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écriture

Albert Cohen est né en 1895 dans la communauté juive de Corfou, en Grèce. Au XV et XVIe siècle les Juifs persécutés et chassés d’Espagne et d’Italie s’exilent, certains s’établissent sur l’île de Corfou. A la fin du XIXe siècle il existe deux communautés juives : la pugliese dont les membres parlent à la fois le dialecte des Pouilles et le dialecte vénitien et à laquelle appartient la famille de Cohen, l’autre appelée communauté des Grecs, dont les membres sont originaires de l’Epire et qui parlent le grec en famille.
Après la faillite de la fabrique de savon familiale les parents de Cohen s’exilent en France, à Marseille ; Albert n’a que cinq ans. Les parents tiennent un petit commerce d’œufs et d’huile. A l’âge de treize ans Cohen retourne pour sa barmitzvah (majorité religieuse) sur l’île de corfou. Il est ébloui par l’orient ainsi que par ses origines natales et juives. De retour à Marseille il fait la connaissance au lycée de Marcel Pagnol, l’ami d’enfance, avec lequel il restera lié jusqu’à la mort. Cohen est par ailleurs un enfant solitaire (enfant unique) qui connaît l’humiliation d’être juif et de parler le français différemment.
Il poursuit des études de droit puis de lettres à Genève et obtient la nationalité suisse en 1919. Il se marie avec une citoyenne suisse Elisabeth Brocher dont il a une fille Myriam. Les deuils frappent Cohen. En 1924 alors qu’il n’a que trente ans, Elisabeth, sa femme meurt de maladie. Il tombe ensuite amoureux d’Yvonne Imer pour laquelle il rédige son premier roman Solal, elle meurt elle aussi en 1929 de crise cardiaque. En 1931 il se remarie avec Marianne Goss, dont il divorce en 1947, puis plus tard en 1955 il épouse Bella Berkovitch à laquelle il dédiera Belle du Seigneur. Il vit tour à tour à Corfou, puis en France, à Londres et en Suisse.

Cohen déconcerte et est un auteur difficilement classable. Les clichés le réduisent souvent à un romancier de l’amour ou bien à un écrivain juif. C’est avant tout un homme discret, pudique dont personne ne connaît vraiment la vie privée. On sait qu’il est de nature maladive. Il souffre entre autres d’asthme, de bronchites répétées, de dépression et d’anorexie. Sa fragilité alliée aux événements dramatiques qui frappent sa vie privée explique sans doute son obsession de la mort. Les thèmes de la mort et du suicide seront présents dans toute son œuvre.
Il travaille pendant des années comme fonctionnaire international et s’acquitte avec sérieux de ses activités professionnelles même si le rôle ne lui est pas inné.
En public il donne l’apparence assez stricte de petit-bourgeois (costume du fonctionnaire international).
En octobre 1981 Cohen fait une chute dans son appartement, il ne s’en remettra pas et meurt des suites de son accident.

Œuvres majeures de l’auteur

Solal (1930)
Mangeclous (1938)
Le livre de ma mère (1954)
Ezéchiel (1956)
Belle du seigneur (1968)
Les Valeureux (1969)
O vous frères humains (1972)

Belle du Seigneur

Belle du seigneur paraît en 1968 et reçoit le prix de l’Académie Française. Cohen est âgé de 73 ans à la sortie du roman et est encore inconnu du grand public. C’est le résultat d’une longue gestation, puisqu’il lui aura fallu trente ans entre les premiers écrits et la publication finale du roman.
Dès sa parution son oeuvre est comparée à celle de Proust, Musil et Joyce par certains critiques qui d’emblée reconnaissent là un monument littéraire, voué à dépasser les phénomènes de mode (l’intronisation dans la bibliothèque de La Pléiade ne fera que conforter cette première idée).

Deux livres clefs semblent avoir particulièrement influencé Cohen lors de la rédaction de son roman : La bible et Les Mille et une nuits.

Belle du seigneur est tout d’abord l’histoire d’amour d’un homme et une femme, de la naissance de leur passion, à son apogée, jusqu’à sa dégradation et finalement sa destruction. L’auteur détruit patiemment le mythe de la passion amoureuse (amour occidental) puisqu’elle repose sur de faux idéaux tels que la jeunesse, la beauté et la sensualité. L’amour sublime, pur et heureux n’existe pas.
Pour Cohen il y a d’un coté l’amour fou ou l’amour passion, de l’autre l’amour biblique. Perçu sous l’angle du péché et de la tentation, l’amour quand il n’est pas biblique est inévitablement sanctionné par la mort. Selon lui, le véritable amour est mué par la pitié et non le désir (vison éminemment pessimiste). Sur ce point il écrit dans Le livre de ma mère : « Elle ne s’était pas mariée par amour. On l’avait mariée et elle avait docilement accepté. Et l’amour biblique était né, si différent de mes occidentales passions. Le saint amour de ma mère était né dans le mariage, avait crû avec la naissance du bébé que je fus, s’était épanoui dans l’alliance avec son cher mari contre la vie méchante. Il y a des passions tournoyantes et ensoleillées. Il n’a pas de plus grand amour »

Ariane, oisive et narcissique (sorte de Bovary aristocrate), s’ennuie auprès d’un mari médiocre et rêve de sublime. Toutes les conditions sont donc requises pour que Solal, beau, séducteur et chef hiérarchique d’Adrien Deume, son pathétique mari (grotesque et ambitieux), la séduise. Solal est un Don Juan prêt à toutes les manœuvres pour arriver à ses fins (cf. scène de la conquête planifiée comme une bataille militaire) mais il est aussi épris d’idéalisme et recherche dans chaque nouvelle conquête l’amour biblique, cet amour pur et désintéressé ou n’entre en jeu ni beauté, ni désir, ni jeunesse, ni richesse.
L’adultère consommé, l’idylle amoureuse sera de courte durée, et les désillusions tourneront à l’enfer avant de finalement pousser le couple au suicide.

Personne n’est dupe dans l’histoire, ni les personnages, ni le lecteur puisque Solal joue carte sur table et révèle dès le début les pièges utilisés pour séduire Ariane. Cependant on ne résiste pas et on se laisse facilement entraîner par cet hymne à l’amour.
Cohen arrive à créer dans son roman de véritables types littéraires comparables aux héros des grands mythes.

Belle du Seigneur est aussi l’histoire d’un monde, celui de la bourgeoisie protestante de Genève et des milieux internationaux (diplomatiques) d’avant la seconde guerre mondiale. Féroce, Cohen nous montre les dessous peu reluisants de ce petit monde, dévoré par l’ambition, la reconnaissance sociale et l’appas du gain. Il campe avec humour et dérision les Deume, arrivistes incultes, et crée avec Antoinette Deume un personnage qui n’est pas sans rappeler Madame Verdurin dans La Recherche (cf. Proust À la recherche temps perdu).

Il aborde enfin le thème du Juif exilé, errant, élu et persécuté, déchiré entre des sentiments d’assimilation et de rébellion. (Désir à la fois d’intégration et d’indépendance pour rester fidèle à sa judéité et sa différence). Il y a chez Cohen une sorte d’exaltation d’être juif (Cf. personnages des cinq Valeureux, les cousins de Solal). Sa judéité apparaît encore dans son humour et cette façon caractéristique de savoir rire de ses propres malheurs.

Structure et style de Cohen

Le roman, volumineux, se compose de sept parties et de cent cinq chapitres. Il est dédicacé « A ma femme » soit Bella à cette époque, ou tout simplement à la femme, la muse puisque c’est dans la femme aimée que Cohen trouve son inspiration créatrice (Cf. premier roman écrit pour Elisabeth)
S’il était un élève moyen, il avait en revanche un don exceptionnel pour les langues étrangères et un amour profond de la langue française.
Son écriture illustre ce talent. Son style foisonne d’expressions et sa prose se fait volontiers incantatoire. Les répétitions fréquentes donnent au texte une particularité serpentine où les phrases semblent s’enrouler sur elles-mêmes. « Descendu de cheval, il allait le long des noisetiers et des églantiers, suivi des deux chevaux que le valet d’écurie tenait par les rênes, allait dans les craquements du silence, torse nu sous le soleil de midi, allait et souriait, étrange et princier, sûr d’une victoire » (incipit – donne le ton au roman qui va suivre).
L’auteur aime aussi à inverser les éléments de la phrase (commencer par le complément, continuer par le verbe, puis enfin aboutir au sujet) ou bien il n’hésite pas à utiliser à outrance les participes présents ajoutant à chaque fois une information supplémentaire à la phrase. Son style se fait parfois précieux, fleuri même (bouture de mots qui jaillissent au fil du texte).
Dans son maniement de la langue il se montre donc plus poète que romancier. Ses livres gagnent d’ailleurs à être lus à haute voix. Cohen avait l’habitude de dicter ses textes, de les faire vivre à travers la voix et le rire.

Figure majeure du XXe siècle Georges Pérec est né en mars 1936 de parents juifs polonais. Son père meurt à la guerre en 1940 et sa mère en déportation en 1943. Il est élevé par sa tante. Pérec remporte le prix Renaudot en 1965 avec son premier roman Les Choses. Il devient membre de l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature potentielle) en 1967. Il s’adonne à une écriture de la contrainte, les deux exemples les plus frappants étant La disparition, roman qui omet la lettre E et Les Revenentes où cette fois la même voyelle s’octroie l’exclusivité.

Pérec est également attiré par le théâtre, la radio et le cinéma ; il rédige pièces, scénarios, dialogues, traductions et collabore avec diverses peintres et musiciens. En 1978 il obtient le prix Médicis pour La vie mode d’emploi au sous titre éloquent de « romans » (pluriel alors que le singulier serait attendu). L’œuvre raconte un nombre remarquable d’histoires, décrit la vie de centaines de personnages, traverse plusieurs époques et est le fruit de dix années d’écriture.
Pérec meurt en mars 1982 d’un cancer alors qu’il rédigeait 53 jours, fiction policière publiée à titre posthume.

Le livre La vie mode d’emploi est dédicacé à Raymond Queneau, figure majeure de l’OuLiPo. L’accent est ensuite mis sur le regard et l’observation avec la citation de jules Vernes « Regarde de tous tes yeux, regarde ».
Le roman retrace la vie d’un immeuble parisien situé au 11 de la rue Simon-Crubellier dans le 17e arrondissement (rue imaginaire) entre 1875 et 1975. Il montre ses habitants, leur vie, leurs appartements « immeuble éventré montrant à nu les fissures de son passé, l’écroulement de son présent, cet entassement sans suite d’histoires grandioses ou dérisoires, frivoles ou pitoyables » (Chapitre XXVIII).
L’histoire centrale se déroule autour de trois personnages, Bartlebooth, Winckler et Valène alors que le livre se perd en digressions les plus variées et jongle joyeusement avec recettes de cuisine, entrées de dictionnaire, collages, dessins, extraits de journaux, lettres, régimes alimentaires etc. (véritable fourre-tout, inventaire loufoque et ludique).

Bartlebooth, personnage excentrique, possède une immense fortune et se donne pour but de réaliser le projet suivant :

• s’initier pendant dix ans à la technique de l’aquarelle auprès du peintre Valène
• parcourir le monde pendant vingt ans accompagné de son serviteur Smautf et peindre cinq cent ports de mer, envoyer ensuite les aquarelles à Winckler pour qu’il les colle sur une plaque de bois et les découpe en des puzzles de sept cent cinquante pièces chacun
• reconstituer ensuite pendant les vingt années suivantes, à raison d’un puzzle tous les quinze jours toutes les aquarelles
• décoller enfin toutes les marines de leur support, les transporter à l’endroit où elles ont été peintes et les plonger dans une solution détersive d’où ne ressort plus qu’une feuille blanche et vierge.
Les trois personnages meurent tous avant d’avoir mené à bien ce projet, Winckler tout d’abord, Bartlebooth ensuite alors qu’il n’en est qu’à son quatre cent trente neuvième puzzle puis enfin Valène.

Le début du roman ne fait guère penser à une fiction romanesque, on serait plus enclin à penser qu’il s’agit là d’un essai scientifique ou d’une réflexion théorique sur le thème du puzzle ou du jeu.
L’auteur se lance d’entrée dans une réflexion sur la technique du puzzle et plus précisément sur la place du joueur (Métaphore possible de l’homme) ainsi qui sur celle du faiseur de puzzle (Dieu/puissance supérieure qui commande et détermine chaque geste des hommes). Perec fait preuve ici d’un certain fatalisme puisque, selon lui, rien ne semble complètement libre.