Irène Némirovsky – Suite Française – Un écho au Silence de la mer de Vercors
A la différence des familles françaises désignées par leurs noms ou prénoms et à l’exception des portraits de « Bruno von Falk » et «Bonnet » (l’autre officier allemand) l’ennemi est rarement vu en tant qu’individu personnalisé. Il est désigné de façon générale par « les Allemand », « les soldats » ou bien encore « l’officier allemand ». L’occupant est donc appréhendé en tant que masse, puissante et neutre.
Lucile, mal mariée et épousée seulement pour sa dote, ne reste donc pas insensible au charme et à l’élégance de l’officier allemand. Elle se laisse vite aller à rêver « …il jouait. Elle écouta, baissant le font, mordant nerveusement ses lèvres (…) Lucile resta longtemps immobile, son peine à la main, ses cheveux dénoués sur ces épaules ».
L’attirance va croissante de part et d’autre pour finalement aboutir à une déclaration « Madame, après la guerre je reviendrai (…) Je sonnerai un soir à la porte. Vous m’ouvrirez et vous ne me reconnaîtrez pas, car je serai en vêtements civils. Alors, je dirai : mais je suis…l’officier allemand…vous rappelez-vous ? C’est la paix maintenant, le bonheur, la liberté. Je vous enlève. Tenez, nous partons ensemble. Je vous ferai visiter beaucoup de pays. Moi, je serai un compositeur célèbre, naturellement, vous serez aussi jolie que maintenant… ».
Un long dialogue entre Lucile et Bruno von Falk permet au lecteur d’assister de façon plus intimiste à l’évolution de leur relation. Le chapitre/dialogue consacré à leur histoire est d’ailleurs clef à maints égards :
• Il commence par la lettre des Michaud permettant ensuite de relier par les personnages les deux parties : Tempête et Dolce
• Il donne une description détaillée des deux personnages (se racontant l’un l’autre leur histoire)
• Il apporte une réflexion sur la musique (composition de l’œuvre musicale à rapprocher de la composition du roman lui-même / cf. 5e symphonie de Beethoven et première entrée blog intitulée « Un auteur qui renaît de ses cendres »)
• Il éclaire de nouveau le concept de destin individuel face au destin communautaire (sur lequel repose toute la composition du roman)
• Il permet au lecteur d’assister à la scène amoureuse du couple principal sur lequel repose l’intrigue de Dolce.
• Il se trouve enfin plus ou moins au milieu de cette seconde partie, donc en position charnière.

La similarité entre les deux histoires laisse penser qu’Irène Némirovsky avait lu le récit de Vercors, rédigé en octobre 1941 et publié en février 1942, alors qu’elle rédigeait Suite française.
Les rapprochements entre Le silence de la mer et Dolce sont nombreux:
• Un officier allemand est assigné à résidence dans une famille française.
• Les deux officiers font partie de l’élite et leurs noms dénotent déjà leur appartenance à une certaine classe (Werner von Ebrennac/Bruno von Falk).
• Ils sont tous les deux très bien éduqués et maîtrisent parfaitement le français connaissant et appréciant autant la littérature que la culture françaises.
• Ils font preuve de politesse et d’un profond respect envers la famille d’accueil déplorant la guerre et ses conséquences.
• Ils sont jeunes, grands, musclés ; ont de beaux yeux et de grandes mains.
• Toutes les descriptions liées aux Allemands sont élogieuses et empruntes d’un certain romantisme/idéalisme.
• Werner comme Bruno sont musiciens (pianistes) et compositeurs talentueux.
• Ils jouent du piano dans les maisons respectives et par la même impressionnent leurs hôtes.
• Ils fuient le froid et la solitude de leurs chambres pour venir se réfugier auprès du feu familial.
• L’un comme l’autre tombent amoureux de la jeune fille de la maison (Werner de la nièce et Bruno de Lucile).
• La présence des officiers devient obsédante pour la maison entière toute à l’écoute des bruits qui dénoncent leur présence.
• Ils se confient tous les deux et racontent leurs vies en Allemagne.
• Ils partent à la fin pour le front russe, ne laissant guère d’espoir sur leur avenir.
• Le style qui permet de camper l’occupant est similaire « L’Allemand » désignant les personnages avant tout par leur nationalité et les étiquetant d’emblée comme ennemis.
Les différences se jouent autour de la réaction des deux jeunes filles :
• La nièce ne cède jamais aux avances de Werner, ne laissant échapper à la fin de l’histoire qu’un faible « adieu ».
• Il n’y a entre la nièce et Ebrennac pas de dialogue. Werner est seul à parler et le silence l’entoure.
On sait que Némirovsky avait pensé développer et étendre les liens entre la première et la seconde partie de son roman. Elle prévoyait aussi cinq parties à Suite française qui hélas n’en verra que deux, la rédaction s’arrêtant de façon abrupte en juillet 1942 alors que l’auteur est déporté pour le camp d’extermination d’Auschwitz.
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