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Monthly Archives: December 2009

Animula Vagula Blandula constitue la première partie des Mémoires d’Hadrien et met en place la technique narrative du roman « Mon cher Marc », lettre testament de l’empereur Hadrien à Marc Aurèle, son fils adoptif alors âgé de dix-sept ans « je ne m’attends pas à ce que tes dix-sept ans y comprennent quelque chose ».
Le discours commence par le « je » du narrateur « je suis descendu ce matin chez mon médecin Hermogène » roman à la première personne introduisant le lecteur au plus près des pensées du personnage (sentiment de proximité voire d’intimité). Rappelons que le titre de cette partie se réfère au propre poème d’Hadrien Animula vagula blandula – mélange subtil donc entre réalité et imagination.

La plupart des grands thèmes développés ensuite dans le roman sont abordés ici : la maladie, ses servitudes et implications « méditation écrite d’un malade qui donne audience à ses souvenirs » , l’homme face à la sagesse et la mort « Ma marge d’hésitation ne s’étend plus sur des années mais sur des mois (…) je commence à apercevoir le profil de ma mort », l’amour « l’un des points de rencontre du secret du sacré », la chasse ou la guerre « j’ai peine à ne pas me laisser aller à d’interminables histoires de chasse ».

Profondeur et beauté du texte apparaissent de suite à la lecture dans le choix du vocabulaire et l’emploi du registre de langue soutenue « après m’être dépouillé de mon manteau », dans les expressions à valeur poétique « je commence à apercevoir le profil de ma mort » ou encore dans l’emploi des temps conjugués et maintenant inusités tels que le subjonctif imparfait « Ai-je jamais obtenu qu’un homme en fît autant ? (p. 14) ou le conditionnel passé deuxième forme « j’eusse opté» .

Hadrien a « soixante ans ». il est malade du cœur « hydropisie » (ou épanchement de liquide, œdème); il souffre de fatigue, de suffocation « mes jambes enflées ne me soutiennent plus (…) Je suffoque » et d’insomnie « De tous les bonheurs qui lentement m’abandonnent, le sommeil est l’un des plus précieux, des plus communs aussi ».
Hadrien réfléchit au symptôme de l’insomnie, ses raisons et conséquences, cette « obstination maniaque de notre intelligence à manufacturer des pensées, des suites de raisonnements, des syllogismes et des définitions bien à elle, son refus d’abdiquer en faveur de la divine stupidité des yeux clos ou de la sage folie des songes».

On pense ici à Homère dans l’odyssée « car le sommeil, ayant fermé leurs paupières, fait oublier à tous les hommes les biens et les maux”.
Le sommeil vu comme « frère de la mort » est une image commune dans la littérature, ayant ses racines dans la mythologie grecque. Thanatos personnifie la mort, il est le fils de la nuit. Son frère jumeau est Hypnos, le sommeil. Il possède le pouvoir absolu d’endormir aussi bien les hommes que les dieux. Hypnos est le père de Morphée, dieu des songes, qui apporte le rêve aux dormeurs.

Aparté ci-dessous sur le thème du sommeil et de la mort au travers de la poésie et de la peinture.

Morphine

Groß ist die Ähnlichkeit der beiden schönen
Jünglingsgestalten, ob der eine gleich
Viel blässer als der andre, auch viel strenger,
Fast möcht ich sagen viel vornehmer aussieht
Als jener andre, welcher mich vertraulich
In seine Arme schloß — Wie lieblich sanft
War dann sein Lächeln und sein Blick wie selig!
Dann mocht es wohl geschehn, daß seines Hauptes
Mohnblumenkranz auch meine Stirn berührte
Und seltsam duftend allen Schmerz verscheuchte
Aus meiner Seel — Doch solche Linderung,
Sie dauert kurze Zeit; genesen gänzlich
Kann ich nur dann, wenn seine Fackel senkt
Der andre Bruder, der so ernst und bleich. —
Gut ist der Schlaf, der Tod ist besser — freilich
Das beste wäre, nie geboren sein.

Heinrich Heine (1797-1856)

Sleep and his brother death
Just ere the darkness is withdrawn,
In seasons of cold of heat,
Close to the boundary line of Dawn
These mystical brothers meet.
They clasp their weird and shadowy hands,
As they listen each to each
But never a mortal understands
Their strange immortal speech

William Hamilton Hayne (1856–1929)

Sleep and his half brother death par John William Waterhouse, peintre britannique, 1849-1917 (collection privée)

La maladie et l’approche de la mort entraînent une réflexion de l’empereur sur sa vie, ses actes et ses conséquences « je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître avant de mourir ». Pour ce faire Hadrien dit avoir recourt à trois moyens : « l’étude de soi » (et principe même de l’introspection qu’il poursuit dans sa lettre à Marc), « l’observation des hommes » et enfin « les livres » – chaque méthode n’étant pas sans risques et dangers.
Cependant, c’est avec lucidité et honnêteté qu’Hadrien refait le parcours des années passées et remet en cause sa condition d’homme de pouvoir et de demi-dieu. Comment ne pas d’ailleurs se sentir un homme tout simplement face à l’expérience de la finitude et de la maladie ? « Il est difficile de rester empereur en face d’un médecin, et difficile aussi de garder sa qualité d’homme ».

Homme d’action proche du peuple, Hadrien au cours de sa vie se distingue par son amour de la simplicité et de la frugalité, si loin de l’excès romain en usage « Manger un fruit, c’est faire entrer en soi un bel objet vivant, étranger, nourri et favorisé comme nous par la terre ; c’est consommer un sacrifice ou nous nous préférons aux choses ». Simple mais néanmoins toujours emprunt de sensualité il précise avoir été «sobre avec volupté ».

La dichotomie entre le corps et l’esprit est toujours présente dans le texte, face à la maladie (esprit pris au piège d’un corps) mais aussi face à l’amour « ce jeu mystérieux qui va de l’amour d’un corps à l’amour d’une personne », où « chaque parcelle d’un corps se charge pour nous d’autant de significations bouleversantes que les trais d’un visage (…), qu’un seul être (…) nous hante comme une musique et nous tourmente comme un problème ; qu’il passe de la périphérie de notre univers à son centre, nous devienne enfin plus indispensable que nous-mêmes, et l’étonnant prodige a lieu, où je vois bien davantage un envahissement de la chair par l’esprit qu’un simple jeu de la chair ». Envahissement ou envoûtement qu’Hadrien explorera dans sa relation à Antinoüs, passion pleinement révélée par la mort sacrificielle et prématurée de ce dernier en l’honneur d’Hadrien.

C’est par la voix même de l’empereur Hadrien que Yourcenar décide de commencer son roman Les mémoires d’Hadrien reprenant une de ses poésies «Animula vagula blandula ». Cette poésie servira également d’épitaphe à l’empereur.
« Animula vagula, blandula,
Hospes comesque corporis,
Quae nunc abibis in loca
Pallidula, rigida, nudula,
Nec, ut soles, dabis iocos »
P. Aelius Hadrianus, Imp.
Yourcenar nous livre sa traduction à la fin du roman du roman « Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs, et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois.».

Marguerite Yourcenar est née Marguerite de Crayencour, le 8 juin 1903 à Bruxelles (Belgique). Sa mère meurt des suites d’une fièvre puerpérale et Marguerite est élevée par des nourrices et bonnes alors que son père voyage à travers le monde. L’anagramme Yourcenar deviendra son nom officiel lorsqu’elle prend la nationalité américaine en 1947.
A l’instar de son père, aristocrate cultivé et grand lecteur, Marguerite lit sans relâche et découvre très jeune des livres qui scandalisent l’entourage de la famille : Huysmans, Tolstoï, d’Annunzio, Romain Rolland etc. Elle étudie l’anglais, le latin, le grec et l’italien. Une grande complicité se noue à l’adolescence entre le père et la fille, complicité qui les unira jusqu’à la mort de celui-ci. Ils ont coutume de lire ensemble, à haute voix « tout Shakespeare, tout Tolstoï pas mal de Dostoïevski : Virgile en latin, Homère en grec ». Marguerite commence à écrire à seize ans, c’est à cette époque qu’elle décide de devenir écrivain. Elle voyage beaucoup et ces « projets de la vingtième année », comme elle les nommait, alimenteront toute son œuvre à venir.
Après quelques années de voyages, notamment en Italie, Autriche et Grèce mais aussi quelques années de dissipation, dans l’alcool, les relations amoureuses avec hommes et surtout femmes, Marguerite se met à écrire et traduire (Elle traduira entre autres Les Vagues de Virginia Woolf). En 1937 elle fait la connaissance de la grande passion de sa vie : Grace Frick, une Américaine de son âge. Elles entament de nombreux voyages ensemble et s’installent finalement aux Etats-Unis où elles vivront jusqu’à la mort de Grace en 1979 et celle de Marguerite le 17 décembre 1987 à quatre-vingt-quatre ans. Notons que Grace traduira en anglais Les Mémoires d’Hadrien.

Les principaux romans et nouvelles de Yourcenar sont : Les mémoires d’Hadrien, Alexis ou le traité du vain combat le coup de grâce, L’œuvre au noir, Anna, Soror, Un homme obscur une belle matinée. Yourcenar est reçue à l’Académie française en janvier 1981. C’est la première femme académicienne. Double voire triple victoire sachant que Yourcenar est aussi une lesbienne affichée et a fait le choix de la nationalité Américaine.

Les Mémoires d’Hadrien sont le fruit d’un long mûrissement. La genèse du livre date des années vingt puisque Yourcenar en commence à vingt-six ans la rédaction. Elle s’y remettra ensuite en 1949 soit à l’âge de quarante-six ans. Elle redécouvre au milieu de vieux papiers dans une valise qui lui arrive de Suisse aux Etats-Unis où elle réside avec son amie Grace Frick (sur l’île des Monts-Déserts) quelques feuillets jaunis, dactylographiés, commençant par « Mon cher Marc ». Depuis 1937, elle n’avait plus travaillé à ce projet trop vaste, dont le ton ne lui avait pas paru « juste » à l’époque. C’est alors la symbiose complète avec son personnage et trois ans lui permettront de donner naissance aux Mémoires d’Hadrien. Questionnée lors d’un entretien Yourcenar déclarait s’être imprégnée « complètement du sujet jusqu’à ce qu’il sorte de terre, comme une plante soigneusement arrosée ». Finalement publié en décembre 1951, le succès du livre passe toute attente.

Le livre est l’autobiographie fictive de l’empereur Hadrien rédigée sous forme de monologue (aucun dialogue dans le roman).
Hadrien, vieux, malade et solitaire, fait le bilan de sa vie et se confie dans une longue lettre à son petit fils adoptif Marc Aurèle passant en revue ses souvenirs, bonheurs, plaisirs, passions, rêves, défaites et erreurs.
L’homme apparaît alors comme un homme d’état (empereur), un homme d’action, un administrateur, un poète, un architecte, un protecteur des arts et des lettres, un voyageur, un amant passionné ou bien encore comme un homme religieux.

Hadrien est une figure complexe aux multiples facettes que l’auteur a su rendre humaine et vivante. Profondeur, humanisme et intemporalité caractérisent cette œuvre.

Note historique : Hadrien est né en 76 à Italica en Bétique (Espagne). Il est mort en 138 dans sa demeure. Il succède à son père adoptif Trajan en 117. Parmi ses constructions les plus connues on compte :
• le temple de Vénus et de Rome
• le Panthéon
• son propre mausolée – aujourd’hui château saint Ange
• le mur d’Hadrien
• les arènes de Nîmes
• le pont du Gard

La visite de la villa Adriana à Tibur (Tivoli) sera le point de départ ou l’« étincelle » qui poussera Yourcenar dans sa vingtième année à entamer une œuvre sur l’empereur Hadrien.

Note littéraire : Héritage classique et référence à l’Antiquité dans Les mémoires d’Hadrien, que partagent d’autres auteurs du 20e siècle tels que :
• Camus Le mythe de Sisyphe (1942) et Caligula (1934)
• Sartre Les mouches (1943)
• Cocteau Orphée (1926) Antigone (1928) et La machine infernale (1938)
• Giraudoux Amphitryon 38 (1929) La guerre de Troie n’aura pas lieu (1935) et Electre (1937)
• Anouilh Eurydice (1941) Antigone (1944)
• Supervielle Orphée (1946)

La rencontre, perçue sous l’angle du coup de foudre, met en lumière les différences et similitudes patentes entre Bouvard et Pécuchet. Tel Don Quichotte et Sancho Panca tout dans leur apparence physique les oppose. L’un est grand, sec, Bouvard ; l’autre est petit, plus rond. Bouvard a les traits enfantins « cheveux blond » « boucles légères » « yeux bleuâtres » « visage coloré » alors que Pécuchet a les traits durs « mèches garnissant son crâne élevé étaient plates et noires », l’air « sérieux ». Bouvard a un tempérament expansif, communicatif, son tempérament, « confiant, étourdi, généreux » Il rit volontiers. L’autre en revanche est renfermé et taciturne « discret, méditatif, économe ». A ce propos le film réalisé par Jean-Daniel Verhaeghe joue parfaitement sur ces différences dans le portrait des deux personnages, Bouvard est interprété par Jean-Pierre Marielle et Pécuchet par Jean Carmet.

Malgré toutes ces différences, ils se découvrent de nombreux points communs, ils sont du même âge, quarante-sept ans, sont employés de bureau et plus précisément copistes « ils faillirent s’embrasser par dessus la table en découvrant qu’ils étaient tous les deux copistes ». Bouvard travaille « dans une maison de commerce », Pécuchet au « Ministère de la Marine ». Ils vivent tous les deux seuls; Bouvard est veuf et Pécuchet est célibataire. Ils semblent aussi partager certaines manies de vieux garçons, ayant inscrit leurs noms respectifs dans leurs chapeaux « Tiens, nous avons eu la même idée, celle d’inscrire notre nom dans nos couvre-chefs ». A peine la conversation est-elle entamée qu’ils réalisent à quel point ils se comprennent et partagent une opinion semblable « Pécuchet pensait de même », « Bouvard aussi », « leurs opinions étaient les mêmes » « Chacun en écoutant l’autre retrouvait des parties de lui oubliées ».

Les expressions et images employées sont absolument similaires à celles utilisées pour décrire le coup de foudre amoureux ; même magie du moment, sentiment de trouble, désir de contact « Leurs mains étaient jointes », «ils faillirent s’embrasser », « Vous m’ensorcelez, ma parole d’honneur ! ». Ils se rencontrent par un dimanche désoeuvré d’été sur un banc public, se plaisent, se découvrent, se reconnaissent et deviennent aussitôt inséparables. Pour que la rencontre et la magie se prolongent ils décident de dîner ensemble au restaurant, vont ensuite prendre un café dans un autre établissement, l’un accompagne l’autre chez lui et inversement avant de se retrouver le lendemain au bureau de Bouvard, puis à celui de Pécuchet. « Ils finirent par dîner ensemble tous les jours », se promènent et découvrent Paris, visitent des musées, suivent des cours, font lorsqu’ils sont libres des escapades à la campagne et rêvent de changer de vie «La monotonie du bureau leur devenait odieuse ».
Leur rencontre va être déterminante «Ils s’étaient tout de suite, accrochés, par des fibres secrètes », et va changer le cours de leur vie « Ce qu’on appelle le coup de foudre est vrai pour toutes les passions. Avant la fin de la semaine, ils se tutoyèrent. »

Lorsqu’il décrit la relation passionnée qui existe entre Bouvard et Pécuchet Flaubert se moque volontiers de ses personnages. Il faut néanmoins garder en tête le fait que Flaubert lui-même accordait une importance particulière à l’amitié, la portant au dessus de toute autre relation. Il ne croyait pas au mariage, ni aux enfants et est connu pour avoir fait preuve envers ses amis d’une jalousie possessive.
Ce n’est donc pas sans une certaine compréhension ou connivence que Flaubert affirme que « l’union de ces deux hommes était absolue et profonde ».

Quelques mois après la rencontre Bouvard reçoit une lettre qui va décider de leur avenir commun et propulser l’histoire.
L’héritage impromptu est préparé quelques pages avant l’arrivée de la lettre, lorsque Pécuchet visitant l’appartement de Bouvard regarde le portrait du soi-disant oncle de Bouvard et s’exclame « On le prendrait plutôt pour votre père ».
D’ailleurs Bouvard lui-même n’était pas dupe de la situation « le neveu l’avait toujours appelé mon oncle bien que sachant à quoi s’en tenir ».
Pour la première fois depuis le début du roman, Flaubert donne au lecteur une indication de temps en précisant la date à laquelle Bouvard reçoit la lettre du notaire « C’était le 20 janvier 1839 ». Il souligne donc par cette référence au temps l’importance de l’événement à venir.

Le premier évanouissement passé après l’ouverture de la missive, Bouvard se précipite vers le bureau de son ami afin de lui faire partager sa joie « Il courut tout d’une haleine jusqu’au Ministère de la Marine ».
On apprend alors par les propos du notaire le passé du père de Bouvard, ayant eu cet enfant illégitime dans sa jeunesse, s’étant marié sur le tard et ayant eu ensuite deux fils qui l’avaient déçu. A sa mort il décide donc de réparer le passé et de rendre justice à son fils naturel lui léguant «deux cent cinquante mille francs ».

C’est alors que commence une phase de rêve, de préparation pour réaliser leur rêve de toujours ; c’est à dire fuir la ville, la routine du travail et se réfugier à la campagne afin de se vouer à l’étude des idées et de la connaissance.
Mais Bouvard, fidèle à son amitié, promet d’attendre son ami Pécuchet qui doit encore travailler deux années avant de prendre sa retraite. Il cherche donc la demeure idéale, et finit, grâce à son ami Barberou, par la trouver en Normandie dans un village nommé Chavignolles (près de Caen).

Deux individus, copistes de leur métier, se rencontrent par hasard un jour d’été à Paris et se lient d’une violente amitié. L’un d’eux, Bouvard, fait un héritage; l’autre, Pécuchet apporte ses économies et ils quittent ensemble la capitale pour se retirer à la campagne. Ils achètent un manoir à Chavignolles en Normandie et se livrent à la découverte du savoir, se lançant à corps perdu dans une série d’études et d’expériences qui embrassent toutes les connaissances de l’humanité. Leur bonne volonté n’a d’égale que leur incompétence et après avoir essuyé échec sur échec, ils décident de revenir à leur première condition et redevenir copistes.

Bouvard et Pécuchet est l’ultime roman de Flaubert, publié à titre posthume. Flaubert meurt subitement en 1880 à l’âge de cinquante neuf ans d’une hémorragie cérébrale lors de sa rédaction. Le premier titre auquel il avait pensé était Les deux cloportes (cloporte pour individu répugnant et servile). Il l’abandonne assez vite pour Bouvard et Pécuchet, noms des deux personnages centraux. Le roman se présente sous forme de onze chapitres, suivis dans une seconde partie du Dictionnaire des Idées reçues. Le second volume qui devait être le résultat de la copie des personnages ne verra le jour que sous sa forme initiale, sans véritable lien avec le premier volume.

C’est un roman philosophique contenant très peu d’intrigue, ce qui pour une grande part a contribué à déconcerter le public et a engendré une critique controversée. Il reste encore aujourd’hui le roman le moins bien compris et certainement le plus dur d’accès de Flaubert. Son roman le plus connu est Madame Bovary et le concept de « bovarysme » est entré dans l’usage commun au même titre que le « narcissisme », « donjuanisme » ou « sadisme ». Fait preuve de « bovarysme » qui se conçoit autre, se croit mieux que ce qu’il est en réalité (écart de soi à soi, prédilection pour l’imagination).
Flaubert est d’ailleurs l’auteur de peu de romans – par ordre de parution : Mémoires d’un fou, L’Education sentimentale, Madame Bovary, Salammbô, La tentation de Saint Antoine, Novembre et autres textes de jeunesse, Trois Contes (Un cœur simple, Saint Julien l’hospitalier, Hérodias) et enfin Bouvard et Pécuchet.

Bouvard et Pécuchet sont deux anti-héros qui ont soif d’idéal. Ils sont volontairement campés comme des personnages médiocres, soit selon l’auteur «susceptibles du meilleur comme du pire ». Ils veulent comprendre et maîtriser le monde par le savoir et brassent de façon éclectique et arbitraire toutes les sciences, passant du jardinage à l’agriculture, de la chimie à la médecine, de l’astronomie à l’archéologie, de l’histoire à la littérature, de la politique à l’hygiène, du magnétisme à la sorcellerie, de la philosophie à la religion pour enfin se perdre dans les méandres de l’éducation. Flaubert nous fait vivre les échecs répétés de ses deux personnages, montre leur désillusion avant de les renvoyer à leur occupation initiale de copiste. La construction est donc en spirale et la conception du bonheur semble échouer dans la routine et la monotonie d’un travail fastidieux et routinier.

L’Image du copiste, philosophe malgré lui, ou perçu comme tel, évoque celle de Bartleby, the scrivener, nouvelle éponyme de Melville (publiée en 1853). Bartleby, sans raison, refuse de se plier aux ordres de son chef et décline poliment toute demande de celui-ci. La courtoisie de sa réponse en fait une arme d’autant plus redoutable et tranchante « I would prefer not » et lui donne des allures de sage. C’est donc sous une apparente douceur qu’il affirme de façon agressive sa différence et prône une liberté absolue.
Comme Bartleby, Bouvard et Pécuchet sont à la fois comiques et tragiques. Car si les deux compères font preuve d’une bêtise affirmée et cocasse dans toutes leurs démarches, ils n’en restent pas moins remarquables et profondément humains dans leur volonté de se surpasser, dans leur innocence et leur ténacité.

Flaubert insiste sur la médiocrité de ses deux « héros », sur leur naïveté ; il force le trait car son objectif premier est de réaliser l’encyclopédie de la bêtise ou une « encyclopédie critique en farce ». On pense ici aux désirs encyclopédiques de l’époque, communs notamment chez Diderot et Balzac.
A l’origine l’histoire s’inspire d’une nouvelle d’un auteur du 19e aujourd’hui méconnu, Barthélemy Maurice Les Deux Greffiers. Flaubert aurait ensuite passé deux années de recherche, de 1972 a 1974, et lu pas moins de mille cinq cent livres avant de se lancer dans l’écriture.

Son entreprise titanesque est au service de sa vengeance, il attaque ses contemporains, crache sur le bourgeois, « vomit sa haine » ou bien encore et selon ses dires « éjacule sa colère ».

Charlotte et ses deux petits-enfants se retrouvent les soirs d’été après dîner sur le balcon du petit appartement de Saranza, en Russie ; elle leur raconte alors des souvenirs de son enfance française, tissu d’anecdotes, de lectures, de songes, de stéréotypes et de faits disparates qui font ressurgir un monde évanoui, l’« univers englouti » de l’atlantide française. « La France de notre grand-mère telle une Atlantide brumeuse, sortait des flots ». Ce thème de l’Atlantide française deviendra un motif récurrent dans le roman. Rappelons que selon Platon l’Atlantide (Altantis) est une île fabuleuse qui aurait existée il y a environ neuf mille ans dans l’océan Atlantique et qui aurait été engloutie à la suite d’un cataclysme.

C’est ici un pays de pure fantaisie, celui d’un créateur: Aliocha et d’une messagère: Charlotte, un produit de l’imagination enfantine. Le balcon de l’appartement est un lieu entre ciel et terre, un endroit flottant, propice à l’envol vers d’autres mondes « balcon suspendu ». Il est vu comme un « balcon volant » à l’exemple du tapis volant dans les contes de fée ou bien encore d’une machine à voyager dans le temps « le balcon tanguait légèrement, se dérobant sous nos pieds, se mettant à planer ». La brève référence à Jules Verne dans les livres évoqués par Charlotte donne le ton et permet de mieux comprendre les lectures qui alimentent l’imaginaire des enfants.
Lieu et atmosphère sont décrits en demi-teinte « brume », « ombre », tout est solennel et empreint de silence « nous nous taisions ». La répétition de « ciel », « étoiles » contribue à créer un monde magique. Charlotte est alors comme une fée qui éveille le narrateur à la beauté de la langue française. Tous les sens sont en éveil: vue « soleil […] étoiles, ciel », odorat « senteurs fortes », toucher « brise » et ouïe à travers le récit de la grand-mère (synesthésie ou association de sensations relevant de domaines perceptifs différents). Le style est poétique « un soleil de cuivre brûlant frôla l’horizon, resta un moment indécis, puis plongea rapidement » et l’emploi du passé simple souligne le caractère littéraire du récit.

Charlotte est perdue dans ses pensées « son regard fondait dans la transparence du ciel » et le français est pour elle comme une tour d’ivoire qui lui permet d’échapper à la banalité de la vie. Elle voyage en pensées, revit ses souvenirs idéalisés alors qu’elle reprise « un chemisier étalé sur ses genoux ». De façon similaire, les mots « Bartavelle et ortolans truffés rôtis » proférés par la sœur du narrateur permettront à celui-ci de transcender le temps et l’espace et de le propulser comme par magie à Cherbourg.

Paris apparaît ainsi en 1910 lors de l’inondation. Qui dit Atlantide dit « eau », l’exemple est donc particulièrement bien choisi puisqu’il traite de l’inondation de Paris et tout le vocabulaire employé renvoie au domaine marin « vagues », « marée », « rivières », « eaux » ; « lacs » et « flots ». Le silence qui règne sur le balcon répond au silence de Paris inondée (image associée à la vue de la steppe – rapprochement commun entre étendue de la steppe russe et surface de la mer).

L’Atlantide française est un mélange d’éléments hétérogènes, de stéréotypes, puisés essentiellement dans la rêverie collective du peuple russe : Paris, art, amour, vin, fromage, tour Eiffel etc. « Tous ces innombrables vins formaient, selon Charlotte, d’infinies combinaisons avec les fromages […] Nous découvrions que le repas, oui, la simple absorption de nourriture, pouvait devenir une mise en scène, une liturgie, un art ».
La France apparaît dans les livres, lors des récitations et lectures de Charlotte. C’est un monde littéraire. Il y a une idée de salut par la littérature et par le maniement d’une langue, le français – La clef qui ouvre la porte de l’Atlantide étant la langue française.
L’Atlantide connaît son propre temps, indépendant du cours de l’histoire. Sa chronologie n’a rien à voir avec la réalité, ex. déluge de Paris au printemps de 1910 apparaît dans le roman comme étant concomitant à la visite du tsar en 1896. La chronologie suit le hasard des remémorations de Charlotte. Il s’agit pour l’auteur d’une initiation (par étapes). Le choix des événements relatés par Charlotte est très subjectif, disparate: histoire de Neuilly (ville natale de Charlotte), visite du tsar et de la tsarine à Paris, mort du président Félix Faure, inondation de Paris, construction de la tour Eiffel, assassinat de Louis d’Orléans par Jean Sans Peur, et le bruit des armes des anarchistes dans les rues de Paris. Les histoires bien réelles aussi et d’importance assurément comme l’Affaire Dreyfus (dans les années 1894-1899) restent en marge du récit de Charlotte.

Pour les enfants l’image précède toujours la perception des mots « Soudain nous nous rendîmes compte que quelqu’un parlait déjà depuis un moment. Notre grand-mère nous parlait ! » Peut-être est-ce simplement parce que cette histoire a déjà été entendue un autre soir ou bien alors parce que, dans le monde magique de l’enfance, l’imagination triomphe toujours. La représentation qu’ils ont de l’Atlantide française est d’ailleurs parfois assez comique. Ainsi Aliocha voit Neuilly en village russe avec des isbas « Neuilly-Sur-Seine était composée d’une douzaine de maisons en rondins. De vraies isbas avec des toits recouverts de minces lattes argentées par les intempéries d’hiver, avec des fenêtres dans des cadres en bois joliment ciselés, des haies sur lesquelles séchait le linge ». Tout le folklore russe est présent « isbas », « télègues », « babouchkas ». Proust y est même imaginé en dandy Russe jouant au tennis « au milieu des isbas »
Ceci dit, que le jeune narrateur essaie de comprendre l’Atlantide française à travers sa réalité russe est un processus normal lié à toute découverte, la première étape de la connaissance étant toujours la comparaison avec ce qu’on a déjà rencontré « La réalité russe transparaissait souvent sous la fragile patine de nos vocables français ».

Mais la francité d’Aliocha provoque chez lui des sentiments contradictoires, elle est à la fois constructive et destructive (Référence plus tard à son adolescence et au rejet de la culture française).
Enfin Aliocha-Makine perd son idéal d’enfance à la découverte de la vraie France (faite de désillusions). Une fois à Paris, déçu, il se retourne vers une autre Atlantide, russe, cette fois « C’est en France que je faillis oublier totalement la France de Charlotte…. » (Paradoxe développé tout au long de la quatrième partie du roman, partie entièrement située en France).

La vision de la France comme de la Russie est faussée.
Les différences culturelles entre les deux pays sont soulignées en permanence et dans tous les domaines : politique, gastronomie, mode, amour etc. La France est clairement idéalisée alors que la Russie paraît très réelle (ébauche en noir et blanc dont Makine lui-même n’est pas dupe).
Notons en conclusion que rêver de la France correspond à une ancienne tradition russe et qu’au 19e siècle la langue française est la langue de l’éducation en Russie, une marque d’appartenance à la haute société ex. Tolstoï, Dostoïevski etc.

Un jeune garçon russe écoute sa grand-mère d’origine française lui conter le Paris de son enfance. Récit et rêves se confondent et font émerger de la steppe sibérienne un continent perdu, La France.
Andreï Makine reçoit en 1995 pour son roman Le testament français à la fois le prix Goncourt et le prix Médicis (jamais vu auparavant). Le roman, vendu en France à plus d’un million d’exemplaires, le consacre comme auteur.
Makine est né en Russie à Krasnoïarsk en Sibérie, le 10 septembre 1957. Il passe un doctorat de lettres à l’Université d’Etat de Moscou Lomonossov et rédige une thèse sur la littérature française contemporaine. Il enseigne ensuite la philosophie à l’Institut Novgorod. En 1987 lors d’un ’échange culturel avec la France il obtient un poste de lecteur dans un lycée et en profite pour demander le droit d’asile politique. Il s’établit à Paris et présente à la Sorbonne une thèse de doctorat sur l’auteur russe Ivan Bounine.

L’auteur vit actuellement à Montmartre dans un petit appartement et possède une cabane « isba » dans les Landes. Il y mène une vie austère, presque ascétique et écrit jusqu’à seize heures par jour. « Lors d’un entretien et en réponse à la question de savoir s’il considérait la pauvreté comme une vertu, il dit: « C’est la liberté par rapport au matériel qui en est une, on peut être très riche, ou très pauvre, et avoir cette vertu. Il y a des clochards mesquins et des clochards généreux ». A côté de son activité d’écrivain il enseigne la littérature russe à l’École normale et à Sciences Po.

De langue maternelle russe Makine a fait le choix du français comme langue d’expression littéraire et c’est dans en français qu’il rédige toute son œuvre. Elle compte à ce jour une douzaine de romans et quelques essais traduits dans une trentaine de langues.
A titre d’anecdote, Makine a dû pour se faire publier en France au tout début des années quatre vingt dix faire croire à l’existence d’un traducteur. C’est donc un pseudo Albert Lemonnier qui traduit ses deux premiers romans : La Fille d’un héros de l’Union soviétique et Confession d’un porte-drapeau déchu. Makine qui ne rédige pas ses romans en russe a cependant dû traduire vers le russe son second roman afin de montrer à l’éditeur le texte « original ».
Si son œuvre est en français, il s’inscrit néanmoins dans la grande tradition du roman russe et la Russie reste la toile de fond de son œuvre. C’est d’ailleurs son appartenance aux deux cultures, russe et française, qui constitue l’originalité de son style littéraire.

Une des questions fondamentales soulevées par le testament français mais aussi par l’oeuvre entière de Makine touche donc à l’identité, à ses fondements, à l’écart entre l’imaginaire et la réalité, aux difficultés de vivre entre deux cultures et entre les langues qui les constituent.
Il est donc intéressant de réfléchir ici à la notion de mutilinguisme (bilinguisme, trilinguisme, etc.) et aux diverses façons d’acquérir une autre langue (culture). Selon les linguistiques il existe quatre modes d’acquisition :
• L’assimilation
La culture d’origine est totalement rejetée au profit de la nouvelle culture, exemple fréquent chez les personnes ayant immigrées aux Etats-Unis au siècle dernier.
• La séparation
La nouvelle culture est totalement ignorée au profit de la culture d’origine, exemple dans certaines parties de Chinatown où la vie peut entièrement évoluée en chinois sans nécessité de parler l’anglais.
• L’intégration
Culture d’origine et nouvelle culture fusionnent, s’enrichissant l’une l’autre.
• La déculturation
Aucune culture n’arrive véritablement à s’asseoir et l’individu se retrouve entre-deux langues, entre-deux mondes.

L’expérience du multilinguisme montre que le monde n’est pas une unité, il y a toujours plusieurs façons d’exprimer un concept, il y a toujours l’idée d’un ailleurs. Cette exercice permet plus aisément la généralisation, l’abstraction (cf. Bakhtine).

Mais la langue n’est pas seulement un système de mots, elle est faite de sons, de références et d’images. « Je sentais que ces paroles simples s’imprégnaient de sons, d’odeurs, de lumières voilées par le brouillard des grands froids » (les paroles alliées ici à plusieurs sens, auditif, olfactif, visuel/ cf. synesthésie).
Evoquer le même mot en russe ou en français entraîne par conséquent des sensations très différentes « [ …] ce reflet dans l’herbe, cet éclat coloré, parfumé, vivant, existait tantôt au masculin et avait une identité crissante, fragile, cristalline imposée, semblait-il, par son nom de tsvetok, tantôt s’enveloppait d’une aura veloutée, feutrée et féminine – devenant « une fleur ».

Chez Makine bilinguisme et double culture ont une fonction artistique. Le français est l’outil littéraire qui lui permet la distanciation. Aliocha/Makine échappe donc à la banalité du quotidien (russe), à sa trivialité grâce à l’emploi du français et la référence culturelle qui en découle. « Nous restions au bout de la file ; hypnotisés par la puissance anonyme de la foule. J’avais peur de lever les yeux, de bouger, mes mains enfoncées dans les poches tremblaient. Et c’est comme venant d’une autre planète que j’entendis soudain la voix de ma soeur – quelques paroles teintées d’une mélancolie souriante : -Te rappelles-tu : Bartavelles et ortolans truffés rôtis ?… […] Je sentis mes poumons s’emplir d’un air tout neuf – celui de Cherbourg – à l’odeur de brume salée, des galets humides sur la plage, et des cris sonores des mouettes dans l’infini de l’océan. […] Tout simplement, l’instant qui était en moi – avec ses lumières brumeuses et ses odeurs marines – avait rendu relatif tout ce qui nous entourait : cette ville et sa carrure très stalinienne, cette attente nerveuse et la violence obtuse de la foule ».
(Bartavelles et ortolans étant des petites perdrix, mets coûteux et goûtés des gourmets)
Tout l’écriture du roman tire sa force de l’interaction entre le russe et le français, de cette double présence linguistique. « C’est dans ses moments-là, en me retrouvant entre deux langues, que je crois voir et sentir plus intensément que jamais ».

Mais c’est un rapport souvent conflictuel, fait de tensions multiples et traversé par des moments d’attraction et de répulsion. Aliocha est tantôt subjugué par le monde français; tantôt dégoûté puis fasciné de nouveau par son appartenance russe.

Pour Makine la langue est capable de définir, créer l’identité. Il est alors intéressant de noter qu’après le succès de son roman Le testament français et sur ordre spécial de François Mittérand, Makine a reçu la nationalité française.
Sur le concept d’identite nationale et de base linguistique, rappelons enfin que la Constitution américaine ne détermine aucune langue comme étant « langue officielle » des États-Unis.

Makine est loin d’être le seul écrivain à avoir fait le choix d’une langue d’expression littéraire différente de sa langue maternelle. Les écrivains bilingues voire multilingues, à cheval entre deux cultures, sont nombreux au 20e siècle. On pense à Samuel Beckett, Elias Canetti, Emile Cioran, Joseph Conrad, Witold Gombrowicz, Julien Green, Eugene Ionesco, Joseph Kessel, Vladimir Nabokov, Jorge Semprun etc…
Questionné sur son identité Nabokok aimait répondre « Je suis un écrivain américain, né en Russie, et formé en Angleterre où j’ai étudié la littérature française avant de passer quinze ans en Allemagne. »

Il y a une vingtaine de références directes à la photographie dans le roman. Ces références jalonnent le texte et motivent l’action. C’est à partir de photos qu’Ernaux déploie son récit ; elles permettent de positionner les personnages et de dérouler l’histoire de l’individu dans son temps.

La photographie donne vie et consistance au narrateur perçu essentiellement à travers des clichés jaunis. Les descriptions d’images lancent l’imagination et entraînent des réflexions sur l’époque. S’il y a photo, il y a prise de vue, et donc une personne derrière la caméra qui immortalise le moment. Parler de l’une revient à parler de l’autre. On plante alors un décor, se représente la personne qui prend la photo, imagine vers où les regards et les pensées se portent. Les photos se parlent aussi les unes aux autres. L’auteur dégage les similitudes et différences entre chacune d’entre elles, l’évolution subie par le sujet et les choses qui l’entourent.

Le lecteur fait connaissance avec le narrateur alors qu’il n’est qu’un bébé joufflu posant pour la traditionnelle photo de naissance à l’attention des albums familiaux. Le bébé devient vite une fillette de quatre ans, de neuf ans, puis une adolescente, une jeune fille, une jeune mère, une femme mûre et enfin une grand-mère fière de sa petite-fille. On traverse le temps en tournant les pages de l’album personnel de l’auteur/narrateur, visionnant ses portraits à différents âges. Les modes vestimentaires changent, du port des socquettes aux cols roulés, des permanentes frisottées aux bandeaux dans les cheveux raides; les attitudes évoluent, de l’innocent bébé à l’adolescente mal dans sa peau, de la jeune fille provocatrice à la femme accomplie et rangée ; les objets se modernisent à l’instar des coutumes et usages. On voit ainsi le narrateur – tout d’abord absent du récit – apparaître « C’est une photo sépia ovale, collée à l’intérieur d’un livret bordé d’un liseré doré, protégée par une feuille gaufrée, transparente (..) Un gros bébé, à la lippe boudeuse, des cheveux bruns formant un rouleau sur le dessus de la tête, est assis à moitié nu sur un coussin au centre d’une table sculptée », grandir « la photo en noir et blanc d’une petite fille en maillot de bain foncé, sur une plage de galets », mûrir « elle est la fille du milieu, aux cheveux coiffés en bandeaux à l’imitation de George Sand, aux épaules larges et dénudées, la plus femme » devenir enfin ce personnage, toujours à distance mais omniprésent dans tout le roman, celui qui permet de faire résonner le temps et les années.

Les inscriptions notées au dos des photos permettent de les replacer dans le temps et l’espace, il s’agit de souvenirs de famille, de vacances en Normandie, en Espagne, de classes scolaires et universitaires, de fêtes ou de dimanches à la campagne.
Ils situent le personnage dans son milieu d’origine, montre son parcours éducatif, professionnel, émotif, son ascension vers une autre classe sociale.

La photo, en qualité de support, change aussi au cours du temps, format sépia tout d’abord, puis noir et blanc et couleur enfin. Vidéos et films amateurs super-huit font aussi leur apparition dans les années soixante-dix. Le photographe professionnel du début qui dans son studio rend éternel le nouveau-né passe la main aux proches : parents, amis, mari puis enfants. Le tissu familial se recrée alors que pourtant seul l’auteur/narrateur est montré. Les photos racontent une histoire, personnelle mais celle aussi des décennies qu’elles prennent pour toile de fond. « Et c’est avec les perceptions et les sensations reçues par l’adolescente brune à lunettes de quatorze ans et demi que l’écriture ici peut retrouver quelque chose qui glissait dans les années cinquante, capter le reflet projeté sur l’écran de la mémoire individuelle par l’histoire collective ».

La description des photos est toujours très détaillée, mais elle se limite aux mots écrits dans le texte, sans représentation visuelle (pas de photos à proprement parlé qui illustrent la description). Dans un autre livre intitulé De l’usage de la photographie Ernaux réfléchit à l’importance du cliché photographique, témoin d’un moment fugace et révolu. Mais dans cet essai (quelque peu expérimental) et contrairement à la technique utilisée dans Les Années, elle part d’images visuelles. Ces images, insérées dans le texte, ont pour objectif de représenter le tableau intime d’une rencontre entre deux amants, image de vêtements épars enchevêtrés et abandonnés au gré du hasard, traces désuètes et silencieuses qui seules survivent à l’acte sexuel. Ils re-écrivent une histoire, celle d’un couple, et de façon plus large celle de leur vie.

Moment arrêté dans le temps, muet et parlant tout à la fois, la photographie engendre enfin un sentiment d’étrangeté et de mystère « C’est toi», obligée de regarder comme elle-même cette autre de chair potelée ayant vécu dans un temps disparu une existence mystérieuse ». Elle couche à plat les événements et lutte contre la déperdition de la mémoire en matérialisant ce qui a disparu, donnant corps à l’absence, pour mieux graver dans le temps. Ernaux évoque ainsi la disparition de sa sœur aînée, morte trois ans avant sa naissance à l’âge de six ans. Seul un prénom subsiste, Ginette, griffonné au dos d’une photo vieillie, et sur laquelle on distingue une petite fille souriant à la caméra.

Modiano utilise de façon assez similaire la photographie, elle devient dans Rue des Boutiques Obscuresle moteur de l’action, la piste qui permet de retrouver l’identité perdue. Comme pour Ernaux, Modiano décrit mais n’illustre pas son récit par des représentations visuelles ; c’est dans l’imagination du lecteur et là seulement que l’image apparaît.

Le repas de fête est à la fois le lieu de l’intime et du collectif, retrouvaille en famille, entre amis, autour d’une table, d’un verre et de petits plats. Il incarne donc le moment privilégié où s’établit le lien entre les différents participants, où on ressent son appartenance à une communauté et où enfin s’affirme le statut social. Dans le brouhaha des conversations naît un sentiment de convivialité, de communion mais aussi parfois d’affrontement, de lutte (lieu pouvant aussi bien incarner la paix que la guerre).

Le rite du repas pris ensemble est commun à tous, se retrouve partout, à toute époque et permet de réaffirmer l’identité du groupe, de la famille et donc de l’individu. Dans Les années, A.E. s’interroge sur le sens de la famille et de cette tradition, douce et amère, qui rassure et lasse, et à laquelle tout le monde se soumet « On se demandait ce qui nous liait, ni le sang ni les gènes, seulement le présent de milliers de jours ensemble, des paroles et des gestes, des nourritures, des trajets en voiture, des quantités d’expériences communes sans trace consciente ».

Chaque décennie est ainsi campée à travers la description d’un repas de fête (parfois deux), qu’il s’agisse du déjeuner du dimanche ou du dîner de fête (voir corpus choisi plus bas). Ce repas joue avant tout un rôle de révélateur, il souligne les différences et les similitudes entre les générations (celles des grands-parents par rapport à celle des parents et puis de leurs enfants), les sexes (hommes et femmes) et les milieux sociaux (origine populaire, classe moyenne, bourgeoisie).
Les souvenirs remontent à la surface, livrent quelques morceaux du passé, et refont l’histoire. Les images bruyantes des plats qui se succèdent, des personnes qui s’interpellent, d’anecdotes qui fusent, présentent un aspect similaire – comme une sorte de superpositions de clichés rattachant l’individu à son époque. Néanmoins, elles n’en montrent pas moins un caractère très spécifique selon le groupe ou la décennie considérée.

Le repas, ponctué par le cérémoniel défilé des plats, rapproche ou éloigne selon les humeurs, les moments et les thèmes abordés. Les générations se croisent et se distinguent par leur vécu, leur éducation, leur langage, leurs goûts et leurs valeurs. Les enfants ne parlent plus comme leurs parents qui souvent peinent à comprendre ce « langage rebutant d’initiés ». La présence des femmes semble prendre plus d’importance que celle des hommes et les milieux sociaux s’imposent dans leurs signes distinctifs.
A ce propos Annie Ernaux brosse un tableau peu flatteur de son milieu d’origine, milieu populaire caractérisé essentiellement par le manque de finesse, d’hygiène et de bonnes manières. Les voix sont portantes, les comportements vulgaires, et les anecdotes souvent salaces « manger en faisant du bruit et en laissant voir la métamorphose des aliments dans la bouche ouverte, s’essuyer les lèvres avec un morceau de pain, saucer l’assiette si soigneusement qu’elle pourrait être rangée sans lavage, taper la cuiller dans le fond du bol, s’étirer à la fin du dîner ». C’est autour de la table notamment que s’affirme le clivage entre les mondes et les affinités (cette notion de transfuge dont l’auteur use pour expliquer son changement de situation sociale) « Malgré soi, on remarquait les façons de saucer l’assiette, secouer la tasse pour faire fondre le sucre, de dire avec respect « quelqu’un de haut placé » et l’on apercevait d’un seul coup le milieu familial de l’extérieur, comme un monde clos qui n’était plus le nôtre ». Tranchante, ironique et sans complaisance Ernaux parcourt le chemin de ses origines campagnardes et semble se complaire parfois dans la description de la médiocrité ambiante. La blessure de l’enfance, celle de ses origines mal acceptées, semble se ré-ouvrir à chaque réunion de famille.
On pense ici aux truculentes descriptions de repas paysans dans la littérature (repas de fête, de noces), notamment à Flaubert (Madame Bovary Bouvard et Pécuchet) et Maupassant (dans ses contes et nouvelles). Tous les deux excellent à montrer l’importance de ce rite à la campagne et non sans ironie dissèquent le plaisir jovial de la fête, la nourriture et le vin en abondance, les longues heures passées à table et le chapelet de plaisanteries douteuses qui accompagnent systématiquement l’atmosphère de fête.

Les sujets tabous, tels que la guerre ou la sexualité, ne sont abordés que lorsque l’alcool commence à faire effet, pour le plus plaisir des enfants et des adolescents, avides de grappiller quelques secrets ou révélations. « Nous le petit monde, rassis pour le dessert, on restait à écouter les histoires lestes que, dans le relâchement des fins de repas, l’assemblée, oubliant les jeunes oreilles, ne retenait plus ».
La guerre est tout d’abord très présente dans les discussions d’après quarante-cinq, évoquant la pauvreté, les manques. Elle est soumise cependant au filtre de la conscience et la mémoire se fait sélective quand elle touche aux cicatrices du passé «Mais ils ne parlaient que de ce qu’ils avaient vu, qui pouvait se revivre en mangeant et buvant. Ils n’avaient pas assez de talent ou de conviction pour parler de ce qu’ils n’avaient pas vu. Donc, ni des enfants juifs montant dans des trains pour Auschwitz, ni des morts de faim ramassés au matin dans le ghetto de Varsovie, ni des 100 000 degrés à Hiroshima ». Puis le thème s’estompe avec le temps et est remplacé par les souvenirs plus immédiats, moins perturbants. L’évolution et la marque du temps qui passe sont perçus dans le choix des sujets discutés. Ainsi les premières conversations se réduisent aux récits qui touchent à la famille, au village, aux alentours. Plus les décennies avancent, plus les sujets se mondialisent en quelque sorte et le monde extérieur fait son apparition. Il ne s’agit plus alors seulement des proches, de l’entourage et du quotidien mais du monde politique, géographique et social.
Quant à la sexualité elle n’est évoquée que par allusion par des voix masculines le plus souvent, l’alcool déliant les langues et libérant momentanément des contraintes de la morale sexuelle, très stricte dans les années d’après guerre (repas vu comme lieu de la transgression).

Si les paysages évoqués changent et prennent une plus grande envergure au cours du temps, les plats et occupations qui président aux repas de fête évoluent également d’une décennie à l’autre. Ainsi on apprête un lapin dans les années quarante ou cinquante, on sert ensuite dans les années soixante-dix une fondue bourguignonne – recette découpée dans un magazine de mode. Et si la goutte (eau de vie) est ce qui clôt généralement les dîners campagnards, on termine chez les bourgeois par un whisky et un bridge. L’ironie d’Ernaux n’épargne là non plus pas la classe moyenne dans laquelle elle s’est mariée « les conversations petite bourgeoises s’engageaient sur le travail, les vacances et les voitures ».

Enfin le motif du repas de fête opère dans le texte comme une sorte de lien. Sa fonction première est de réunir les êtres « Une fois de plus, dans les corps rapprochées, le passage des toasts et du foie gras, la mastication et les plaisanterie, l’évitement de la gravité, se construisait la réalité immatérielle des repas de fête » mais il permet aussi d’ancrer le personnage/narrateur du roman dans le récit, en lui donnant présence et consistance. Il met ainsi en perspective l’histoire intime sur fond d’histoire collective et entraîne une identification du lecteur, qui ne peut s’empêcher de rapprocher ses propres souvenirs à ceux qu’Ernaux évoque. (Développe un sentiment de nostalgie et d’empathie).

Corpus de textes étudiés

Années 1940
• « Les jours de fête après la guerre…. » (p. 22) à « l’espérance de la vivre un jour » (p. 25)
• « Dans la polyphonie bruyante des repas de fête » (p. 28) à « « le grain de blé il y a 137) la figure de dieu » (p. 33)

Années 1950
• « A la moitié des années cinquante, dans les repas de famille… » (p. 59) à « on savait que la veille avait été (…) un jour de fête » (p. 62)

Années 1960
• « Dans les déjeuners du dimanche, au milieu des années soixante… » (p. 84) à « avant d’écouter des refrains que personne ne se souciait plus de reprendre aujourd’hui » (p. 86)
• « Dans les déjeuners auxquels avec une anxiété et une fierté de jeunes ménages on invitait la belle-famille… » (p. 95) à « on s’étonnait de se trouver ici, d’avoir eu ce qu’on avait désiré, un homme, un enfant, un appartement » (p. 97)

Années 1970
• « Les soirs d’été, au début des années soixante-dix, dans l’odeur de la terre sèche et du thym… » (p. 114) à « loin des « beaufs » entassés dans des campings à Merlin Plage » (p. 116)

Années 1980
• « Et nous, à l’orée de la décennie quatre-vingt…. » (p. 136) à « on savait que le repas de famille était un endroit où la folie pouvait sévir et on renverserait la table en hurlant » (p. 137)
• « Dans les déjeuners de fête, les références au passé se raréfiaient » (p. 151) à « l’étendue possible de sa propre inhumanité » (p. 152)

Années 1990
• « Au milieu des années quatre-vingt dix, à la table où on avait réussi à réunir dimanche midi les enfants trentenaires » à « des quantités d’expériences communes sans trace consciente » (p. 191)

Années 2000
• Au milieu de cette première décennie du XXIe siècle, qu’on n’appelait jamais année zéro » (p. 228) à « les étapes du rite dont nous étions maintenant le plus ancien pilier » (p. 232)

Issu de la communauté juive de Corfou, citoyen Suisse et écrivain d’expression française Albert Cohen publie en 1968 Belle du Seigneur, œuvre monumentale, couronnée par le prix de l’Académie Française et considérée depuis comme l’un des plus grands romans d’amour du XXe siècle.
Le livre conte l’histoire d’un amour fou entre Solal et Ariane, de la naissance de leur passion, à son apogée, jusqu’à sa dégradation et finalement sa destruction. Il fait aussi à travers la peinture des arrivistes et nouveaux riches une satire féroce de la bourgeoisie de Genève et des milieux diplomatiques.
Cette classe étudiera l’aspect épique, comique et tragique de l’œuvre, analysera la richesse extraordinaire du style, tantôt baroque, tantôt lyrique, et montrera en quoi l’auteur nous livre à la fois un des plus beaux hymnes à l’amour ainsi qu’une démystification sans précèdent de la passion.

Edition Folio (voir Librairie / mes recommandations)

Le titre intrigue par ses consonances étrangères, Syngué Sabour, deux mots suivis bientôt par une expression qui bien qu’écrite en français n’en reste pas moins hermétique, pierre de patience. Roman couronné en 2008 par le Goncourt, Syngué Sabour nous révèle un auteur encore assez peu connu du grand public, Atiq Rahimi. Originaire de Kaboul en Afghanistan, Rahimi vit et travaille à Paris. L’Afghanistan natal nourrit son œuvre (trois romans au total) où il montre les violences de la guerre et le traumatisme d’une société opprimée. Spécialiste du cinéma et des techniques audiovisuelles il adapte l’un de ses romans Terre et Cendres au cinéma. Le film reçoit un prix au festival de Cannes en 2004.

Après avoir rédigé ses deux premiers romans en persan, Rahimi, fait le choix du français pour Syngué Sabour – langue d’adoption qu’il maîtrise depuis son plus jeune âge.
Syngué Sabour, c’est en persan une pierre magique, pierre de patience, qui recueille tous les maux des hommes qui se confient à elle. La légende veut que lorsqu’elle éclate, elle libère avec elle les hommes de leur détresse.
Ici, c’est un homme, blessé par une balle perdue. Allongé, et totalement absent au monde, il n’est plus qu’un souffle rauque. Sa femme veille à sa survie ; elle le soigne, lui parle sans savoir s’il l’écoute et la comprend. La guerre civile sévit à l’extérieur. Tueries, pillages sont la toile de fond de ce drame intime qui se joue à huit clos. Au fur et à mesure des heures et des jours (scandés par les souffles de l’homme et les quatre-vingt-dix-neuf noms de dieu) la femme parle, laisse échapper toutes les paroles retenues si longtemps, révèle ses secrets les plus intimes. Elle dénonce l’oppression du couple, de la religion et de la société avant que la pierre de patience n’explose à la fin du roman.

Le livre est dédicacé à la poétesse afghane Nadia Anjuman battue à mort par son mari (simples initiales de N. A. dans le roman).
Puis une citation du poète Antonin Artaud (1896-1948) fait figure de préface et annonce le roman à venir « Du corps par le corps avec le corps depuis le corps et jusqu’au corps » – citation tirée du recueil Interjections.

Note : Artaud fait de nombreux séjours en asile psychiatrique et son œuvre d’abord proche du mouvement surréaliste, devient au fur et à mesure de plus en plus hermétique. Ses textes sont fulgurants, ils consument et brûlent par leur violence.
Le corps et son rapport avec le langage sont à la base de l’œuvre d’Artaud qui réfléchit sur le statut du corps et de l’identité. Pour Artaud, le corps est l’instrument par lequel toutes les facettes de la vie se révèlent. La souffrance inhérente à l’existence se manifeste dans le corps et par le corps (notion de corps transfiguré : se réapproprier son corps dans un combat acharné contre dieu – exige d’en finir avec le corps anatomique et sexué – corps dissocié, déchiré). Son œuvre influence de nombreux penseurs dans tous les domaines : philosophie, psychanalyse, peinture, littérature etc. (cf. Beckett, Francis Bacon, Deleuze…)

Enfin sur la page d’introduction et à l’instar d’une pièce de théâtre qui localise la prochaine scène, Rahimi précise « Quelque part en Afghanistan ou ailleurs »
L’histoire se situe en Afghanistan, dans un pays en guerre, mais l’auteur tient à préciser qu’elle pourrait se situer n’importe où ailleurs.

Le style de Rahimi est sobre. Le vocabulaire employé est simple, parfois basique. Son écriture parait dépouillée, parfois sèche, Le laconisme de certaines phrases et les répétitions voulues « La chambre est vide. Vide de tout ornement» font penser à une prière incantatoire. Les phrases courtes et simples cherchent à se graver dans la mémoire.
Il n’y a pas de parties dans le roman, seulement des paragraphes d’une longueur qui varie selon les scènes abordées. L’usage de la ponctuation est propre à l’auteur. Les phrases se réduisent parfois à un simple adjectif « vert » à un adverbe « Lentement » ou un complément circonstanciel « Ou dans le couloir ».
Le langage est parfois choquant « mais aussi souvent poétique (dans les images « Les rayons du soleil, passant à travers les trous du ciel jaune et bleu du rideau, caressent le dos de la femme, ainsi que ses épaules qui oscillent toujours régulièrement, à la même cadence que le passage des grains du chapelet entre ses doigts » ou le rythme du langage :
« Le soleil se couche.
Les armes se réveillent
Ce soir encore on détruit
Ce soir encore on tue
Le matin.
Il pleut.
Il pleut sur la ville et ses ruines.
Il pleut sur les corps et leurs plaies»)
Il n’y a pas de dialogues mais des morceaux de monologues insérés dans le texte. Un narrateur inconnu nous convie à regarder ce qui se déroule dans cette chambre, à entendre ce que la femme dit. Omniscient il nous fait aussi découvrir les pensées de cette femme. « Perdue. Elle grommelle : je n’en peux plus ». Le lecteur/spectateur se positionne donc derrière la caméra ou devant la scène et assiste littéralement à l’acte qui se joue devant lui.
Lorsque la femme sort de la chambre pour rejoindre les petites filles ou pour aller dans la ville, le lecteur reste à l’intérieur, il ne sort pas de cette pièce mais reste prisonnier comme l’homme (Cf. technique théâtrale, épouse parfaitement le sentiment de huit clos).

Tout porte donc à croire que ce roman est écrit pour être joué au théâtre ou bien mis en film. Rappelons que Rahimi est aussi un cinéaste pour qui le visuel est primordial (cf. style de Duras).

Deux personnes occupent le devant de la scène : l’homme et la femme. Ils n’ont pas de noms propres. Le portrait de l’homme est brossé en premier, c’est par lui que tout arrive, il dicte ce qui se passera ensuite puisqu’il est alité, malade et sans voix, obligeant son épouse à s’occuper de lui et le servir.

L’homme était « moustachu » sur la photo, il « porte une barbe » au début du roman. Il semble avoir une cinquantaine d’années, ses cheveux sont « poivre et sel ». Son apparence physique est sévère « yeux noirs (…) il ne rit pas (…) il a l’air de quelqu’un qui refrène son rire ». Bien qu’incapable de se mouvoir ou apparemment inoffensif il donne l’image du prédateur endormi « son nez ressemble de plus en plus au bec d’aigle (…) ses yeux encore plus petits sont enfoncés dans leurs orbites (…) Sous sa peau diaphane, ses veines comme des vers essoufflés s’entrelacent avec les os saillants de sa carcasse ». De son portrait se dégage une atmosphère d’angoisse et de peur. Sa présence se résume à cette image et au bruit de sa respiration lancinante « oscillant au rythme de sa respiration », seul bruit dans une « chambre vide » et par ailleurs silencieuse.

La femme quant à elle est belle, jeune « Ses cheveux noirs, très noirs, et longs, couvrent ses épaules ballantes ». On la découvre prostrée au chevet de son mari « La femme est assise. Les jambes pliées et encastrées dans sa poitrine. La tête blottie entre les genoux ». Une main sur la poitrine de l’homme, une autre proche du Coran « A portée de la main, ouvert à la page de garde et déposée sur un oreiller de velours, un livre, le Coran » elle prie « Elle tient un long chapelet noir. Elle l’égrène ». Son apparence bien que posée et soumise laisse entrevoir le drame à venir, elle a « une étrange inquiétude dans le regard ». Sa jeunesse et ses désirs se perçoivent à « ses lèvres charnues ». Elle est présentée comme fatiguée, « La tête de la femme bouge. Lasse. Elle quitte le creux de ses genoux ou plus loin « abattue ». Elle supplie son mari de lui donner un signe de vie qui puisse la motiver « Au nom d’Allah, fais-moi signe pour me dire que tu sens ma main, que tu vis, que tu reviens à moi, à nous ! Juste un signe, un petit signe pour me donner de la force, de la foi ».
La tension monte, et la femme finit par vociférer ses prières, lancer des cris. Le monologue prend de plus en plus d’importance au fil du texte. Elle remonte ainsi ses souvenirs, celui de sa famille, d’elle-même ensuite, enfant maltraitée par un père tyrannique et cruel, jeune fille mariée contre son gré, épouse délaissée par un mari indifférent à ses désirs, et plus intéressé par les armes que les femmes.
Les mots sont violents, volontairement crus et choquants. Ses secrets éclatent, celui de ses enfants conçus avec un autre homme de peur d’être répudiée par un mari stérile, celui de ses désirs sexuels inavoués et inassouvis.
Les deux petites filles (sans nom également) ne jouent qu’un rôle secondaire dans le récit, tout est axé sur le couple : l’homme, la femme. Les fillettes se trouvent d’emblée hors du champ visuel et ne sont perçues que par leurs pleurs « Une petite fille pleure. Elle n’est pas dans cette pièce. Elle peut être dans la chambre d’à côté. Ou dans le couloir (…) Une deuxième petite fille pleure. Elle semble être plus proche que l’autre, derrière la porte, sans doute ».
La rébellion de la femme d’abord verbale devient peu à peu physique, et elle se livre à la prostitution avec un jeune garçon sous les yeux de son mari alité.
Bien qu’elle parte en guerre contre cet époux détesté (elle l’insulte, le déshonore et se masturbe sous ses yeux, lui jette au visage la vérité sur sa paternité) elle semble quelque part encore l’aimer (elle le soigne, le caresse, profite de son immobilité pour l’embrasser – acte proscrit auparavant) et vainement espérer un signe, une tendresse, une acceptation de sa condition de femme « Ses doigts se perdent d’abord dans la barbe drue, y restent un souffle ou deux. Ils resurgissent ensuite pour s’étendre sur les lèvres, caresser le nez, les yeux, le front, et disparaître de nouveau dans l’épaisseur des cheveux crasseux ».
Son long monologue enfin a une vertu thérapeutique, la parole apaisant et réconfortant.

Au même titre que les personnages, la chambre et la ville (extérieure) en contraste jouent un rôle crucial dans le texte. Le roman commence d’ailleurs par la description précise de la chambre qualifiée de « petite », « rectangulaire », « étouffante », « sans ornement ». Elle est avant tout sombre, sans lumière « Troués ça et là, ils (rideaux) laissent pénétrer les rayons du soleil pour finir sur les rayures éteintes du kilim ». Elle n’a pour seules décorations qu’un tapis, « la photo de l’homme » et « un kandjar » (poignard oriental à longue lame tranchante / symbole précurseur du drame final).
La ville quant à elle est perçue comme « violente » sous « l’explosion d’une bombe ». La guerre est toute proche, à la porte de la maison, juste derrière le mur de la chambre « On riposte. Les répliques lacèrent le silence pesant de midi, font vibrer les vitres » (bataille anonyme, comme gratuite – utilisation du « on » collectif/générique).