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Monthly Archives: February 2010

Première partie : Chapitre I-IX (13 -124)

Le livre commence comme un roman de chevalerie, Solal, en jeune héro épique et glorieux, arrive à cheval chez sa belle, se cache dans sa chambre et lit en l’attendant son journal intime – journal qui révèle au lecteur le passé d’Ariane, jeune aristocrate genevoise née d’Auble et épouse du petit bourgeois Adrien Deume. Solal a fait le projet de séduire Ariane, qu’il a aperçue brièvement lors d’un dîner de gala et dont il est tombé de suite fou amoureux. Mais c’est en vieillard édenté qu’il lui déclare sa passion espérant follement, naïvement, qu’elle oubliera son âge et sa prétendue laideur pour répondre à sa flamme – femme élue dont la pureté rachètera toutes les autres – nouvelle Eve au cœur pur. La belle, hélas, prend peur et lui lance au visage un verre qui le blesse. Furieux de s’être trompé, il retire son masque et lui jure de revenir la séduire mais cette fois, de la manière qu’elle mérite, soit bassement et en employant tous les vils stratagèmes de la conquête amoureuse.
On apprend ensuite que ce même Solal n’est autre que le supérieur hiérarchique d’Adrien Deume, le mari ambitieux et médiocre d’Ariane. Petit fonctionnaire de la Société Des Nations, Adrien est incroyablement paresseux et ne sait que trouver pour éviter d’avoir à travailler. La partie se termine sur la promotion surprise accordée par Solal à Deume qui alors ivre d’ambition et de reconnaissance invite son chef à un dîner de réception chez lui.

Etude de passages/thèmes

1. Genre épique et introduction du personnage central, Solal.
Page 13 « Descendu de cheval » jusqu’à page 16 « Sur le lit, un cahier d’école. Il l’ouvrit le porta à ses lèvres, lut. »
L’écriture de Cohen est exaltée et oscille entre archaïsme, préciosité et mysticisme. Le début déroute et ne répond pas au début traditionnel d’un roman du XXe siècle (influence des romans chevaleresques, courtois ainsi que de la bible Cantique des Cantiques).
2. Paresse exemplaire d’Adrien Deume, incapable de travailler
Page 61 « Et maintenant au boulot, mon petit vieux » jusqu’à page 63 « Bon, on lirait la saloperie demain matin, d’un seul trait ! » – Calcul des congés et privilèges que lui donne son statut de fonctionnaire international
Page 98 « Tu vas voir, je vais te faire le compte des jours où je ne travaille pas » jusqu’à page 102 « C’était bon tout de même de tout partager avec sa femme »
3. Servitude devant le chef – véritable prostitution
Page 115 « Chaste et timide, bouleversé par ce sublime attouchement.. » jusqu’à page 116 « C’était la plus belle heure de sa vie ».

Seconde partie : Chapitre X-XXXVI (127-459)

Les cinq cousins de Solal, venant de Céphalonie et prénommés Saltiel, Pinhas dit Mangeclous, Mattathias, Michaël et Salomon, ou bien encore appelés les Valeureux, arrivent à Genève pour rendre visite à leur parent. Saltiel, effrayé par les confessions de Solal sur ses attirances pour une Chrétienne, se donne pour but soit de lui trouver une jeune femme juive, belle et bonne à marier, ou soit de rencontrer Ariane et de la convertir au judaïsme. Pendant ce temps Les Deume, père, mère et fils, préparent un dîner pompeux sensé impressionner le chef d’Adrien. Mais Solal ne vient pas, leur faisant faux bond au dernier moment et les laissant mijoter des heures à l’attendre. Peu de temps après Adrien Deume reçoit un ordre de mission l’éloignant pour trois mois de Genève ainsi qu’une invitation à dîner chez Solal le soir de son départ. Adrien s’y rend, seul ; Ariane irritée par l’attitude servile de son mari et connaissant la véritable raison de l’invitation, refuse de l’accompagner. Désireux de plaire Adrien se comporte avec artifice et empressement devant le maître, puis par discretion se retire bientôt lorsqu’il apprend qu’une jeune femme vient d’arriver au Ritz pour Solal. Adrien est loin de se douter qu’il s’agit de son épouse, prise soudain de remords à l’idée de n’avoir pas accompagné son mari. Il se rend à la gare alors qu’Ariane arrive au Ritz. Une scène de séduction peu banale se joue ensuite entre les deux protagonistes. Solal donne trois heures à Ariane pour tomber en amour, subjuguée par son discours ou bien lui promet de promouvoir à nouveau son mari si elle lui résiste. Patiemment il démonte alors tous les manèges et toutes les vanités de la conquête amoureuse, et séduit Ariane en employant justement les armes qui visent à détruire cette séduction. De rebelle et agressive, Ariane devient silencieuse puis songeuse pour enfin se prosterner en esclave devant son seigneur. C’est sur la première nuit des amants et sur le chant de leur amour partagé que se termine la seconde partie.

Etude de passages/thèmes

1. Le dîner – Un menu Rabelaisien
Page 185 « C’est une surprise pour Adrien» Jusqu’à page 187 « Adrien et moi, nous nous chargerons de la conversation »
Le dîner – Premier calvaire de l’attente
Page 222 « Les trois se tenaient debout, n’avaient pas le courage de s’asseoir… » jusqu’à page 225 « Vraiment, Adrien, je ne comprends pas que tu sois distrait à ce point. »
Le dîner – Deuxième martyre des trois Deume
Page 239 « Dix heures sonnèrent en même temps à la pendule Neuchâteloise» jusqu’à page 242 « Dans dépenses personnelles d’Adrien, dit-elle en se levant. Bonne nuit je vais me coucher. »
2. La scène de séduction – chapitre entier page 385 à 439 –
Dégager tous les manèges de la conquête amoureuse
Choisir un passage (par étudiant) pour lecture et explication en classe
3. Réflexions des amants contrastent avec celles du mari
Montrer en quoi il y a ici deux textes qui s’entrecroisent (Séparer discours d’Adrien du discours des amants)
4. Chant d’amour – ferveur presque religieuse
Page 456 « Sainte stupide litanie » jusqu’à page 459 « Amour, ton soleil brillait en cette nuit, leur première nuit. »

Albert Cohen est né en 1895 dans la communauté juive de Corfou, en Grèce. Au XV et XVIe siècle les Juifs persécutés et chassés d’Espagne et d’Italie s’exilent, certains s’établissent sur l’île de Corfou. A la fin du XIXe siècle il existe deux communautés juives : la pugliese dont les membres parlent à la fois le dialecte des Pouilles et le dialecte vénitien et à laquelle appartient la famille de Cohen, l’autre appelée communauté des Grecs, dont les membres sont originaires de l’Epire et qui parlent le grec en famille.
Après la faillite de la fabrique de savon familiale les parents de Cohen s’exilent en France, à Marseille ; Albert n’a que cinq ans. Les parents tiennent un petit commerce d’œufs et d’huile. A l’âge de treize ans Cohen retourne pour sa barmitzvah (majorité religieuse) sur l’île de corfou. Il est ébloui par l’orient ainsi que par ses origines natales et juives. De retour à Marseille il fait la connaissance au lycée de Marcel Pagnol, l’ami d’enfance, avec lequel il restera lié jusqu’à la mort. Cohen est par ailleurs un enfant solitaire (enfant unique) qui connaît l’humiliation d’être juif et de parler le français différemment.
Il poursuit des études de droit puis de lettres à Genève et obtient la nationalité suisse en 1919. Il se marie avec une citoyenne suisse Elisabeth Brocher dont il a une fille Myriam. Les deuils frappent Cohen. En 1924 alors qu’il n’a que trente ans, Elisabeth, sa femme meurt de maladie. Il tombe ensuite amoureux d’Yvonne Imer pour laquelle il rédige son premier roman Solal, elle meurt elle aussi en 1929 de crise cardiaque. En 1931 il se remarie avec Marianne Goss, dont il divorce en 1947, puis plus tard en 1955 il épouse Bella Berkovitch à laquelle il dédiera Belle du Seigneur. Il vit tour à tour à Corfou, puis en France, à Londres et en Suisse.

Cohen déconcerte et est un auteur difficilement classable. Les clichés le réduisent souvent à un romancier de l’amour ou bien à un écrivain juif. C’est avant tout un homme discret, pudique dont personne ne connaît vraiment la vie privée. On sait qu’il est de nature maladive. Il souffre entre autres d’asthme, de bronchites répétées, de dépression et d’anorexie. Sa fragilité alliée aux événements dramatiques qui frappent sa vie privée explique sans doute son obsession de la mort. Les thèmes de la mort et du suicide seront présents dans toute son œuvre.
Il travaille pendant des années comme fonctionnaire international et s’acquitte avec sérieux de ses activités professionnelles même si le rôle ne lui est pas inné.
En public il donne l’apparence assez stricte de petit-bourgeois (costume du fonctionnaire international).
En octobre 1981 Cohen fait une chute dans son appartement, il ne s’en remettra pas et meurt des suites de son accident.

Œuvres majeures de l’auteur

Solal (1930)
Mangeclous (1938)
Le livre de ma mère (1954)
Ezéchiel (1956)
Belle du seigneur (1968)
Les Valeureux (1969)
O vous frères humains (1972)

Belle du Seigneur

Belle du seigneur paraît en 1968 et reçoit le prix de l’Académie Française. Cohen est âgé de 73 ans à la sortie du roman et est encore inconnu du grand public. C’est le résultat d’une longue gestation, puisqu’il lui aura fallu trente ans entre les premiers écrits et la publication finale du roman.
Dès sa parution son oeuvre est comparée à celle de Proust, Musil et Joyce par certains critiques qui d’emblée reconnaissent là un monument littéraire, voué à dépasser les phénomènes de mode (l’intronisation dans la bibliothèque de La Pléiade ne fera que conforter cette première idée).

Deux livres clefs semblent avoir particulièrement influencé Cohen lors de la rédaction de son roman : La bible et Les Mille et une nuits.

Belle du seigneur est tout d’abord l’histoire d’amour d’un homme et une femme, de la naissance de leur passion, à son apogée, jusqu’à sa dégradation et finalement sa destruction. L’auteur détruit patiemment le mythe de la passion amoureuse (amour occidental) puisqu’elle repose sur de faux idéaux tels que la jeunesse, la beauté et la sensualité. L’amour sublime, pur et heureux n’existe pas.
Pour Cohen il y a d’un coté l’amour fou ou l’amour passion, de l’autre l’amour biblique. Perçu sous l’angle du péché et de la tentation, l’amour quand il n’est pas biblique est inévitablement sanctionné par la mort. Selon lui, le véritable amour est mué par la pitié et non le désir (vison éminemment pessimiste). Sur ce point il écrit dans Le livre de ma mère : « Elle ne s’était pas mariée par amour. On l’avait mariée et elle avait docilement accepté. Et l’amour biblique était né, si différent de mes occidentales passions. Le saint amour de ma mère était né dans le mariage, avait crû avec la naissance du bébé que je fus, s’était épanoui dans l’alliance avec son cher mari contre la vie méchante. Il y a des passions tournoyantes et ensoleillées. Il n’a pas de plus grand amour »

Ariane, oisive et narcissique (sorte de Bovary aristocrate), s’ennuie auprès d’un mari médiocre et rêve de sublime. Toutes les conditions sont donc requises pour que Solal, beau, séducteur et chef hiérarchique d’Adrien Deume, son pathétique mari (grotesque et ambitieux), la séduise. Solal est un Don Juan prêt à toutes les manœuvres pour arriver à ses fins (cf. scène de la conquête planifiée comme une bataille militaire) mais il est aussi épris d’idéalisme et recherche dans chaque nouvelle conquête l’amour biblique, cet amour pur et désintéressé ou n’entre en jeu ni beauté, ni désir, ni jeunesse, ni richesse.
L’adultère consommé, l’idylle amoureuse sera de courte durée, et les désillusions tourneront à l’enfer avant de finalement pousser le couple au suicide.

Personne n’est dupe dans l’histoire, ni les personnages, ni le lecteur puisque Solal joue carte sur table et révèle dès le début les pièges utilisés pour séduire Ariane. Cependant on ne résiste pas et on se laisse facilement entraîner par cet hymne à l’amour.
Cohen arrive à créer dans son roman de véritables types littéraires comparables aux héros des grands mythes.

Belle du Seigneur est aussi l’histoire d’un monde, celui de la bourgeoisie protestante de Genève et des milieux internationaux (diplomatiques) d’avant la seconde guerre mondiale. Féroce, Cohen nous montre les dessous peu reluisants de ce petit monde, dévoré par l’ambition, la reconnaissance sociale et l’appas du gain. Il campe avec humour et dérision les Deume, arrivistes incultes, et crée avec Antoinette Deume un personnage qui n’est pas sans rappeler Madame Verdurin dans La Recherche (cf. Proust À la recherche temps perdu).

Il aborde enfin le thème du Juif exilé, errant, élu et persécuté, déchiré entre des sentiments d’assimilation et de rébellion. (Désir à la fois d’intégration et d’indépendance pour rester fidèle à sa judéité et sa différence). Il y a chez Cohen une sorte d’exaltation d’être juif (Cf. personnages des cinq Valeureux, les cousins de Solal). Sa judéité apparaît encore dans son humour et cette façon caractéristique de savoir rire de ses propres malheurs.

Structure et style de Cohen

Le roman, volumineux, se compose de sept parties et de cent cinq chapitres. Il est dédicacé « A ma femme » soit Bella à cette époque, ou tout simplement à la femme, la muse puisque c’est dans la femme aimée que Cohen trouve son inspiration créatrice (Cf. premier roman écrit pour Elisabeth)
S’il était un élève moyen, il avait en revanche un don exceptionnel pour les langues étrangères et un amour profond de la langue française.
Son écriture illustre ce talent. Son style foisonne d’expressions et sa prose se fait volontiers incantatoire. Les répétitions fréquentes donnent au texte une particularité serpentine où les phrases semblent s’enrouler sur elles-mêmes. « Descendu de cheval, il allait le long des noisetiers et des églantiers, suivi des deux chevaux que le valet d’écurie tenait par les rênes, allait dans les craquements du silence, torse nu sous le soleil de midi, allait et souriait, étrange et princier, sûr d’une victoire » (incipit – donne le ton au roman qui va suivre).
L’auteur aime aussi à inverser les éléments de la phrase (commencer par le complément, continuer par le verbe, puis enfin aboutir au sujet) ou bien il n’hésite pas à utiliser à outrance les participes présents ajoutant à chaque fois une information supplémentaire à la phrase. Son style se fait parfois précieux, fleuri même (bouture de mots qui jaillissent au fil du texte).
Dans son maniement de la langue il se montre donc plus poète que romancier. Ses livres gagnent d’ailleurs à être lus à haute voix. Cohen avait l’habitude de dicter ses textes, de les faire vivre à travers la voix et le rire.