Patrick Modiano – Rue des Boutiques Obscures – Un écho à Perec, Ernaux et quelques autres

Patrick Modiano a écrit près de trente-cinq romans, récits, films et livres pour enfants. D’origine juive, il est né à Paris en 1945. Son oeuvre phare Rue des Boutiques Obscures est couronnée par le prix Goncourt en 1978.
Guy Roland, c’est un nom d’emprunt, souffre d’amnésie et court après son identité perdue. Il mène l’enquête, dans une ambiance de mystère et remonte le fil du temps au gré de photographies découvertes ça et là. Il rencontre ainsi une variété impressionnante de personnes qui l’aident à recréer le puzzle de sa vie.
Tous les personnages que l’on croise dans le roman ont comme Guy Roland une identité vacillante, personnages fantomatiques au destin étrange. Il y a par ordre de rencontre :

• Barman Sonachitzé
• Restaurateur Heurteur
• Stioppa de Diagoriew
• Galina dit Gay Orlow
• Waldo Blunt, un pianiste
• Freddie Howard de Luz
• Le chroniqueur gastronomique Claude Howard
• Le gardien domestique
• Hélène Pilgram
• Pedro McEvoy
• Denise Coudreuse
• Oleg de Wrédé
• Le photographe Mansoure
• Alec Scouffic
• Le jockey André Wildmer
• Le moniteur de ski Bob Besson

Guy Roland déambule interminablement, passant de l’un à l’autre, perdu dans un labyrinthe complexe de noms et de lieux.
Le monde de l’errance est un point commun à tous les romans de Modiano et cette déclinaison mélancolique de la quête peut s’expliquer par l’histoire personnelle de l’auteur, celle d’une enfance blessée et abandonnée (parents divorcés, enfants ballottés à droite et à gauche, chez des amis, dans des établissements, puis perte pour l’auteur du frère cadet si proche, mort de leucémie à l’âge de dix ans). Ces blessures semblent inguérissables et nourrissent les thèmes chers à Modiano qui affirme « Mon dessein : me créer un passé et une mémoire avec le passé et la mémoire des autres ».

Le thème de la quête interminable fait écho à la recherche proustienne qui passe par le travail de mémoire ainsi qu’au puzzle perecquien. Les êtres sont désancrés et obsédés par un passé qu’ils tentent de retrouver, laborieusement, morceau par morceau.

Le titre du roman sonne d’ailleurs comme une variante de celui de Perec La boutique obscure. Ce livre, publié quelques années avant en 1973, traite également de la problématique de l’identité juive, d’une époque, celle de l’occupation et de la chasse aux juifs.
Comme Perec Modiano témoigne de la violence de l’histoire par la disparition. Perec en fait même la matière de son livre éponyme La disparition, publié en 1969. Ce roman, véritable tour de force, omet sur plus de trois cent pages la lettre « e » – voyelle la plus communément utilisée dans la langue française. Il est ensuite suivi quelques années plus tard par Les Revenentes où cette fois la même voyelle s’octroie l’exclusivité.

« La motivation, la pulsion à écrire, c’est pour moi toujours à partir d’une disparition, de construire une quête à partir de là » dit Modiano. Son œuvre se donne alors pour but de boucher les trous noirs, remplir les zones d’ombre de la vie. L’accent n’est jamais sur l’avenir, ni même vraiment ce présent qui échappe à la perception mais bien sur le passé. «Vous aviez raison de me dire que, dans la vie, ce n’est pas l’avenir qui compte, c’est le passé», concédera Hutte à Guy Roland dans le roman.

Dora Bruder, roman publié en 1997 en est un autre exemple. Modiano part d’un fait divers lu dans un journal daté de 1941 et relatant la soudaine disparition d’une jeune juive âgée de quinze ans, Dora Bruder. A partir de fragments lentement reconstitués il recrée alors son histoire, celle de sa famille, de son milieu ; il imagine son parcours, ses pensées jusqu’à sa déportation et sa mort.
Serge Klarsfeld, avocat connu pour la publication du Mémorial des enfants juifs de France, avec lequel Modiano entretient une correspondance suivie l’aide dans ses recherches sur Dora Bruder.
Pour l’auteur le devoir de littérature est avant tout un devoir de mémoire. C’est ainsi qu’il écrit en 1978 dans une lettre à Klarsfeld « Ce qui est désespérant, c’est de penser à toute cette masse de souffrance et à toute cette innocence martyrisée sans laisser de trace. Au moins vous avez pu retrouver leurs noms ». Il ne s’agit pas pour Klarsfeld ou Modiano d’un nombre abstrait de six millions de juifs disparus à la fin de 1945 mais d’individus uniques, additionnés les uns aux autres pour enfin arriver au chiffre exorbitant de six millions. L’écriture est là pour redonner à chacun une identité particulière, identité qui sinon sombrerait dans la masse et l’indifférence qui s’y rattache.

Sur l’obsession du passé, et le retour vers la mémoire (aussi bien collective qu’individuelle) le poète René Char disait «Vivre, c’est s’obstiner à achever un souvenir».

Enfin, comme Perec, Modiano aime dresser des listes, de noms, d’endroits (Ex. extraits de naissance, annuaires, bottins). Il est aussi fidèle à des dates et certaines déterminent même la structure du roman. Ainsi Rue des Boutiques Obscures est composé de quarante-sept chapitres. Ce chiffre n’est pas un hasard mais la date de naissance de son frère Rudy, mort en bas âge. L’auteur, hanté par le souvenir du frère perdu, avoue d’ailleurs avoir longtemps fait croire qu’il était né en 1947 au lieu de 1945 (voir dédicace du roman « Pour Rudy, pour mon père »).

Le style est très sobre. Les phrases sont courtes, le vocabulaire employé est simple. Les textes ont beaucoup d’oralité, ils donnent une grande place aux dialogues où on peut entendre directement la voix des personnages. On distingue aussi une récurrence dans la figure du labyrinthe, perçue au niveau des personnages, des lieux, des souvenirs.
Le roman est écrit à la première personne « je ». Il s’agit du personnage central, Guy Roland, mais c’est surtout un « je » fantomatique puisqu’il affirme d’emblée « Je ne suis rien ». On constate que dans son oeuvre Modiano fait presque toujours le choix d’une écriture à la première personne, comme s’il avait un besoin de se rapprocher, de s’approprier les choses, par empathie.
Les noms sont étranges et instables. Guy Roland est-il en vérité Freddie Howard de Luz, ou bien Pedro McEvoy ou bien un autre ? Cette instabilité dans l’appellation rappelle de nouveau le traumatisme de l’occupation ou changer de nom pouvait devenir un moyen de survie ; masquer son identité (juive), utiliser un faux nom pour éventuellement sauver sa vie.

La symbolique de la ville est forte dans le roman. L’enquête que mène Guy Roland le fait voyager mais elle se déroule essentiellement à Paris – ville que Modiano connaît la mieux, sa ville natale et la ville dans laquelle il continue à vivre. Les scènes sont souvent décrites la nuit (jeu en permanence sur l’ombre et la lumière – ex. déjà dans le titre « obscures »).
On pourrait aisément retracer une carte géographique en lisant le roman (cf. besoin d’ancrage de l’auteur et des personnages – Véritable labyrinthe citadin où s’écrivent à la fois histoire intime et histoire collective).

Il est enfin intéressant de constater que la photo fonctionne ici encore comme un moteur de l’histoire ou un catalyseur de souvenirs. Annie Ernaux dans Les années utilise pareillement la photographie pour dérouler les souvenirs « (…) les photos – constituant des arrêts sur mémoire en même temps que des rapports sur l’évolution de son existence, ce qui l’a rendue singulière, non par la nature des éléments de sa vie, externes, (trajectoire sociale, métier) ou internes (pensées et aspirations, désir d’écrire), mais par leur combinaison, unique en chacun » (Les Années – A. E. – p. 240 Editions Gallimard).
La photo est à la fois le départ de la mémoire et aussi le symbole de l’oubli (sorte de souvenir mis à plat). On photographie pour mieux contempler mais surtout pour fixer enfin posséder les choses et les êtres, voués au temps et à l’oubli.

Un dernier parallèle s’impose entre Modiano et Ernaux, celui de la perception du temps et de l’individu dans l’histoire collective « Ce que le monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui – pour, en retrouvant la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire » (Les Années – A.E. – p. 239 – Editions Gallimard).

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