Annie Ernaux – Les années – l’œuvre d’une vie

Un « roman total »

Annie Ernaux puise dans tous les registres de l’intime pour rédiger son œuvre mais reste hantée par un projet de plus grande envergure, couronnant sa quête d’écrivain, écrire « une sorte de destin de femme », étalé sur plusieurs décennies « quelque chose comme Une vie de Maupassant qui ferait ressentir le passage du temps en elle et hors d’elle, dans l’Histoire » (p.158).

Après avoir donné voix à la mère, au père, à l’amant, à son moi le plus secret elle réalise enfin en 2007 le livre de la mémoire Les années. Le projet est titanesque -elle le qualifie elle-même de « roman total » (p.158) – et fut longtemps appréhendé « Elle a peur de se perdre dans la multiplicité des objets de la réalité à saisir. Et comment pourrait-elle organiser cette mémoire accumulée d’événements, de faits divers, de milliers de journées qui la conduisent jusqu’à aujourd’hui. » (p. 159).
On peut ici avancer quelques hypothèses sur les motifs qui ont finalement rendu ce projet faisable. Je pense essentiellement à la maladie, qui touche l’auteur et qu’elle évoque dans le texte « un cancer qui semblait s’éveiller dans le sein de toutes les femmes de son âge et qu’il lui paru presque normal d’avoir parce que les choses qui font le plus peur finissent par arriver » (p. 235). La maladie lui fait prendre conscience de sa finitude et crée un sentiment d’urgence jusque là inconnu (Sorte de déclencheur qui permettra le passage à l’acte).

Elle refait alors le trajet d’une vie dans le temps, vie constituée de strates différentes, à l’image de ces fragments qui constituent le texte.

Au début du roman le personnage/narrateur est très diffus, difficile voire impossible à saisir (cf. premières pages du « roman »). Cette disparition du personnage rend parfois la lecture ardue. Le lecteur est bombardé de faits et d’idées apparemment sans lien. Par ailleurs Il n’a pas la possibilité de se rattacher à une intrigue romanesque pour guider ses pas et avance à tâtons d’un événement à l’autre sans saisir la trame principale. Néanmoins au fil des pages le personnage finit par s’imposer et révéler au lecteur son objectif. La fillette floue de la photo, balbutiante et somme toute encore assez indifférente à son époque, devient une jeune femme puis une femme d’âge mûr qui ressent le temps et s’interroge sur l’histoire, la sienne et celle de ses contemporains.

Les retours en arrière au rythme des années sont perçus comme une « série d’Abymes » (p.204) et plongent le lecteur dans le vertige du temps, à la fois celui de la France, d’une génération, et d’un individu.

Note explicative : La mise en abyme est un procédé qui consiste à plonger dans l’infini – image dans une image, principe du miroir qui se reflète à l’infini, du récit dans le récit, ou de la peinture dans la peinture. Gide crée l’expression (commentaire sur le principe du blason) et formalise ainsi un procédé déjà très utilisé dans les arts. La technique permet de s’interroger sur le principe même de la représentation. On pense entre autres à Paul Claudel dans L’Echange mettant en abyme le théâtre (personnage sur la scène qui joue une actrice en train de décrire le théâtre) mais aussi au Nouveau Roman (Claude Simon, Nathalie Sarraute etc.)

Ernaux emploie la métaphore filée de la lumière pour expliquer l’objectif de son livre, sa volonté de mettre à jour, de comprendre et saisir le passé « L’image qu’elle a de son livre, tel qu’il n’existe pas encore (…) une coulée de lumière et d’ombre sur des visages » (p. 179) ou bien « (…) une nouvelle fois ressuscités du temps dans un linceul de lumière » (p. 217) ou encore « elle voudrait saisir la lumière que baigne les visages désormais invisibles, des nappes chargées de nourritures évanouies, cette lumière qui était déjà là dans les récits des dimanches d’enfance et n’a cessé de se déposer sur les choses aussitôt vécues, une lumière antérieure » (p. 241)
La métaphore renvoie parfaitement à la méthode utilisée pour progresser dans le livre, soit l’usage de la photographie : jeu d’ombre et de lumière « les quatre visages rapprochés sont partagés chacun en une zone sombre et une zone lumineuse par le soleil qui vient de la gauche ». (p. 200).

Influence proustienne

Aborder la démarche d’Ernaux dans Les années c’est avant tout faire référence à Proust qu’elle cite à maintes reprises dans son texte. Mais le rapprochement va bien au delà de ces simples références à l’auteur.

Comme Proust, la mémoire dans Les années permet de reconstruire le souvenir (collectif et intime), de sauver les morceaux épars du passé et ainsi d’abolir le temps. Le temps est un temps retrouvé, fixé par l’écriture, car l’histoire dans Les années comme dans A la recherche du temps perdu, est celle d’une vocation littéraire (narrateur qui à la fin prend conscience de son objectif et qui se met à écrire).

L’écriture œuvre contre l’oubli, elle permet de résister au temps et elle restitue l’être, insaisissable par définition. Il y a aussi un effet purificateur lié à la mémoire car celle-ci décante l’essentiel du moment retrouvé.
La mémoire crée la base d’une vie plus réelle qui défie le temps et relie à l’éternité (durée bergsonienne et non temps mathématique – Thème commun de la littérature ou en général de l’art appréhendé en tant que mode d’accès à une dimension sublime).
Sur les thèmes de mémoire, d’écriture et de création Andreï Makine affirme d’ailleurs:
«L’homme qui se souvient est déjà créateur. Quand vous vous souvenez, vous vivez déjà les événements de façon extraordinaire, car vous sélectionnez les moments importants. Vous êtes déjà un écrivain virtuel ».

Ernaux enfin conclut son « roman » (devrais-je dire son projet) par une phrase digne de Proust « Sauver quelque chose du temps où on se sera plus jamais ». La fin fait écho au début du livre, apportant la solution au problème posé « Toutes les images disparaîtront » (même emploi du futur, atypique sachant que presque tout le roman se joue à l’imparfait mêmes paragraphes fragmentés, hachés ; semblable défilée d’images arbitraires épousant l’inconscient du personnage/narrateur).

Thèmes ou filtres de lecture choisis pour guider notre analyse

• Temps et mémoire – E.S.
• Histoire collective et histoire intime – E. M.
• Usage de la photographie – B.V.
• Repas de fête – L.T.
• Regard sur plusieurs décennies – J.S.
• Analyse du langage – J. W.
• Point de vue féministe – ID

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