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plaisir

Droite, la tige du grenadier semble flotter sur l’eau du bol en céramique, ses feuilles d’un vert foncé sont serrées les unes aux autres ; des boutons sont encore fermés, des fleurs orange vif ouvertes en pétales épais et comme froissés. Il y a quelques minutes, le bouquet d’inspiration japonaise, n’était qu’une simple branche au jardin, celui qui court en de multiples terrasses sous la tonnelle au toit de passiflores. Un morceau de terre surplombe l’autre, chacun est arrêté par un muret de soutènement en pierre sèche et d’un petit escalier à même la muraille que l’on descend attentifs à ne pas glisser. Une journée de juin, au cœur de l’Ardèche, les cigales viennent de se mettre à chanter, signe que l’été est là. La nature est assoupie par la chaleur, mais le ciel soudain assombri gronde sous l’orage. Au soleil répond bientôt la pluie, drue, violente ; puis le ciel se fend d’un grand sourire multicolore qui encercle la vallée en contrebas. La brise fait remonter des odeurs de terre, de châtaigniers et d’herbes humides. 

Cinq ans déjà se sont écoulés depuis mon dernier passage, une période trop longue assurément mais je constate, ravie, que rien n’a vraiment changé. Certes, le jardin est encore plus fourni et beau qu’il n’était alors ; quelques améliorations techniques facilitent le quotidien mais le reste est à l’image de ce que j’avais gardé en mémoire. Ce qui surtout n’a pas pris une ride, c’est l’amitié partagée, la conversation qui se poursuit de Vienne à Toulouse, de Paris à Chicago, jusqu’ici. Des pins et arbustes cachent la maison taillée en pierre de grès. Massive et prête à résister aux orages de montagne, elle donne pourtant une impression de légèreté quand d’en bas on l’aperçoit accrochée à flanc de coteau ; petite tâche brunâtre, dans un océan de verdure où se distingue le bleu des volets en bois. Il faut descendre plusieurs volées de marches disjointes pour en trouver l’entrée. L’intérieur se compose d’espaces en voûte comme dans les caves de la région mais aussi de grandes baies vitrées donnant sur plusieurs terrasses qui surplombent un paysage époustouflant. Campés sur l’une d’elles, on admire les potagers, les champs d’oliviers, de blé, les forêts et vignes au loin, puis enfin les montagnes à l’horizon. 
La maison, son jardin, et tous ses recoins (ils sont nombreux) accueillent chaque été les amis venus d’un peu partout dans le monde. Les langues et cultures se croisent, les activités et ateliers s’épanouissent : jardinage, lecture, yoga, cuisine, méditation, travail sur bois, peinture – rien d’exhaustif. 
Ici, dormir redevient simple, manger est une fête, piocher dans la bibliothèque une évidence et converser un verre ou une tisane à la main la fin naturelle de toute soirée. 

Lors de chaque visite, il y a aussi quelques délicieux incontournables : la descente au village où l’école et la mairie jouxtent l’église, le passage à la chèvrerie, chez le boulanger-pâtissier local qui œuvre de chez lui et vend essentiellement sur commandes préalables, ou encore les balades et baignades dans les forêts et sources attenantes aux noms de contes de fée, la rencontre enfin et surtout des deux frères bénédictins de la Demeure Notre Père, située à quelques kilomètres de là.

On y accède par une voie escarpée et pentue qui débouche sur la chapelle où les frères officient plusieurs fois par jour ; il y a les Laudes du matin, l’Eucharistie du midi et les Vêpres du soir. On arrive ensuite à la Demeure, datant du 16e siècle et encore tout imprégnée des siècles passés. La lourde porte en bois franchie, on pénètre dans une courette intérieure qui dessert à droite un large four à pain ainsi que l’enclos à moutons ; à gauche, le « magasin » où s’empilent les bocaux et produits du jardin qui sont ensuite vendus aux passants. Au bout de la courette vient la partie habitable, sur deux étages avec une pièce de vie commune aménagée humblement d’une table en bois patinée par le temps, de quelques chaises en paille, d’une horloge qui scande les heures et d’un âtre noirci par les ans. Une petite statue de vierge trône sur la commode. La bâtisse en pierre n’aime pas beaucoup les ouvertures et l’intérieur est aussi frais que sombre. Au fond, un couloir débouche sur le jardin aux dizaines de terrasses couvertes d’arbres fruitiers, de légumes et de fleurs colorés. Tout attire le regard et fascine mais c’est l’image de la tonnelle de kiwis que j’emporte éblouie. 

Les deux frères vivent depuis près de cinquante ans une vie monastique au rythme des prières, du travail agricole bercé par les saisons et des visites de pèlerins de passage. Il font leur pain une fois par semaine, cultivent les légumes et fruits qu’ils consomment, élèvent des moutons dont ils prélèvent la laine et la viande, font du miel qu’ils vendent avec des conserves et confitures de châtaignes. Le petit apport financier vient augmenter leurs maigres retraites et permet de pourvoir aux frais de maintenance de la ferme, de compléter aussi leurs besoins alimentaires et domestiques. 

Qui frappe à la Demeure Notre Père est reçu avec un large sourire, des yeux brillants de bienveillance et avec pleins d’anecdotes sur la vie à la ferme, sur les animaux, les récoltes. On apprend ainsi qu’un loup sévit depuis peu dans la région et a tué deux de leurs agneaux, que les lézards du jardin peuvent être aussi gros que des alligators, qu’ils sont tachetés bleus et verts, inoffensifs mais n’ont peur de rien, que les rats des champs volent sans vergogne l’huile d’olive ou le vin encore en tonneaux en trempant leurs queues dans le liquide puis en le léchant, tout simplement… Serions-nous dans une fable de La Fontaine, un conte de Perrault ?

Subjuguées, nous décidons de rester pour les Vêpres dans la chapelle, une messe faite essentiellement de chants accompagnés par la cithare que joue l’un des frères. Deux bancs sont accolés au mur, l’autel fait face à la porte. L’heure est à la communion, à la méditation et deux retraitants qui partagent pour quelques semaines la vie des frères s’ajoutent à notre petit groupe. 
Un peu plus tard, nous remontons le chemin, silencieuses, émues surtout par ce moment hors du temps, si spécial et si beau, alourdies aussi par plusieurs courgettes et salades dont les frères nous ont fait don et que nous dégusterons le soir même en pensant à eux, à leur joie, leur foi et leur bonté qui agissent comme un baume sur tous ceux qui passent là-bas. 

Si je voulais être exhaustive sur ce court séjour en Ardèche, il me faudrait raconter également les discussions sur Cohen, Perec et la Grèce autour d’une grande marmite à confiture, à tourner à la spatule en bois une mousse d’abricots avec le voisin et ami du lieu qui aura la gentillesse de me ramener à la fin du périple vers le premier mode de transport accessible, soit dix kilomètres plus loin, mais aussi les discussions sur les livres lus et à lire, sur les voyages à venir, en concoctant quelques recettes méditerranéennes qui épousent la récolte du matin,….quelques jours en Ardèche et un profond sentiment de gratitude ainsi qu’une profusion d’impressions, de flagrances que j’emporte avec moi sur la route. 

Francoise Sagan

L’Alliance française de Chicago lance une série de lectures en français et en anglais. Au programme à partir de ce soir et pour ces prochaines semaines: Bonjour Tristesse de Françoise Sagan.

N’hésitez pas à vous inscrire sur le site de l’Alliance (https://www.af-chicago.org/event/D0umXihl)  pour découvrir ou re-écouter le roman qui propulsa la jeune Sagan (elle n’avait pas 20 ans à sa parution) dans l’olympe de la littérature.

Pourquoi Sagan ? 

  • Parce qu’elle incarne dans son œuvre comme dans sa vie une certaine légèreté, une apparence de désinvolture qui cache gravité et profondeur
  • Parce qu’elle est à la fois traditionnelle dans sa forme/son style et révolutionnaire dans ses thèmes
  • Parce qu’elle met en avant la liberté, l’amour, le plaisir et montre le besoin comme les affres de la solitude

Pourquoi ensuite « Bonjour tristesse » ?      

  • Pour la beauté mystérieuse de son titre emprunté au poème d’Eluard
  • Pour le soleil qui en émane
  • Pour son insoumission, sa rigueur classique et sa grâce
  • Pour son intemporalité, car si le roman est paru en 1954, il n’a pas pris une ride avec les années 

Qu’est-ce que « Bonjour tristesse » ?

  • Un roman enflammé
  • L’histoire d’une adolescente qui refuse tous les moules de la société et allie à merveille innocence et perversité.
  • La mise en scène de cinq personnages en proie aux jeux de la séduction et de la jalousie
  • Une plongée dans les consciences et les passions humaines.

En bref, un petit livre grave et frais, parfait pour commencer l’été.

Alliance française de Chicago à partir du 22 juin 2020, sur inscription en ligne

Lecture en anglais : Hannah McDonald
Lecture en français  : Isabelle David
Illustration: Bruno Watel

 

Elvigami

Le monde n’est plus, vive le monde ! Comme l’adage populaire le faisait entendre pour les rois, lorsque l’un s’éteint, l’autre s’élève et reprend le flambeau de plus belle. En bref,  la flamme demeure.

Différence et éloignement balayés, nous voici depuis quelques semaines à la même enseigne, de Honolulu à Paris ou Chicago. Dans notre bulle, et bien qu’hyper connectés avec une prolifération d’écrans à tout vent, nous sommes tous étrangement face à nous mêmes, à nos propres limites ou bien à l’infini des possibles.

Les plus fortunés évoluent dans de grands espaces voire dans leurs jardins ou sur leurs terrasses (j’avoue les envier pour l’extérieur à l’intérieur), les autres dans quelques mètres carrés, avec ou sans lumière directe. Chacun cependant, est confronté à redéfinir le quotidien et recréer une sphère de vie nouvelle.

Entre télétravail et télé-virtualité, on s’adonne alors à une pléthore d’activités selon les goûts et les talents de chacun: on cuisine et fantasme non stop sur le prochain plat (si tant est que cela ne fût pas de mise auparavant d’ailleurs), on relit les livres de sa bibliothèque, ou bien attrape celui qui s’empoussière depuis des mois sur la table de chevet, on improvise des concerts gratuits pour voisins médusés, on bouge sur place en se mettant au yoga et à la méditation, on prévoit l’après confinement et ses prochaines vacances au grand air (surtout de l’air !), on étudie, philosophe sur le sens de la vie et se remémore un temps passé, ou avouons-le aussi on se chamaille gentiment en famille pour mieux se sentir vivre ensemble.
A chacun de composer.

Ici, en plus du reste, on laisse parler le papier qui se lit en deçà des mots.

Roses Or et Argent Origami     Rose rose sur fond bois clair    3 roses japonaises avec baguette
Tantôt uni, tantôt coloré, mat ou satiné, dense ou léger, petit ou grand il raconte son histoire.

Jonquilles violettes jaunes et oranges          Table rouge         Fleur plate violette

Les lignes s’entrelacent, les surfaces planes s’envolent et le volume advient. Il en sort un monde chatoyant de petites créatures, d’animaux, de fleurs et d’objets.

 

Rose Rouge Origami             Jonquilles violettes et jaunes              Rose en bouton rouge sur tige

Et bien sûr
aucune coupure, aucun collage
juste le papier, ses limites et ses possibilités.

 

Ecureuil          Rose orange sur tige           Cheval et mur orange
Une passion incroyablement simple ou extraordinairement complexe,
que seuls rythment le temps, l’envie et la patience.

 

Lys bleu         Rose Jaune Origami         Mini lapin japonais

Le mariage, en beauté,
de la poésie et des mathématiques,
de la structure et de l’imagination.

 

Fleur japonaise plate        Crane japonais        Boite japonaise

A. SternParis, un début d’après-midi de décembre, Arno Stern me reçoit rue Falguière dans son atelier. Nous passons deux heures à converser dans le « closlieu », l’espace qu’il a créé pour « le jeu de peindre » et pour ce qu’il a nommé « la formulation ».

Cela faisait plusieurs années qu’au détour de mes lectures et réflexions, le nom de Stern revenait, son œuvre, ses théories ; le témoignage ensuite de son fils, André dans « Et je ne suis pas allé à l’école – histoire d’une enfance heureuse ». Il aura fallu une conversation avec une enseignante et plusieurs heureuses coïncidences pour que mon court séjour parisien se voie enrichi d’une visite auprès du pédagogue et fondateur de l’Institut de Recherche en Sémiologie de l’Expression.

« Ici, on joue et quand le jeu est fini, on s’en va » me dit d’emblée Arno Stern. « Ici », c’est le lieu clos d’où le néologisme « closlieu », une pièce d’une vingtaine de mètres carrés sans fenêtre. Le plancher est en bois, le plafond est blanc, les murs sont bariolés, le mobilier se réduit à une table-palette contenant dix-huit couleurs ; elle est placée au centre. Une porte pour y entrer ; une autre plus loin pour ressortir. Une étagère dans un coin permet de ranger des feuilles blanches ainsi que quelques godets et tabourets. « On », ce sont les enfants et les adultes (au maximum une quinzaine par séance) qui le mercredi, samedi ou dimanche se retrouvent pour « jouer », soit peindre loin du bruit et des regards extérieurs.  C’est un moment collectif mais où chacun s’exprime pour soi, en donnant libre cours à sa créativité. Les concepts d’art, d’esthétisme et de production sont bannis. Et si la parole est permise et présente dans le jeu, elle ne sert jamais à commenter ou analyser. Dans le « closlieu », il n’y a ni raisonnement, ni intention, ni attente, ni spéculation, ni comparaison. L’acte de peindre est un jeu sans autre enjeu, il est gratuit et spontané. Chaque participant a sa feuille de papier rectangulaire (la taille correspond au champ visuel d’une personne placée en face d’elle). Six punaises la font tenir au mur. Chacun se munit d’un pinceau, le trempe dans le gobelet de son choix et peint – tout est simple mais ritualisé.

Le « servant du jeu de peindre » sert, comme son nom d’indique, de facilitateur. Il aide à mettre et enlever les punaises pour que l’acte reste fluide ; il rectifie les coulées malheureuses, essuie les gouttes inattendues, apporte un tabouret si nécessaire, aide à la création de nuances de couleurs. Son rôle est clef et plus important qu’il n’y paraît de prime abord – il permet à chacun de rester concentré, de se sentir entouré et ainsi de se livrer pleinement à la « formulation ».
A ce propos, si vous souhaitez apprendre le métier de « praticien » ou « servant du jeu de peindre », sachez qu’il est possible de suivre une formation rue Falguière. Ces formations se déroulent sur dix jours – un total de soixante-cinq heures pendant lesquelles le nouvel initié se familiarise avec les gestes indispensables, avec le langage et surtout apprend à ne jamais être étonné ou interpréter le résultat obtenu.

Lors du «jeu de peindre », il arrive que certains participants continuent d’une fois sur l’autre sur un même thème – la peinture, ou plutôt comme Arno Stern préfère l’appeler, « la trace » peut alors aller jusqu’à deux mètres de haut et s’étendre sur plus de cent mètres de long (Il me confie que l’un des participants vient chaque dimanche depuis plusieurs décennies et ce depuis ses quinze ans). Quand la séance est terminée, chacun laisse sa « trace » – Elle est ensuite étiquetée et rangée.

De fil en aiguille, ou plutôt de couleur en pinceau, on aborde le cœur de la théorie de Stern, soit la « formulation », concept qu’il a découvert après de nombreuses années de recherches et d’expérimentation. Mais pour mieux comprendre le chemin parcouru vers le « closlieu » et la « formulation », retournons tout d’abord aux racines d’Arno Stern.

Comme son nom le fait penser, il naît en Allemagne, dans un pays appauvri par l’inflation. Le national-socialisme est en pleine croissance et lorsqu’Hitler prend le pouvoir en 1933, la famille Stern pressent la menace et décide de fuir. Les Stern arrivent en France ; Arno a huit ans et va à l’école publique ; il apprend une langue alors inconnue, le français. En 1940, la guerre les contraint à fuir de nouveau. Ils réussissent à passer en Suisse et y restent jusqu’en 1945 dans un camp de travail. La paix revenue, la famille retourne en France et doit pour la troisième fois repartir de zéro. Arno Stern cherche un travail ; on lui propose de s’occuper d’enfants orphelins de guerre âgés de quatre à quinze ans. Il leur propose de peindre et là, c’est le coup de foudre ; le « jeu de peindre » deviendra sa passion et la quête de sa vie.

Des années plus tard, Arno Stern ouvre à Paris « L’Académie du Jeudi » (Le jeudi étant alors le jour de la semaine sans école). L’atelier a du succès. Il y accueille bientôt jusqu’à cent-cinquante enfants par semaine. Leurs dessins/traces, sont rangées avec soin avec le nom de chaque enfant et la date. (Les archives commencées en 1947 comptent de nos jours plus de 500.000 traces).
Les traces présentent des similitudes intéressantes et il établit un inventaire constitué de douze objets de base. Ces objets sont ceux qui reviennent de façon récurrente, indépendamment de l’âge, de l’identité ou du milieu social de l’enfant. Il y a bien sûr : le soleil, la fleur, l’arbre, l’eau, la terre, l’oiseau….et la maison. Comme on sait, tout enfant aime à dessiner une maison ; cependant aucune de ces maisons ne ressemble jamais à celles qu’il voit ou a vu en réalité. Alors pourquoi cette conformité entre elles et d’où vient cette maison ?

Intrigué par l’origine des « traces » et curieux surtout de savoir si elles relèvent d’un code commun à tous les êtres humains, Arno Stern décide de partir dans des régions reculées, dans le désert, de gravir les hautes montagnes coupées du reste du monde et d’aller à la rencontre de populations nomades, préscolarisées et donc hors du champ d’influence de l’école. (Ses pas le mènent vers l’Ethiopie, la Mauritanie, la Nouvelle Guinée, le Pérou, l’Afghanistan etc.). Là-bas, il déplie sa table-palette et observe, sans avoir jamais à prescrire ou expliquer plus avant. Les résultats sont étonnants. Non seulement chacun sait intuitivement ce qu’il faut faire mais surtout les « traces » à Paris, comme dans la forêt vierge ou le désert sont identiques. Le développement de celles-ci aussi évolue de façon similaire selon l’âge de l’enfant. Après maints voyages et plusieurs années de recherches et d’expériences variées, il peut enfin affirmer l’universalité du phénomène qu’il nommera « la formulation ».

Mais qu’entend-ton exactement par « formulation » ? Quelle en est sa source? Et comment se peut-il qu’elle touche ainsi tous les êtres humains, indépendamment de leur origine ?

Stern parle d’expression spontanée d’une nécessité interne et avance la théorie de la « mémoire organique »  (la rapprochant de ce que les neurosciences appelleront plus tard « la mémoire cellulaire »). Il pointe sur le fait qu’avant l’âge de deux ou trois ans, personne n’est capable de se souvenir. On peut bien évidemment s’être appropriés des histoires ou des images racontées par ses proches, voire les avoir intégrées de façon si parfaite qu’elles semblent venir de nous, mais en vérité les souvenirs conscients s’arrêtent à ce seuil. En d’autres termes, ce qui constitue les prémisses de notre vie nous reste inaccessible. « Tragique ! » comme s’écrit Stern qui utilise alors la métaphore du livre. Les premiers chapitres en constitueraient la « mémoire organique » ; l’être humain serait comme un ouvrage dont on aurait arraché les vingt ou trente premières pages. Comment dans de telles conditions lire, apprécier, voire comprendre un tel livre ?

C’est là qu’intervient, selon Stern, le jeu de peindre et l’expérience de la formulation. Elle est une des voies d’accès possibles à la mémoire organique, à ces fameuses pages manquantes du livre. Pénétrer dans le « closlieu », se prêter au « jeu de peindre » et « se livrer à la formulation » serait donc un peu comme reconstituer son propre livre.

Il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de thérapie (car il n’y a pas de maladie), mais plutôt de l’expression d’un plaisir spontané afin de parvenir à un meilleur équilibre ou une plus grande connaissance de soi – une façon ludique en quelque sorte d’« être soi-même parmi les autres ».

Deux heures se sont écoulées depuis le début de l’entretien, alors que j’ai l’impression d’être arrivée il y a seulement dix minutes ; la passion d’Arno Stern est rafraîchissante et stimulante.

Merci Arno Stern de votre générosité et de votre enthousiasme !
https://arnostern.com/en/index.html.

Le closlieu 1 La table palette

 

 

 

 

 

 

 

Delerm*
Dernier Delerm, et nonobstant l’évocation que mes oreilles germaniques y perçoivent, le bruit se résume aux échos du monde, aux brides de mots volés dans la rue ou au coin d’une tablée entre amis.
Il s’apparente surtout à la rumeur de la pluie, comme elle à la fois douce et irritante.

Fascinés, on entend, on regarde, on se laisse mener d’une scénette à l’autre, revivant des tableaux du passé, reconnaissant le sourire aux lèvres et les yeux brillants des situations ô combien familières. Nous sommes en famille, en visite ou soirée, assis au cinéma, chez le coiffeur, à faire la queue chez un commerçant, ou encore en voyage dans le Pouliguen ou ailleurs – le décor et les costumes changent, cependant le spectacle reste le même.

« Et vous avez eu beau temps ? », un recueil de soixante-dix vignettes qui a une saveur qui n’est pas sans rappeler la dernière gorgée de bière. D’emblée, l’interrogation est posée et derrière d’apparentes banalités, il s’agit de questionner les signes, le mystère du langage, comprendre ce qui est dit mais surtout ce qui ne l’est pas. Deux pages suffisent pour croquer un microcosme social, pour déjouer les pièges du discours policé ou populaire. La forme brève, le ton enjoué, la critique de mœurs et les réflexions morales s’inscrivent dans la tradition des moralistes français. Certains passages se rapprochent de la maxime et font mouche : « L’honnêteté, une vertu qui semble d’évidence pour ceux qui la pratiquent, et fait jeter le voile de la méfiance sur ceux qui la revendiquent » ou « Je vaux ce qu’on m’estime, et ne suis pas assez orgueilleux pour mépriser toutes les vanités », ou encore : « Aimer, c’est avoir quelqu’un à perdre, c’est donc avoir peur ».

Désinvolte, amusé, parfois un tantinet piquant, Delerm lève les masques, montre le dessous des phrases anodines : « pour être tout à fait honnête avec toi » « on peut peut-être se tutoyer ? », « c’est pas pour dire, mais », « abruti, va ! ».
Ah ! Les coulisses du langage, pour qui sait écouter et décoder.

D’humeur polissonne et tous les sens en alerte, le lecteur butine, badine, lutine. Trois verbes certes un peu désuets, mais qui donnent bien le ton d’un texte toujours léger, au vocabulaire choisi voire précieux, aux envolées lyriques : « C’est le milieu de l’après-midi, une heure sans heure, alentie par la chaleur », un texte enfin qui sait transmettre avec humour la fraîcheur du discours sans pour autant en être dupe.

Lire Delerm, c’est partager un moment de plaisir (se faire plaisir) et surtout ne rien prendre pour argent comptant.

Chicago le 19 février 2017.jpg

A Chicago, un dimanche de février.
Tout devrait être immobile dans la glace.

Aujourd’hui pourtant,
le jour se pare de bleu et de vie.

Il est midi, près du lac.
Le microcosme de la ville se retrouve.
Epaules dénudées, pieds enfin libérés.

A l’horizon, un trait rose traverse un fin duvet blanc,
ciel et eau se confondent presque.
L’image est irréelle, comme retouchée.

Les pique-niques s’improvisent au son de radios calées entre deux pierres.
Les livres s’ouvrent puis se referment sur les visages endormis.
Les heures passent.
Jeux d’enfants, vélos azurés, coureurs aux maillots fluorescents.

Emerveillé, tout le monde devient photographe.
De gros appareils pendent parfois même au cou des badauds.
La caméra prolonge le regard,
Elle cherche à immortaliser la sensation de joie qu’engendre un jour printanier au cœur de l’hiver.

Lentement les armures tombent.
Etourdis par l’air chaud et les premiers rayons de soleil, les passants se voient enfin.
Bouches mollement arrondies, ils se sourient – heureux sans trop savoir pourquoi.

Le bleu du lac rejaillit au fond des yeux.
Seul ou non, chacun se retrouve entouré.
Le tableau force l’admiration.

Un nuage soudain dessine des tâches sur la surface étale,
cercles et volutes blanches

capturent l’attention.
Le temps oscille entre harmonie et beauté.

Chicago le 19 février 2017 -2.jpg

BoisEncore le silence complet, il est tôt. La bouilloire bat la mesure en cadence, un chuchotement léger monte, enfle, puis gronde. Elle hurlerait comme la sirène des vieux trains si on ne la retirait pas rapidement. Les grains de café fraîchement moulus forment une masse plus sombre dans la cuisine obscure.

Les mains s’orientent au bruit de l’eau en ébullition, elles suivent l’arôme puissant, présence réconfortante du matin. La chaleur monte en volutes. Elle s’engouffre dans un cratère mouvant, balbutiant quelques bulles brûlantes dont il faut se prévenir en ajustant la collerette blanche aux cornettes pointues.

Longue élégante, la bouteille aux parois de verre transparentes est prête, droite et stricte, une nonne vêtue de noir et blanc. On l’attrape par le cou, il est en bois clair ; son écharpe de cuir se termine par deux pompons de bois lisse.

Pas de chant du coq ici mais aux premières nuances de l’aube, le rituel bienveillant du moulin à café et le murmure de l’eau.

harpe 2Un autre endroit, mais toujours les bords de l’eau, Chicago River coule en bas et se jette plus loin dans le lac. La lumière se reflète dans les immeubles d’en face, un fin rayon de soleil direct éclaire la pièce où se regroupent quelques privilégiés. Les doigts comme animés d’une vie propre se lancent, déchirent le tissu des conversations amorcées.
17h30, concert privé chez Isabelle Olivier qui joue ses dernières compositions.

Deux ans plus tard, l’opéra librement inspiré du Baron perché de Calvino prend son élan ; il est fini quasiment pour la partie orchestrale et l’instrument central : la harpe. D’autres viendront s’y joindre : guitares, contrebasses, violons, voire synthétiseurs. Des voix aussi, un quatuor composé de deux hommes et deux femmes.

La harpe, point central, seul représenté pour le concert de ce soir, se donne à fond, cordes, bois, coffre, chevilles, pédales et boutons. Rien n’est laissé de côté et tout participe avec intensité. Côme monte dans l’arbre, fuit la société d’une branche à l’autre, impose sa liberté entre ciel et terre. On ferme les yeux, se laisse porter par une musique nouvelle, si loin des représentations traditionnelles liées à cet instrument.

Etre à quelques centimètres de la harpe, la sentir vibrer et remplir l’espace est unique et ne se retrouvera sans doute pas dans l’opéra final, où elle se fera guide, donnera le ton, mais n’aura plus l’exclusivité. Je profite donc du moment.

Un concert vient d’être donné cet été près de Paris, une magnifique création incluant une quarantaine d’artistes, le tout dans la féérie d’un château médiéval. D’autres représentations sont prévues au printemps et à l’été prochains à Chicago, en salle et en plein air….

Une histoire musicale à suivre donc, perchée entre Paris et Chicago.

TulipesSi au Japon, les symboles des saisons sont le chrysanthème, le prunier, l’orchidée et le bambou, qu’en est-il de la tulipe ?

Courte sur pieds, elle est au prime abord sobre et austère, toute absorbée en son mystère. Puis peu à peu elle s’amadoue, laisse tomber ses voiles, un à un, pour finalement finir radieuse et offerte.

Corolle calice
Pétales pistils
Ô monde merveilleux
« si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot”.

Et sans elles, un tableau noir, un champ vierge que l’artiste n’a pas encore visité.

Les Arenes de Lutece - Paris

Saupoudrées au gré du vent, quelques fleurs émergent du tapis de verdure. En pointillé, leurs couleurs au ton pastel caressent le regard, elles entonnent une mélodie harmonieuse et belle. Leur douceur laisse rêveur car elle évoque un autre temps, passé – enfoui ailleurs.

C’est un souvenir d’enfance que le tableau vient raviver ; et d’autres sons accompagnent bientôt l’image, des cris désordonnés et joyeux. Les oreilles bourdonnent, deux petits pieds foulent l’herbe folle et la terre sent bon le frais.

La paix s’installe, le bien-être est à bout de bras.