcenar sur « l’admirable vase, retrouvé à la villa Adriana et placé aujourd’hui au Musée des Thermes, où une bande de hérons s’éploie et s’envole en pleine solitude dans la neige du marbre ».
«Beauty is truth, truth beauty,–that is all
Ye know on earth, and all ye need to know».