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Monthly Archives: December 2018

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On y arrive par une petite route de campagne flanquée de longues barrières blanches derrière lesquelles des chevaux attendent d’être montés. C’est une enfilade de prés dans un espace vallonné. L’autoroute bruyante est déjà loin ; les voitures se font rares et les maisons sont de plus en plus espacées. Elles bordent le bas côté, ou trônent plus imposantes au sommet d’une allée. Nous sommes dans le Kentucky, à quelques heures de Chicago, et bientôt sur la gauche une pancarte indique le but du voyage : Shaker Village of Pleasant Hill.

Le village en question se compose d’une trentaine de bâtisses, en bois et en briques, certaines petites d’autres grandes, séparées par un chemin de terre et par des clôtures faites de pierres savamment empilées ; de hangars aux charpentes massives, de quelques enclos cultivés et d’un cimetière où reposent les derniers habitants du lieu. Car il n’y a plus d’occupants depuis 1923 et Shaker Village est maintenant un gîte, un lieu de retraite pour celles et ceux qui souhaitent se ressourcer. On y séjourne en famille, seul ou en groupe et savoure un endroit hors du temps, propice au silence et à la réflexion.

Plaisant Hill fut fondé au début du 19esiècle par une poignée de croyants venus de New England. Leur foi se basait sur un christianisme ascétique aux règles strictes dont les trois grands axes étaient: travail, célibat et spiritualité.

A l’origine, il y a Ann Lee, alias « Mother Ann », une ouvrière analphabète qui en 1774 fuit l’Angleterre et s’installe sur la côte Est pour y pratiquer la religion qui s’est imposée à elle lors d’une vision. Elle y crée la première communauté Shaker ; ce nom est donné en raison des danses extatiques exécutées par les fidèles lors du culte (de l’anglais « shake » signifiant « vibrer » ou « trembler »).  L’austérité de la vie shaker n’arrête cependant pas les adeptes qui, séduits par la sincérité et par les valeurs des Shakers, rejoignent en masse la nouvelle utopie religieuse.

A son apogée en 1840, on compte plus de six mille membres répartis dans dix-neuf communautés dans des états comme le Maine, Vermont, New Hampshire, Massachussetts, Connecticut, Ohio, Indiana et Kentucky. Des familles rejoignent les Shakers et acceptent de troquer leur statut d’époux et d’épouse pour celui de frère et sœur ; les hommes vivent d’un côté, les femmes de l’autre ;  les enfants sont ensemble sous la supervision de quelques adultes. Chaque maison est dotée d’une double entrée avec deux cages d’escaliers distinctes afin de respecter la stricte séparation des sexes. En revanche, les droits échus aux membres sont exactement les mêmes, pour les hommes comme pour les femmes, et ce indépendamment de leur couleur de peau (rappelons au passage que l’abolition de l’esclavage ne sera proclamée qu’en 1865 et que le droit de vote des femmes sera ratifié en 1920 seulement !)

Les journées à Plaisant Hill commencent tôt et sont ponctuées par le travail – un travail manuel mais aussi intellectuel et spirituel. Certains sont fermiers, charpentiers, apiculteurs, boulangers, cuisiniers, tisserands; d’autres chimistes, instituteurs, herboristes, architectes voire inventeurs car tout ce qui peut alléger la tâche quotidienne et apporter plus de plaisir est loué. Et pour que tous puissent développer leurs talents et maîtriser plusieurs métiers, les tâches de chacun alternent régulièrement. On prête aux Shakers plusieurs innovations, celles des tissus imperméables, des vêtements ne nécessitant aucun repassage, de la pince à linge en bois, du balai plat ou encore de la machine à laver; la première scie circulaire aurait également été inventée par une femme shaker. Le village est un des premiers à avoir l’eau courante et l’hygiène fait partie des pratiques quotidiennes. Les travaux sont dignifiés ; exécutés avec respect et soin, ils deviennent en quelque sorte une façon de rendre hommage à dieu.

Ainsi, les Shakers construisent leurs maisons, fabriquent leurs meubles, tissent et cousent leurs vêtements – Tout est simple, ordonné et efficace, sans aucun ornement. Ils cultivent pour se nourrir et vendent leurs produits à l’extérieur de la communauté. Les rituels rythment la vie de tous les jours, une façon peut-être de mieux discipliner les corps et de sublimer les interdits. Les services religieux sont fréquents et ils ont lieu dans le « Meeting House» où tous se retrouvent alors: hommes, femmes et enfants. Ils prient, chantent et dansent, parfois pendant des heures – la musique et la danse étant perçues comme d’autres moyens de se rapprocher de dieu.

Ce qui frappe lorsqu’on reste à Plaisant Hill, c’est la beauté sobre de l’architecture et la modernité des valeurs shakers; ce sont les lignes épurées des escaliers droits ou en colimaçon, la clarté minimaliste des chambres, la rigueur patinée des commodes, l’habilité des boîtes en bois de toutes tailles pour y ranger vêtements et objets, l’ingéniosité des patères qui courent le long des murs afin d’y accrocher manteaux, chandeliers ou chaises.

Shaker Village of Pleasant Hill, c’est un lieu à part où intelligence rime avec perfection et harmonie et où en conséquence, il fait parfois bon se retirer.
(https://shakervillageky.org)

shaker village maison brique  shaker village 2  shaker village escaliers

 

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A. SternParis, un début d’après-midi de décembre, Arno Stern me reçoit rue Falguière dans son atelier. Nous passons deux heures à converser dans le « closlieu », l’espace qu’il a créé pour « le jeu de peindre » et pour ce qu’il a nommé « la formulation ».

Cela faisait plusieurs années qu’au détour de mes lectures et réflexions, le nom de Stern revenait, son œuvre, ses théories ; le témoignage ensuite de son fils, André dans « Et je ne suis pas allé à l’école – histoire d’une enfance heureuse ». Il aura fallu une conversation avec une enseignante et plusieurs heureuses coïncidences pour que mon court séjour parisien se voie enrichi d’une visite auprès du pédagogue et fondateur de l’Institut de Recherche en Sémiologie de l’Expression.

« Ici, on joue et quand le jeu est fini, on s’en va » me dit d’emblée Arno Stern. « Ici », c’est le lieu clos d’où le néologisme « closlieu », une pièce d’une vingtaine de mètres carrés sans fenêtre. Le plancher est en bois, le plafond est blanc, les murs sont bariolés, le mobilier se réduit à une table-palette contenant dix-huit couleurs ; elle est placée au centre. Une porte pour y entrer ; une autre plus loin pour ressortir. Une étagère dans un coin permet de ranger des feuilles blanches ainsi que quelques godets et tabourets. « On », ce sont les enfants et les adultes (au maximum une quinzaine par séance) qui le mercredi, samedi ou dimanche se retrouvent pour « jouer », soit peindre loin du bruit et des regards extérieurs.  C’est un moment collectif mais où chacun s’exprime pour soi, en donnant libre cours à sa créativité. Les concepts d’art, d’esthétisme et de production sont bannis. Et si la parole est permise et présente dans le jeu, elle ne sert jamais à commenter ou analyser. Dans le « closlieu », il n’y a ni raisonnement, ni intention, ni attente, ni spéculation, ni comparaison. L’acte de peindre est un jeu sans autre enjeu, il est gratuit et spontané. Chaque participant a sa feuille de papier rectangulaire (la taille correspond au champ visuel d’une personne placée en face d’elle). Six punaises la font tenir au mur. Chacun se munit d’un pinceau, le trempe dans le gobelet de son choix et peint – tout est simple mais ritualisé.

Le « servant du jeu de peindre » sert, comme son nom d’indique, de facilitateur. Il aide à mettre et enlever les punaises pour que l’acte reste fluide ; il rectifie les coulées malheureuses, essuie les gouttes inattendues, apporte un tabouret si nécessaire, aide à la création de nuances de couleurs. Son rôle est clef et plus important qu’il n’y paraît de prime abord – il permet à chacun de rester concentré, de se sentir entouré et ainsi de se livrer pleinement à la « formulation ».
A ce propos, si vous souhaitez apprendre le métier de « praticien » ou « servant du jeu de peindre », sachez qu’il est possible de suivre une formation rue Falguière. Ces formations se déroulent sur dix jours – un total de soixante-cinq heures pendant lesquelles le nouvel initié se familiarise avec les gestes indispensables, avec le langage et surtout apprend à ne jamais être étonné ou interpréter le résultat obtenu.

Lors du «jeu de peindre », il arrive que certains participants continuent d’une fois sur l’autre sur un même thème – la peinture, ou plutôt comme Arno Stern préfère l’appeler, « la trace » peut alors aller jusqu’à deux mètres de haut et s’étendre sur plus de cent mètres de long (Il me confie que l’un des participants vient chaque dimanche depuis plusieurs décennies et ce depuis ses quinze ans). Quand la séance est terminée, chacun laisse sa « trace » – Elle est ensuite étiquetée et rangée.

De fil en aiguille, ou plutôt de couleur en pinceau, on aborde le cœur de la théorie de Stern, soit la « formulation », concept qu’il a découvert après de nombreuses années de recherches et d’expérimentation. Mais pour mieux comprendre le chemin parcouru vers le « closlieu » et la « formulation », retournons tout d’abord aux racines d’Arno Stern.

Comme son nom le fait penser, il naît en Allemagne, dans un pays appauvri par l’inflation. Le national-socialisme est en pleine croissance et lorsqu’Hitler prend le pouvoir en 1933, la famille Stern pressent la menace et décide de fuir. Les Stern arrivent en France ; Arno a huit ans et va à l’école publique ; il apprend une langue alors inconnue, le français. En 1940, la guerre les contraint à fuir de nouveau. Ils réussissent à passer en Suisse et y restent jusqu’en 1945 dans un camp de travail. La paix revenue, la famille retourne en France et doit pour la troisième fois repartir de zéro. Arno Stern cherche un travail ; on lui propose de s’occuper d’enfants orphelins de guerre âgés de quatre à quinze ans. Il leur propose de peindre et là, c’est le coup de foudre ; le « jeu de peindre » deviendra sa passion et la quête de sa vie.

Des années plus tard, Arno Stern ouvre à Paris « L’Académie du Jeudi » (Le jeudi étant alors le jour de la semaine sans école). L’atelier a du succès. Il y accueille bientôt jusqu’à cent-cinquante enfants par semaine. Leurs dessins/traces, sont rangées avec soin avec le nom de chaque enfant et la date. (Les archives commencées en 1947 comptent de nos jours plus de 500.000 traces).
Les traces présentent des similitudes intéressantes et il établit un inventaire constitué de douze objets de base. Ces objets sont ceux qui reviennent de façon récurrente, indépendamment de l’âge, de l’identité ou du milieu social de l’enfant. Il y a bien sûr : le soleil, la fleur, l’arbre, l’eau, la terre, l’oiseau….et la maison. Comme on sait, tout enfant aime à dessiner une maison ; cependant aucune de ces maisons ne ressemble jamais à celles qu’il voit ou a vu en réalité. Alors pourquoi cette conformité entre elles et d’où vient cette maison ?

Intrigué par l’origine des « traces » et curieux surtout de savoir si elles relèvent d’un code commun à tous les êtres humains, Arno Stern décide de partir dans des régions reculées, dans le désert, de gravir les hautes montagnes coupées du reste du monde et d’aller à la rencontre de populations nomades, préscolarisées et donc hors du champ d’influence de l’école. (Ses pas le mènent vers l’Ethiopie, la Mauritanie, la Nouvelle Guinée, le Pérou, l’Afghanistan etc.). Là-bas, il déplie sa table-palette et observe, sans avoir jamais à prescrire ou expliquer plus avant. Les résultats sont étonnants. Non seulement chacun sait intuitivement ce qu’il faut faire mais surtout les « traces » à Paris, comme dans la forêt vierge ou le désert sont identiques. Le développement de celles-ci aussi évolue de façon similaire selon l’âge de l’enfant. Après maints voyages et plusieurs années de recherches et d’expériences variées, il peut enfin affirmer l’universalité du phénomène qu’il nommera « la formulation ».

Mais qu’entend-ton exactement par « formulation » ? Quelle en est sa source? Et comment se peut-il qu’elle touche ainsi tous les êtres humains, indépendamment de leur origine ?

Stern parle d’expression spontanée d’une nécessité interne et avance la théorie de la « mémoire organique »  (la rapprochant de ce que les neurosciences appelleront plus tard « la mémoire cellulaire »). Il pointe sur le fait qu’avant l’âge de deux ou trois ans, personne n’est capable de se souvenir. On peut bien évidemment s’être appropriés des histoires ou des images racontées par ses proches, voire les avoir intégrées de façon si parfaite qu’elles semblent venir de nous, mais en vérité les souvenirs conscients s’arrêtent à ce seuil. En d’autres termes, ce qui constitue les prémisses de notre vie nous reste inaccessible. « Tragique ! » comme s’écrit Stern qui utilise alors la métaphore du livre. Les premiers chapitres en constitueraient la « mémoire organique » ; l’être humain serait comme un ouvrage dont on aurait arraché les vingt ou trente premières pages. Comment dans de telles conditions lire, apprécier, voire comprendre un tel livre ?

C’est là qu’intervient, selon Stern, le jeu de peindre et l’expérience de la formulation. Elle est une des voies d’accès possibles à la mémoire organique, à ces fameuses pages manquantes du livre. Pénétrer dans le « closlieu », se prêter au « jeu de peindre » et « se livrer à la formulation » serait donc un peu comme reconstituer son propre livre.

Il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de thérapie (car il n’y a pas de maladie), mais plutôt de l’expression d’un plaisir spontané afin de parvenir à un meilleur équilibre ou une plus grande connaissance de soi – une façon ludique en quelque sorte d’« être soi-même parmi les autres ».

Deux heures se sont écoulées depuis le début de l’entretien, alors que j’ai l’impression d’être arrivée il y a seulement dix minutes ; la passion d’Arno Stern est rafraîchissante et stimulante.

Merci Arno Stern de votre générosité et de votre enthousiasme !
https://arnostern.com/en/index.html.

Le closlieu 1 La table palette