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femme

Il y a une vingtaine de références directes à la photographie dans le roman. Ces références jalonnent le texte et motivent l’action. C’est à partir de photos qu’Ernaux déploie son récit ; elles permettent de positionner les personnages et de dérouler l’histoire de l’individu dans son temps.

La photographie donne vie et consistance au narrateur perçu essentiellement à travers des clichés jaunis. Les descriptions d’images lancent l’imagination et entraînent des réflexions sur l’époque. S’il y a photo, il y a prise de vue, et donc une personne derrière la caméra qui immortalise le moment. Parler de l’une revient à parler de l’autre. On plante alors un décor, se représente la personne qui prend la photo, imagine vers où les regards et les pensées se portent. Les photos se parlent aussi les unes aux autres. L’auteur dégage les similitudes et différences entre chacune d’entre elles, l’évolution subie par le sujet et les choses qui l’entourent.

Le lecteur fait connaissance avec le narrateur alors qu’il n’est qu’un bébé joufflu posant pour la traditionnelle photo de naissance à l’attention des albums familiaux. Le bébé devient vite une fillette de quatre ans, de neuf ans, puis une adolescente, une jeune fille, une jeune mère, une femme mûre et enfin une grand-mère fière de sa petite-fille. On traverse le temps en tournant les pages de l’album personnel de l’auteur/narrateur, visionnant ses portraits à différents âges. Les modes vestimentaires changent, du port des socquettes aux cols roulés, des permanentes frisottées aux bandeaux dans les cheveux raides; les attitudes évoluent, de l’innocent bébé à l’adolescente mal dans sa peau, de la jeune fille provocatrice à la femme accomplie et rangée ; les objets se modernisent à l’instar des coutumes et usages. On voit ainsi le narrateur – tout d’abord absent du récit – apparaître « C’est une photo sépia ovale, collée à l’intérieur d’un livret bordé d’un liseré doré, protégée par une feuille gaufrée, transparente (..) Un gros bébé, à la lippe boudeuse, des cheveux bruns formant un rouleau sur le dessus de la tête, est assis à moitié nu sur un coussin au centre d’une table sculptée », grandir « la photo en noir et blanc d’une petite fille en maillot de bain foncé, sur une plage de galets », mûrir « elle est la fille du milieu, aux cheveux coiffés en bandeaux à l’imitation de George Sand, aux épaules larges et dénudées, la plus femme » devenir enfin ce personnage, toujours à distance mais omniprésent dans tout le roman, celui qui permet de faire résonner le temps et les années.

Les inscriptions notées au dos des photos permettent de les replacer dans le temps et l’espace, il s’agit de souvenirs de famille, de vacances en Normandie, en Espagne, de classes scolaires et universitaires, de fêtes ou de dimanches à la campagne.
Ils situent le personnage dans son milieu d’origine, montre son parcours éducatif, professionnel, émotif, son ascension vers une autre classe sociale.

La photo, en qualité de support, change aussi au cours du temps, format sépia tout d’abord, puis noir et blanc et couleur enfin. Vidéos et films amateurs super-huit font aussi leur apparition dans les années soixante-dix. Le photographe professionnel du début qui dans son studio rend éternel le nouveau-né passe la main aux proches : parents, amis, mari puis enfants. Le tissu familial se recrée alors que pourtant seul l’auteur/narrateur est montré. Les photos racontent une histoire, personnelle mais celle aussi des décennies qu’elles prennent pour toile de fond. « Et c’est avec les perceptions et les sensations reçues par l’adolescente brune à lunettes de quatorze ans et demi que l’écriture ici peut retrouver quelque chose qui glissait dans les années cinquante, capter le reflet projeté sur l’écran de la mémoire individuelle par l’histoire collective ».

La description des photos est toujours très détaillée, mais elle se limite aux mots écrits dans le texte, sans représentation visuelle (pas de photos à proprement parlé qui illustrent la description). Dans un autre livre intitulé De l’usage de la photographie Ernaux réfléchit à l’importance du cliché photographique, témoin d’un moment fugace et révolu. Mais dans cet essai (quelque peu expérimental) et contrairement à la technique utilisée dans Les Années, elle part d’images visuelles. Ces images, insérées dans le texte, ont pour objectif de représenter le tableau intime d’une rencontre entre deux amants, image de vêtements épars enchevêtrés et abandonnés au gré du hasard, traces désuètes et silencieuses qui seules survivent à l’acte sexuel. Ils re-écrivent une histoire, celle d’un couple, et de façon plus large celle de leur vie.

Moment arrêté dans le temps, muet et parlant tout à la fois, la photographie engendre enfin un sentiment d’étrangeté et de mystère « C’est toi», obligée de regarder comme elle-même cette autre de chair potelée ayant vécu dans un temps disparu une existence mystérieuse ». Elle couche à plat les événements et lutte contre la déperdition de la mémoire en matérialisant ce qui a disparu, donnant corps à l’absence, pour mieux graver dans le temps. Ernaux évoque ainsi la disparition de sa sœur aînée, morte trois ans avant sa naissance à l’âge de six ans. Seul un prénom subsiste, Ginette, griffonné au dos d’une photo vieillie, et sur laquelle on distingue une petite fille souriant à la caméra.

Modiano utilise de façon assez similaire la photographie, elle devient dans Rue des Boutiques Obscuresle moteur de l’action, la piste qui permet de retrouver l’identité perdue. Comme pour Ernaux, Modiano décrit mais n’illustre pas son récit par des représentations visuelles ; c’est dans l’imagination du lecteur et là seulement que l’image apparaît.

Le titre intrigue par ses consonances étrangères, Syngué Sabour, deux mots suivis bientôt par une expression qui bien qu’écrite en français n’en reste pas moins hermétique, pierre de patience. Roman couronné en 2008 par le Goncourt, Syngué Sabour nous révèle un auteur encore assez peu connu du grand public, Atiq Rahimi. Originaire de Kaboul en Afghanistan, Rahimi vit et travaille à Paris. L’Afghanistan natal nourrit son œuvre (trois romans au total) où il montre les violences de la guerre et le traumatisme d’une société opprimée. Spécialiste du cinéma et des techniques audiovisuelles il adapte l’un de ses romans Terre et Cendres au cinéma. Le film reçoit un prix au festival de Cannes en 2004.

Après avoir rédigé ses deux premiers romans en persan, Rahimi, fait le choix du français pour Syngué Sabour – langue d’adoption qu’il maîtrise depuis son plus jeune âge.
Syngué Sabour, c’est en persan une pierre magique, pierre de patience, qui recueille tous les maux des hommes qui se confient à elle. La légende veut que lorsqu’elle éclate, elle libère avec elle les hommes de leur détresse.
Ici, c’est un homme, blessé par une balle perdue. Allongé, et totalement absent au monde, il n’est plus qu’un souffle rauque. Sa femme veille à sa survie ; elle le soigne, lui parle sans savoir s’il l’écoute et la comprend. La guerre civile sévit à l’extérieur. Tueries, pillages sont la toile de fond de ce drame intime qui se joue à huit clos. Au fur et à mesure des heures et des jours (scandés par les souffles de l’homme et les quatre-vingt-dix-neuf noms de dieu) la femme parle, laisse échapper toutes les paroles retenues si longtemps, révèle ses secrets les plus intimes. Elle dénonce l’oppression du couple, de la religion et de la société avant que la pierre de patience n’explose à la fin du roman.

Le livre est dédicacé à la poétesse afghane Nadia Anjuman battue à mort par son mari (simples initiales de N. A. dans le roman).
Puis une citation du poète Antonin Artaud (1896-1948) fait figure de préface et annonce le roman à venir « Du corps par le corps avec le corps depuis le corps et jusqu’au corps » – citation tirée du recueil Interjections.

Note : Artaud fait de nombreux séjours en asile psychiatrique et son œuvre d’abord proche du mouvement surréaliste, devient au fur et à mesure de plus en plus hermétique. Ses textes sont fulgurants, ils consument et brûlent par leur violence.
Le corps et son rapport avec le langage sont à la base de l’œuvre d’Artaud qui réfléchit sur le statut du corps et de l’identité. Pour Artaud, le corps est l’instrument par lequel toutes les facettes de la vie se révèlent. La souffrance inhérente à l’existence se manifeste dans le corps et par le corps (notion de corps transfiguré : se réapproprier son corps dans un combat acharné contre dieu – exige d’en finir avec le corps anatomique et sexué – corps dissocié, déchiré). Son œuvre influence de nombreux penseurs dans tous les domaines : philosophie, psychanalyse, peinture, littérature etc. (cf. Beckett, Francis Bacon, Deleuze…)

Enfin sur la page d’introduction et à l’instar d’une pièce de théâtre qui localise la prochaine scène, Rahimi précise « Quelque part en Afghanistan ou ailleurs »
L’histoire se situe en Afghanistan, dans un pays en guerre, mais l’auteur tient à préciser qu’elle pourrait se situer n’importe où ailleurs.

Le style de Rahimi est sobre. Le vocabulaire employé est simple, parfois basique. Son écriture parait dépouillée, parfois sèche, Le laconisme de certaines phrases et les répétitions voulues « La chambre est vide. Vide de tout ornement» font penser à une prière incantatoire. Les phrases courtes et simples cherchent à se graver dans la mémoire.
Il n’y a pas de parties dans le roman, seulement des paragraphes d’une longueur qui varie selon les scènes abordées. L’usage de la ponctuation est propre à l’auteur. Les phrases se réduisent parfois à un simple adjectif « vert » à un adverbe « Lentement » ou un complément circonstanciel « Ou dans le couloir ».
Le langage est parfois choquant « mais aussi souvent poétique (dans les images « Les rayons du soleil, passant à travers les trous du ciel jaune et bleu du rideau, caressent le dos de la femme, ainsi que ses épaules qui oscillent toujours régulièrement, à la même cadence que le passage des grains du chapelet entre ses doigts » ou le rythme du langage :
« Le soleil se couche.
Les armes se réveillent
Ce soir encore on détruit
Ce soir encore on tue
Le matin.
Il pleut.
Il pleut sur la ville et ses ruines.
Il pleut sur les corps et leurs plaies»)
Il n’y a pas de dialogues mais des morceaux de monologues insérés dans le texte. Un narrateur inconnu nous convie à regarder ce qui se déroule dans cette chambre, à entendre ce que la femme dit. Omniscient il nous fait aussi découvrir les pensées de cette femme. « Perdue. Elle grommelle : je n’en peux plus ». Le lecteur/spectateur se positionne donc derrière la caméra ou devant la scène et assiste littéralement à l’acte qui se joue devant lui.
Lorsque la femme sort de la chambre pour rejoindre les petites filles ou pour aller dans la ville, le lecteur reste à l’intérieur, il ne sort pas de cette pièce mais reste prisonnier comme l’homme (Cf. technique théâtrale, épouse parfaitement le sentiment de huit clos).

Tout porte donc à croire que ce roman est écrit pour être joué au théâtre ou bien mis en film. Rappelons que Rahimi est aussi un cinéaste pour qui le visuel est primordial (cf. style de Duras).

Deux personnes occupent le devant de la scène : l’homme et la femme. Ils n’ont pas de noms propres. Le portrait de l’homme est brossé en premier, c’est par lui que tout arrive, il dicte ce qui se passera ensuite puisqu’il est alité, malade et sans voix, obligeant son épouse à s’occuper de lui et le servir.

L’homme était « moustachu » sur la photo, il « porte une barbe » au début du roman. Il semble avoir une cinquantaine d’années, ses cheveux sont « poivre et sel ». Son apparence physique est sévère « yeux noirs (…) il ne rit pas (…) il a l’air de quelqu’un qui refrène son rire ». Bien qu’incapable de se mouvoir ou apparemment inoffensif il donne l’image du prédateur endormi « son nez ressemble de plus en plus au bec d’aigle (…) ses yeux encore plus petits sont enfoncés dans leurs orbites (…) Sous sa peau diaphane, ses veines comme des vers essoufflés s’entrelacent avec les os saillants de sa carcasse ». De son portrait se dégage une atmosphère d’angoisse et de peur. Sa présence se résume à cette image et au bruit de sa respiration lancinante « oscillant au rythme de sa respiration », seul bruit dans une « chambre vide » et par ailleurs silencieuse.

La femme quant à elle est belle, jeune « Ses cheveux noirs, très noirs, et longs, couvrent ses épaules ballantes ». On la découvre prostrée au chevet de son mari « La femme est assise. Les jambes pliées et encastrées dans sa poitrine. La tête blottie entre les genoux ». Une main sur la poitrine de l’homme, une autre proche du Coran « A portée de la main, ouvert à la page de garde et déposée sur un oreiller de velours, un livre, le Coran » elle prie « Elle tient un long chapelet noir. Elle l’égrène ». Son apparence bien que posée et soumise laisse entrevoir le drame à venir, elle a « une étrange inquiétude dans le regard ». Sa jeunesse et ses désirs se perçoivent à « ses lèvres charnues ». Elle est présentée comme fatiguée, « La tête de la femme bouge. Lasse. Elle quitte le creux de ses genoux ou plus loin « abattue ». Elle supplie son mari de lui donner un signe de vie qui puisse la motiver « Au nom d’Allah, fais-moi signe pour me dire que tu sens ma main, que tu vis, que tu reviens à moi, à nous ! Juste un signe, un petit signe pour me donner de la force, de la foi ».
La tension monte, et la femme finit par vociférer ses prières, lancer des cris. Le monologue prend de plus en plus d’importance au fil du texte. Elle remonte ainsi ses souvenirs, celui de sa famille, d’elle-même ensuite, enfant maltraitée par un père tyrannique et cruel, jeune fille mariée contre son gré, épouse délaissée par un mari indifférent à ses désirs, et plus intéressé par les armes que les femmes.
Les mots sont violents, volontairement crus et choquants. Ses secrets éclatent, celui de ses enfants conçus avec un autre homme de peur d’être répudiée par un mari stérile, celui de ses désirs sexuels inavoués et inassouvis.
Les deux petites filles (sans nom également) ne jouent qu’un rôle secondaire dans le récit, tout est axé sur le couple : l’homme, la femme. Les fillettes se trouvent d’emblée hors du champ visuel et ne sont perçues que par leurs pleurs « Une petite fille pleure. Elle n’est pas dans cette pièce. Elle peut être dans la chambre d’à côté. Ou dans le couloir (…) Une deuxième petite fille pleure. Elle semble être plus proche que l’autre, derrière la porte, sans doute ».
La rébellion de la femme d’abord verbale devient peu à peu physique, et elle se livre à la prostitution avec un jeune garçon sous les yeux de son mari alité.
Bien qu’elle parte en guerre contre cet époux détesté (elle l’insulte, le déshonore et se masturbe sous ses yeux, lui jette au visage la vérité sur sa paternité) elle semble quelque part encore l’aimer (elle le soigne, le caresse, profite de son immobilité pour l’embrasser – acte proscrit auparavant) et vainement espérer un signe, une tendresse, une acceptation de sa condition de femme « Ses doigts se perdent d’abord dans la barbe drue, y restent un souffle ou deux. Ils resurgissent ensuite pour s’étendre sur les lèvres, caresser le nez, les yeux, le front, et disparaître de nouveau dans l’épaisseur des cheveux crasseux ».
Son long monologue enfin a une vertu thérapeutique, la parole apaisant et réconfortant.

Au même titre que les personnages, la chambre et la ville (extérieure) en contraste jouent un rôle crucial dans le texte. Le roman commence d’ailleurs par la description précise de la chambre qualifiée de « petite », « rectangulaire », « étouffante », « sans ornement ». Elle est avant tout sombre, sans lumière « Troués ça et là, ils (rideaux) laissent pénétrer les rayons du soleil pour finir sur les rayures éteintes du kilim ». Elle n’a pour seules décorations qu’un tapis, « la photo de l’homme » et « un kandjar » (poignard oriental à longue lame tranchante / symbole précurseur du drame final).
La ville quant à elle est perçue comme « violente » sous « l’explosion d’une bombe ». La guerre est toute proche, à la porte de la maison, juste derrière le mur de la chambre « On riposte. Les répliques lacèrent le silence pesant de midi, font vibrer les vitres » (bataille anonyme, comme gratuite – utilisation du « on » collectif/générique).

Un « roman total »

Annie Ernaux puise dans tous les registres de l’intime pour rédiger son œuvre mais reste hantée par un projet de plus grande envergure, couronnant sa quête d’écrivain, écrire « une sorte de destin de femme », étalé sur plusieurs décennies « quelque chose comme Une vie de Maupassant qui ferait ressentir le passage du temps en elle et hors d’elle, dans l’Histoire » (p.158).

Après avoir donné voix à la mère, au père, à l’amant, à son moi le plus secret elle réalise enfin en 2007 le livre de la mémoire Les années. Le projet est titanesque -elle le qualifie elle-même de « roman total » (p.158) – et fut longtemps appréhendé « Elle a peur de se perdre dans la multiplicité des objets de la réalité à saisir. Et comment pourrait-elle organiser cette mémoire accumulée d’événements, de faits divers, de milliers de journées qui la conduisent jusqu’à aujourd’hui. » (p. 159).
On peut ici avancer quelques hypothèses sur les motifs qui ont finalement rendu ce projet faisable. Je pense essentiellement à la maladie, qui touche l’auteur et qu’elle évoque dans le texte « un cancer qui semblait s’éveiller dans le sein de toutes les femmes de son âge et qu’il lui paru presque normal d’avoir parce que les choses qui font le plus peur finissent par arriver » (p. 235). La maladie lui fait prendre conscience de sa finitude et crée un sentiment d’urgence jusque là inconnu (Sorte de déclencheur qui permettra le passage à l’acte).

Elle refait alors le trajet d’une vie dans le temps, vie constituée de strates différentes, à l’image de ces fragments qui constituent le texte.

Au début du roman le personnage/narrateur est très diffus, difficile voire impossible à saisir (cf. premières pages du « roman »). Cette disparition du personnage rend parfois la lecture ardue. Le lecteur est bombardé de faits et d’idées apparemment sans lien. Par ailleurs Il n’a pas la possibilité de se rattacher à une intrigue romanesque pour guider ses pas et avance à tâtons d’un événement à l’autre sans saisir la trame principale. Néanmoins au fil des pages le personnage finit par s’imposer et révéler au lecteur son objectif. La fillette floue de la photo, balbutiante et somme toute encore assez indifférente à son époque, devient une jeune femme puis une femme d’âge mûr qui ressent le temps et s’interroge sur l’histoire, la sienne et celle de ses contemporains.

Les retours en arrière au rythme des années sont perçus comme une « série d’Abymes » (p.204) et plongent le lecteur dans le vertige du temps, à la fois celui de la France, d’une génération, et d’un individu.

Note explicative : La mise en abyme est un procédé qui consiste à plonger dans l’infini – image dans une image, principe du miroir qui se reflète à l’infini, du récit dans le récit, ou de la peinture dans la peinture. Gide crée l’expression (commentaire sur le principe du blason) et formalise ainsi un procédé déjà très utilisé dans les arts. La technique permet de s’interroger sur le principe même de la représentation. On pense entre autres à Paul Claudel dans L’Echange mettant en abyme le théâtre (personnage sur la scène qui joue une actrice en train de décrire le théâtre) mais aussi au Nouveau Roman (Claude Simon, Nathalie Sarraute etc.)

Ernaux emploie la métaphore filée de la lumière pour expliquer l’objectif de son livre, sa volonté de mettre à jour, de comprendre et saisir le passé « L’image qu’elle a de son livre, tel qu’il n’existe pas encore (…) une coulée de lumière et d’ombre sur des visages » (p. 179) ou bien « (…) une nouvelle fois ressuscités du temps dans un linceul de lumière » (p. 217) ou encore « elle voudrait saisir la lumière que baigne les visages désormais invisibles, des nappes chargées de nourritures évanouies, cette lumière qui était déjà là dans les récits des dimanches d’enfance et n’a cessé de se déposer sur les choses aussitôt vécues, une lumière antérieure » (p. 241)
La métaphore renvoie parfaitement à la méthode utilisée pour progresser dans le livre, soit l’usage de la photographie : jeu d’ombre et de lumière « les quatre visages rapprochés sont partagés chacun en une zone sombre et une zone lumineuse par le soleil qui vient de la gauche ». (p. 200).

Influence proustienne

Aborder la démarche d’Ernaux dans Les années c’est avant tout faire référence à Proust qu’elle cite à maintes reprises dans son texte. Mais le rapprochement va bien au delà de ces simples références à l’auteur.

Comme Proust, la mémoire dans Les années permet de reconstruire le souvenir (collectif et intime), de sauver les morceaux épars du passé et ainsi d’abolir le temps. Le temps est un temps retrouvé, fixé par l’écriture, car l’histoire dans Les années comme dans A la recherche du temps perdu, est celle d’une vocation littéraire (narrateur qui à la fin prend conscience de son objectif et qui se met à écrire).

L’écriture œuvre contre l’oubli, elle permet de résister au temps et elle restitue l’être, insaisissable par définition. Il y a aussi un effet purificateur lié à la mémoire car celle-ci décante l’essentiel du moment retrouvé.
La mémoire crée la base d’une vie plus réelle qui défie le temps et relie à l’éternité (durée bergsonienne et non temps mathématique – Thème commun de la littérature ou en général de l’art appréhendé en tant que mode d’accès à une dimension sublime).
Sur les thèmes de mémoire, d’écriture et de création Andreï Makine affirme d’ailleurs:
«L’homme qui se souvient est déjà créateur. Quand vous vous souvenez, vous vivez déjà les événements de façon extraordinaire, car vous sélectionnez les moments importants. Vous êtes déjà un écrivain virtuel ».

Ernaux enfin conclut son « roman » (devrais-je dire son projet) par une phrase digne de Proust « Sauver quelque chose du temps où on se sera plus jamais ». La fin fait écho au début du livre, apportant la solution au problème posé « Toutes les images disparaîtront » (même emploi du futur, atypique sachant que presque tout le roman se joue à l’imparfait mêmes paragraphes fragmentés, hachés ; semblable défilée d’images arbitraires épousant l’inconscient du personnage/narrateur).

Thèmes ou filtres de lecture choisis pour guider notre analyse

• Temps et mémoire – E.S.
• Histoire collective et histoire intime – E. M.
• Usage de la photographie – B.V.
• Repas de fête – L.T.
• Regard sur plusieurs décennies – J.S.
• Analyse du langage – J. W.
• Point de vue féministe – ID

Quelques repères sur l’auteur

Annie Ernaux est née le 1er septembre 1940 à Lillebonne en Seine Maritime. Ses parents, issus de la classe ouvrière, s’établissent en 1945 à Yvetot, Normandie, où ils achètent un café alimentation. C’est là que l’auteur passe son enfance. Son enfance est marquée par la disparition de sa sœur aînée (avant sa naissance) morte à six ans de la diphtérie. Annie Ernaux se marie en 1964, a deux enfants et divorce dans les années 80. Elle passe l’agrégation de lettres modernes en 1971 et poursuit une carrière d’enseignante et d’écrivain. Elle vit maintenant à Cergy près de Paris.

Romans parus aux éditions Gallimard
Les Armoires Vides (1974)
Ce qu’ils disent ou rien (1977)
La femme gelée (1981)
La Place (1984) – obtient le Prix Renaudot
Une femme (1989)
Passion simple (1991)
Journal du dehors (1993)
La honte (1997)
« Je ne suis pas sortie de ma nuit » (1997)
La vie extérieure (2000)
L’événement (2000)
Se perdre (2001)
L’occupation (2002)
L’usage de la photo (2005) publié avec Marc Marie
Les années (2008)

Roman paru aux éditions Stock
L’écriture comme un couteau

Tous ces romans sont autant de facettes de son autobiographie. Ernaux n’a de cesse de se mettre en scène et se sert d’elle-même, de son expérience et de ses propres émotions pour mieux comprendre et refléter le monde dans lequel elle évolue. Elle part d’elle-même pour découvrir le reste du monde (terrain d’expérimentation)
Elle ne cache rien, fait preuve parfois d’une certaine impudeur, emploie un langage volontiers cru et certains moments dans ses livres sont difficilement soutenables pour le lecteur (ex. avortement, scènes à forte connotation sexuelle). Ernaux nous conte entre autres ses difficultés à accepter le fossé entre ses origines modestes et ses affinités littéraires, ses relations amoureuses complexes et passionnées, la maladie (Alzheimer, cancer), ses réflexions sur la mort, le statut de la femme, etc.
Elle dérange, agace et fascine tout à la fois par son authenticité, sa volonté de saisir le monde dans toute ses facettes et sa complexité.
Chaque roman développe un thème spécifique : ses origines modestes et le clivage socioculturel (Les armoires vides), l’amour conjugal (La femme gelée), la mort du père (La place), la mort de la mère (La femme), l’amour passion et l’attente (Passion simple/Se perdre), l’avortement (L’événement), la jalousie (L’occupation), la sensualité ou sexualité et le cancer (L’usage de la photo).

Les années

Le livre Les années retrace l’évolution de la société française de l’après-guerre à 2007.
Sorte de « recherche du temps perdu » à travers des dates, des réminiscences, des événements, des phénomènes de société, des chansons, des notes de son journal, des photos etc. Quête de la réalité dans le vécu et refus de la fiction (image du miroir).
Il s’agit des années d’une femme, Annie Ernaux, mais aussi des années de toute une génération (née pendant et juste après la seconde guerre mondiale) – essaie de faire ressentir le passage du temps dans une femme individuelle mais ce à travers toutes les personnes qui ont traversé ces années (à la fois banal et universel – vie intérieure et vie extérieure)
« Elle voudrait réunir ces multiples images d’elle, séparées, désaccordées, par le fil d’un récit, celui de son existence, depuis sa naissance pendant la seconde guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. Une existence singulière donc mais fondue aussi dans le mouvement d’une génération » (p.179)
« Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui – pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire » (p. 239)
Elle montre à travers les souvenirs collectifs et les images de sa mémoire personnelle les immenses changements apparus dans les dernières cinquante années, au niveau des objets, des techniques (on pense ici aux transports, aux modes de communication etc.), des mentalités (règles qui organisent la vie collective, la morale sexuelle), de la perception du temps etc.
Changements des dernières décennies sont plus importants que ceux des deux ou même trois derniers siècles / vie pas fondamentalement différente si on compare par exemple les années 1750 et 1850
Notion de vitesse, caractéristique de notre époque actuelle, précipitation et accélération du temps.

Paratexte

Ouverture sur deux citations (épigraphe), l’une de José Ortega y Gasset – philosophe espagnol (1883-1955), l’autre de Tchekhov (1860-1904)
Deux citations qui donnent le ton du livre à venir (basé sur le temps, la mémoire et l’oubli)

Structure

Il ne s’agit pas d’une forme romanesque. Sorte d’autobiographie impersonnelle dans le sens où il n’y a pas d’introspection (l’intime est lié au collectif). Il y a fusion du « elle », « on » et « nous » qui remplacent le traditionnel « je » de l’autobiographie classique.
Les années sont vues dans leur écoulement, et non pas dans le traditionnel « je me souviens ».

Il n’y a pas de chapitres, le livre est écrit d’une traite, paragraphes à la forme et la ponctuation libres.

• Première Lecture: entrée dans le roman (11-15) et sorte de fausse introduction
Image de l’écoulement rendue par le décousu du texte, le rapprochement d’idées sans lien apparent
véritable inventaire où tout se retrouve, bric-à-brac d’objets, d’idées, jetées pêle-mêle – cf. démarche perecquienne / personnage disparaît derrière les choses, les objets
sorte d’images subliminales qui épousent la vitesse et le coq-à-l’âne de la pensée/ à rapprocher du rêve /quelque peu surréaliste.

• Seconde lecture: focalisation sur le style (p.29)
Longue énumération, emploi répété de l’infinitif (comme une liste/cf. Perec) – importance de la graphie (pas de virgule ou de point, espaces blancs)
« habiter une maison en terre battue
porter des galoches,
jouer avec une poupée de chiffon
laver le linge à la cendre de bois
accrocher à la chemise des enfants près du nombril un petit sac de tissu avec des gousses d’ail pour chasser les vers
obéir aux parents et recevoir des calottes, il aurait fait beau répondre »
Incursion du discours directe sous forme d’italique, prise de parole dans le texte (technique fréquemment utilisée dans le livre qui donne une note d’authenticité, de vécu)

Utilisation de la photo qui joue le rôle de catalyseur. Il n’y a pas d’image cependant, les photos ne sont qu’évoquées. Montrer des photos serait mettre l’accent sur l’individualité, l’image fascine et risquerait de faire basculer dans l’intime/le trop intime.

• Troisième lecture : véritable ouverture du livre (p. 21-22)
Chaque paragraphe commence sur une photographie différente « C’est une photo », « Une autre photo », « Deux autres petites photos ».
L’écriture est plate, le vocabulaire facile. Emploi de nombreuses épithètes, de verbes à l’infinitif, succession voulue d’objets, d’activités, qui coulent à l’instar des années.
Emploi du présent de l’indicatif mais surtout de l’imparfait. Le futur néanmoins ouvre le récit « Toutes les images disparaîtront » (p. 11) et termine le roman « « Sauver du temps ou l’on ne sera plus jamais » (p. 242) / cf. Proust.

Méthode proposée pour les cours à venir

Pour les raisons évoquées plus haut (linéarité bouleversée, manque d’éléments fictionnels, narrateur à distance etc.) je suggère une approche thématique et engage chaque étudiant à choisir un thème de réflexion (sorte de lentille de lecture)

Thèmes qui peuvent être étudiés dans le texte :
• Temps et mémoire
• Histoire collective et histoire intime (dates de l’histoire collective et de l’histoire personnelle servent de points d’ancrage, établissent une chronologie de la France à travers un sujet)
• Aspect socioculturel et déchirure sociale de l’auteur (repères sociaux et culturels définissent l’individu dans le temps – Auteur en tant qu’ethnologue et écrivain – peinture des milieux populaires)
• Usage de la photographie (catalyseur – scande le discours, donne le rythme au texte)
• Point de vue narratif et autobiographie impersonnelle
• Importance et portée du repas de fête (description des repas de fête revient à chaque décennie afin de saisir ce qui change ou demeure entre les gens, les membres de la famille)
• Point de vue féministe, écriture éminemment féminine (rapports différents entre hommes et femmes inscrits dans une époque)
• Regard sur dix décennies (années 40, 50, 60 etc. – quels son ces regards ?)
• Développer les rapprochements possibles avec Perec, Proust, Woolf, Modiano.